Le talisman de Meddeb : les codes fondateurs de l’écriture

Le talisman apparaît selon plusieurs modalités et à l’issue de plusieurs circonstances dans le roman de Meddeb qui porte d’ailleurs le titre de Talismano. Symbolisme fondamental sur lequel nous reviendrons.

Nous allons aborder le talisman dans sa représentation matérielle, dessinée et réalisée dans le roman au moment du voyage du narrateur en Egypte, terre de la magie et de l’alchimie, dépositaire d’un passé non arabe et non musulman qui est ensuite devenue une terre de principauté et de royauté musulmane puisqu’elle a présidé au destin d’une partie du monde musulman, au moins pendant deux siècles.

Elle représente également la patrie de l’Hermétisme, doctrine liée à l’alchimie, mais elle reste également l’une des patries du pan arabisme : elle possède donc une situation de choix, tant du point de vue de la tradition que de la modernité. Elle apparaît donc de façon centrale dans le roman pour renforcer cette idée de centralité qui lui est liée, mais également une idée d’historicité et de couches civilisationnelles caractérisant un seul et même pays. L’hermétisme est également, ici, une référence au chiffrage de l’écriture par le narrateur/conteur/créateur qui pratique une écriture difficile, qu’il revendique en tant que telle ; même sa machine à écrire est une Hermès 3 ;

Pour le narrateur, les talismans du passé n’ont plus cours car s’ils ont prise sur les éléments et les puissances de la nature, leurs pouvoirs sont exclus de l’histoire sur laquelle ils n’ont pas de prise. Les talismans réellement effectifs sont ceux qui sont réalisés dans le présent, dans des contextes de recherche ou de création indépendants à des degrés divers de la tradition, qu’ils interrogent ou exploitent dans une perspective nouvelle et inédite.

Ainsi, le narrateur, dépositaire de l’écriture et des récits, dont le conte, va confectionner un talisman à la demande du vieux nubien 161 : les rôles sont donc inversés puisque un homme jeune, venu du Maghreb, terre des extrêmes, dont l’histoire est moins glorieuse que celle de l’Egypte, va apporter la puissance protectrice du talisman, mais surtout son caractère novateur et ouvert. Celui-ci qui s’appuie essentiellement sur la possibilité de réaffirmer et de montrer les interdépendances secrètes et souterraines qui existent entre des régions géographiques, mais également des secteurs de la pensée qui paraissent ou sont montrées et considérées comme très éloignées les unes des autres.

La relative jeunesse du narrateur est plus opérante que la vieillesse du nubien qui n’en est pas à sa première découverte de talismans venus du plus profond de l’histoire. De même, la formation poly culturelle de celui-ci va devenir plus opérante que la tradition ou du moins va permettre une réactivation « dévoilante » de celle-ci.

Du point de vue de l’écriture, le talisman troue en quelque sorte le « continuum » graphique du roman, pour se présenter comme une dérogation à la règle générale de l’écriture qui consiste à ne faire apparaître que très rarement des illustrations ou des représentations, qu’elles appartiennent à des domaines voisins de l’écriture à proprement dit ou qu’elles soient de véritables dessins ou illustrations.

Ainsi on parlera ici de pictogrammes, puisqu’il s’agit de signes très stylisés, qui se situent entre le trait simple et schématique, d’une part et le symbole, d’autre part. On peut noter que le recours au talisman installe une sorte d’arrêt sur image, qui confère à cette dernière une sorte de profondeur et de résonance, qui vont jouer un rôle, aussi bien au niveau du chapitre dans lequel il apparaît que dans ceux qui suivent ou ceux qui précèdent. Il faut rappeler, à ce titre, que le talisman se trouve en fait à la fin du troisième chapitre Idole/ghetto, situé lui-même entre Retour/prostitution et Procession/outre-monde, respectivement deuxième et quatrième chapitres, après le prologue et avant l’épilogue. Il occupe donc une position centrale qui est bien mise en évidence.

Or, le centre et l’idée qu’il prend en charge occupe une position stratégique dans la géographie sacrée, notamment celle qui a trait au monde antique ; dans ce contexte, l’Égypte possédait ce qualificatif de terre sacrée, lié à ce centre. Sur une carte, on peut aisément constater cette centralité.

On peut donc parler du choix du narrateur comme un choix justifié, trouvant ses assises aussi bien dans la géographie matérielle que dans la représentation symbolique de cette terre.

Le recours à cette représentation particulière qu’est le talisman peut également se justifier par le fait qu’il s’agit ici « d’un excédent » de l’écriture ; il y a en effet dérivation par excès, à partir de l’écriture, c’est à dire un empiètement sur les limites de plusieurs systèmes signifiants comme l’écriture, les idéogrammes, le dessin et les symboles plus ou moins connus et plus ou moins traditionnels.

Cet excès se situe dans « l’esprit de la narration » qui rapporte et organise des dépassements multiples qui remettent en question l’ordre social et culturel.

Par ailleurs, le talisman prend, ici, en charge des associations et des réunions difficilement envisageables pour une pensée extérieure au raisonnement et à la vision du monde sur lesquelles il s’organise. Les rapprochements qu’il effectue, entre des civilisations très différentes les unes des autres sont notamment possibles grâce à l’espace ouvert et créatif clairement délimité, du talisman, tel qu’il apparaît à la page153. On voit également apparaître l’idée qu’il s’agit d’un moyen dérivé, pour le narrateur, de mettre en évidence une pensée différente, elle-même basée sur une « logique idéographique », sorte de déplacement synthétique de la pensée, qui, au lieu de dissocier et de différencier, se met à essayer de trouver les liens secrets et inapparents entre les objets et les idées.

Le talisman tel qu’il apparaît à la page 153 de
Le talisman tel qu’il apparaît à la page 153 de Talismano.

La juxtaposition de l’idéogramme du Tao avec le pronom personnel arabe « huwa » (ﻮﻫ) désignant dans le contexte soufi, la situation d’union ou de rencontre avec Allah peut rappeler le Hadith attribué au Prophète et selon lequel le musulman peut aller à la quête de la connaissance jusqu’en Chine ; de même qu’il lui est recommandé cette même quête du berceau jusqu’à la mort.

On remarquera ici les rapprochements entre les extrêmes : du moyen orient à l’extrême orient, puis sur un autre ordre, de la vie et de la mort, bords éloignés les uns des autres que l’opération, pour ainsi dire magique de la connaissance, va pouvoir rapprocher.

Ces préceptes sous-tendant l’écriture du narrateur offrent donc un modèle symbolique de vie et de déplacement dans l’espace qui conduisent eux-mêmes à une vision du monde dans laquelle la connaissance ou la science jouent un rôle fondateur et organisateur, même lorsque cette connaissance est d’ordre intérieure et initiatique.

L’œuvre apparaît également comme l’espace de réalisation de ce modèle ontologique notamment, puisqu’elle s’organise autour de déplacements qui sont également symboliques d’interrogations fondamentales tant du point de vue culturel, qu’idéologique, mais également symbolique et ontologique.

La juxtaposition de ces symboles s’appuie sur la désignation de l’Ipséité (divine ou métaphysique), c’est à dire qu’elle renvoie à un caractère étranger ou autre, l’altérité par excellence étant à double reprise désignée par des termes dont le statut graphique et grammatical est problématique, d’autant plus qu’ils sont généralement utilisés en dehors de toute syntaxe et même de toute sémantique comme s’il fallait mettre en avant leur caractère incomparable, unique et par là même explosif/ exclusif de toute nomination et de toute langue, car un au-delà de la langue est ici désigné, relevant plus de la passion ou de l’illumination ( au sens rimbaldien du terme également ).

Le tao renvoie encore plus fortement à cette idée très puissante de modèle inconnu, insituable et indéfinissable puisqu’il est lié à une sorte de définition négative. 162

Cette voie exclusive est essentiellement en rapport avec la négativité, concept dont les différents sens peuvent ici être exploités pour mieux expliquer la position de

Meddeb, chercheur d’être, comme nous l’avions défini en introduction de ce travail.

Le corollaire de cette démarche de dévoilement des « correspondances secrètes » existantes entre les éléments les plus inattendus et les plus éloignés, est l’apparence de morcellement et de collage, qui semble exister entre les composantes du roman, qu’elles soient parties intégrantes de l’Histoire ou de l’histoire, dans le roman Talismano.

Le talisman chez Meddeb, peut se lire également comme une sorte d’ersatz de l’art du morcellement, qu’il utilise dans la construction de ce premier roman ; dont le caractère éclaté répond en réalité, comme nous l’avons dit précédemment, à des critères architecturaux et narratifs qui s’inspirent eux-mêmes de l’ésotérisme, et de l’exploitation graphique qui s’y rattache le plus souvent.

Ainsi, dans l’espace pluridisciplinaire qu’il pose et désigne d’emblée, et par la liberté qu’il implique, le talisman apparaît comme le moyen symbolique d’exclure toute tentative de systématisation culturelle, et de repousser toute tentation d’enfermement dans une problématique unidimensionnelle et définitivement établie.

Il constitue un appel au multiple, aux comparatismes qui s’opposent aux démarches exclusives et classificatoires ; et plus profondément encore il a pour but de susciter « un aiguisement du regard et de l’approche », qui apprend alors à aller au-delà des conventions et des consensus doxiques qui font les opinions de la majorité, c’est à dire du sens commun et de la pensée ronronnante enfermée dans des certitudes, qui sont alors à l’origine des fanatismes et des extrémismes.

Comme nous l’avons dit, plusieurs signes, sous-tendant des aires et des enjeux de pensées très différents, mais également très complexes, voisinent les uns à côté des autres et esquissent tous une tension unique vers ce qui est appelé l’unité, mais constitue en fait un lieu problématique, absent et utopique, sur et dans lequel les désirs viennent se cristalliser et prendre une forme à la fois indécise et pourtant intensément désignée.

Ce qui compte alors, est cette désignation, le travail sur soi et le trajet intellectuel et affectif qu’elle implique .Cette désignation active le désir et le maintient vivant dans l’instantanéité qui la constitue et fait sa particularité en réalité intraduisible .

Mais il faut également préciser qu’elle est le travail littéraire lui-même, travail de nomination de la vie, plus précisément de la vitalité, qui est intensité dynamique et toujours en recommencement fuyant. On peut avancer momentanément que la littérature comme le propose certaines approches sociocritiques constitue ce lieu utopique, ce lieu du faire et de l’écoute intense et créative que peut avoir l’œuvre vis à vis de la société.

L’enjeu vital de cette « caisse de résonance » est notamment la création de mythes, mais également la rencontre créative avec la culture, les représentations socialisées et dominantes, rencontre qui correspond à une élaboration de repères et à un positionnement ontologique, recherche de la voie (voix) qui mène notamment à soi.

Dans le talisman, tel qu’il est convoqué dans le roman, apparaissent également, en plus des représentations graphiques, des symboles géométriques et spatiaux, qui désignent de manière codée, les principes féminin et masculin, la ligne droite et la courbe correspondant à chacun d’eux dans une approche très stylisée, notamment la flèche pénétrant le cercle suggérant ici la rencontre sexualisée ou la pénétration ou d’une manière indirecte la fécondation.

La place du talisman dans le roman et l’importance, qu’il suggère, de la sexualité , et au-delà de la rencontre ou de la conjugaison variée des deux principes liés notamment au Tao, c’est à dire le yin et le yang, propose une approche de l’Histoire fondée sur des principes différents de ceux du marxisme par exemple, mais se rapprochant indirectement des explications psychanalytiques proposées au comportement individuel, et qui demandent par conséquent à être adaptés à l’approche de l’Histoire sociale et culturelle.

Mais on y relit également plus qu’un mythe à proprement dit, une démarche mythologisante et « archaïsante » qui cherche au-delà des complexifications modernes et propres à la modernité (ce qui constitue une nuance importante), à retrouver une « forme-sens » au delà de tous les évènements et leur apparente diversité, qui modèlerait l’histoire et lui prescrirait un déroulement toujours inattendu et renouvelé.

Déroulement constitué autour de la sexualité et des échanges fondateurs que celle-ci a imposés dans les sociétés humaines, tels que l’anthropologie et l’ethnologie les ont mis en évidence ; les interdits, les tabous et leur dépassements approchés notamment en terme de dépense, constituent donc les termes essentiels de cette topologie de la connaissance intérieure de l’Histoire , qui pose également les arts ésotériques de lecture et de déchiffrement du monde, toujours au-delà des apparences et de la diversité.

Le talisman est donc également le dépositaire représentatif de tous les arts magiques dissimulés dans le texte de Talismano et montre ainsi que le narrateur, dans l’architecture même qu’il donne au roman, utilise la subversion des savoirs modernes et de la science positive dont nous sommes encore les héritiers de façon plus ou moins directe ; science qui est actuellement considérée comme un « super discours » qui échappe en dernière instance, à toute remise en question fondamentale.

Elle est en fait considérée comme « le mot de la fin », discours et conception du monde indestructible et irréfutable, finitude qui clôt tous les espaces et ne permet plus d’échappée symbolique puisqu’elle exclut le mythe et cherche, d’une certaine manière, à le faire disparaître ou à réduire son intervention à des secteurs secondaires ou exclusivement individuels de la vie en société.

Parallèlement à cette démarche d’investissement des appareillages traditionnels d’approche du monde, il n’y a cependant pas de démarche nostalgique qui donnerait la prépondérance à ces catégories puisqu’elles se donnent à voir dans un déferlement carnavalesque qui les emporte toutes dans un gigantesque holocauste, une disparition qui désigne le texte littéraire toujours au-delà, notamment des idéologies, toujours dans la fragmentation jubilatoire de sa disparition.

Cette disparition est constituée de tous les codages qui le voilent et le rendent inopérant pour un lecteur non averti, c’est à dire non préparer, qui ne partage pas les mêmes relais du savoir que ceux du narrateur. Mais elle est également liée à sa propre théâtralisation dévastatrice et pourtant hiératique : mythe des mythes, qu’il démasque et entérine à la fois dans une démarche volontairement ambivalente mais nullement contradictoire.

Le talisman est lui-même le résultat de la science des signes dont se réclame le narrateur et dont il explique à différentes reprises son appropriation. Cette science des signes appelée ﺮﻔﺟﻟﺍ ﻢﻠﻋ une des appropriations que s’en fait le narrateur se présente comme suit : 

‘« …n’est-ce rien que pour aider le mot à s’affranchir de sa réductionetde son exil hors les formes qui dévident le monde, pour l’appeler à une alliance implicite d’avec la perte hiéroglyphique ou idéogrammatique, pour l’enflammerdes couleurs dumonde, lui procurer la noblesse de la transmutation et de la transformation, l’aider à se déchaîner…l’autre procédure de représentation par réduction de la lettre». 163

Donc le talisman qui unit le hiéroglyphe et l’idéogramme représente en fait la nomination et l’expression d’un rapport au monde désiré et recherché, car ils impliquent tous deux la possibilité de l’excès, du dépassement d’un ordre binaire étriqué et permet la traversée des langues et des langages, des cultures, des écritures et des nominations.

Cette traversée est possible car une liaison motivée entre le langage et le monde est mise en place, fondée essentiellement sur l’analogie, comme dans les langages sacrés et ésotériques .

Liaison dont ils dévoilent les translations muettes où courent les rets entrecroisés du désir, de la violence et de l’être, maintenus dans leur état naturel, dans leur irruption sans médiation intellectuelle.

Notes
161.

In Talismano, pages 150 et suivantes.

162.

In Le Tao tö king, Lao Tseu, Gallimard idées, 1967, préface de Etiemble.

« Le regardant, on ne le voit pas, on le nomme l’invisible ; l’écoutant, on nel’entend pas, on le nomme l’inaudible ; le touchant, on ne le sent pas, on le nomme l’impalpable ; ces trois états dont l’essence est indéchiffrable se confondent finalement en un. ».

163.

In Talismano, page 123.