Khatibi : le talisman contre le saccage de l’enfance

L’écriture de Khatibi se caractérise par une difficulté différente de celle qu’on accorde à celle de Dib, par exemple.

En effet, elle apparaît comme plus travaillée, plus intellectuelle également, c’est à dire notamment plus structurée selon une modernité où l’influence occidentale, les discours sociaux et philosophiques sont nets, même s’ils sont interrogés, débattus pour mieux être réécrits ou réinscrits en filigranes, selon de nouvelles exigences qui sont celles de la narration ou éventuellement d’un narrateur difficilement situable.

Ainsi, le marxisme, la psychanalyse, la philosophie hégélienne et ses retombées semblent très proches de lui, malgré la distance qu’il cherche sans cesse à instaurer entre sa création et la part sans doute très active de ses connaissances, notamment universitaires, dans son approche littéraire.

Ainsi se réclame-t-il également de la poésie, en général, et plus particulièrement de Baudelaire et de Rimbaud, ou de la poésie populaire marocaine en langue dialectale, ou encore des pièces lapidaires et rythmées inspirées du Tao, comme dans Le lutteur de classes à la manière taoïste.

C’est donc d’abord par un rapport interrogatif, conflictuel, mouvementé que l’écriture et le livre se constituent, dans un va-et-vient qui implique la double position des savoirs et des approches que nous avons décrits succinctement plus haut, ainsi que la présence presque immanente de l’ironie, du dédoublement et du simulacre, qui empêchent alors la réalisation d’une écriture de la plénitude et tracent plutôt celles de l’angoisse, du conflit et de la distorsion ; écriture à travers laquelle l’approche et la nomination de soi, des autres et des choses passent inévitablement par un double mouvement de refus et d’acceptation différée, inscrit comme tel, dans cette tension qui le caractérise.

On peut aussi y lire une autre donnée de cette écriture intellectuelle, celle vulgairement appelé « le chiqué » ou encore « le m’as-tu-vu », car il s’agit de séduire l’autre, de s’exhiber dans la parure ou plutôt dans « l’oripeau » de l’autre, dans son mimétisme de l’autre tout en le montrant et quelquefois en rejetant simultanément cette position : double dédoublement donc, double déguisement, position intenable, rarement dépassée, et quand elle l’est c’est par ou plutôt grâce à l’usage des mots, de quelques mots, ou plutôt de quelques phrases assez puissantes pour dépasser les termes binaires et permettre alors à l’énonciation et les voix qui la portent d’opérer une reconversion symbolique qui libèrera cette instance, au moins momentanément, de la structuration intellectuelle et de la souffrance qu’elle induit, même silencieusement, dans l’être.

Le mot touche alors aux confins du texte dont il révèle la tension désirante et silencieuse : être ailleurs, nommer l’être ailleurs que dans tous ces lieux traversés ou habités par la pensée, la connaissance ou la doxa, les catégories « coloniales » et donc le rapport dominant/dominé.

Le narrateur multiple, blasé et malheureux de La Mémoire tatouée, n’explique pas « ce désir et ce rêve » discrets qui traversent la démarche autobiographique, et tenteront de se réaliser plus rationnellement dans La blessure du nom propre.

Mais il jalonne, « saupoudre », quelques passages de son récit autobiographique, de certaines données propres à expliquer la présence de cette « échappée utopique ou fantasmagorique », qui troue délibérément la narration de l’enfance et de l’adolescence.

Une de ces données se rapporte à l’usage récurrent du terme « talisman » dans le roman La mémoire tatouée. On retrouve cette utilisation lexicale dans les chapitres intitulés Adolescence à Marrakech et le corps et les mots. Ces chapitres coïncident avec l’entrée dans l’adolescence, comme le titre l’indique, et avec la découverte de la langue étrangère et sa poésie propre.

Il existe également dans le roman dont il est question des passages qui sont en rapport indirect avec un statut des mots qui se rapproche du talisman ou des contextes « magiques « dans lesquels celui-ci est utilisé ; contextes également marqués par l’étrange, par la charge d’inconnu et de mystère qui y sont déposés et attendent ici du lecteur ou du destinataire une démarche interrogative concernant leur travail impalpable de résorption d’un réel douloureux et angoissant.

La première occurrence du talismanapparaît en page 76, lors du départ du narrateur pour Marrakech, à l’âge de douze ans :

‘« Dans cet endormi, perlait une absence, ni interrogative, ni bourdonnante, l’orée d’un dégagement contradictoire qui le darda, au cœur du vertige, lui-même à ce moment, loin de la tribu et loin des morts de la maison, bien que la mère protégeât ses voyages avec un talisman autour du cou. Chute dans la durée chantante, la somnolence fragmentaire pesait. Il fut étourdi par le sommeil, le corps à la dérive et le front balançant. » ’

Le talisman est un don de la mère, un don destiné à la protection de l’enfant qui part en voyage. Ce dernier terme sera d’ailleurs employé au pluriel puisque le voyage à Marrakech initie tous les autres, qui seront pris en charge dans les chapitres suivants.

On remarque également que le contexte d’apparition du terme « talisman », sous-tend un recours, au moins momentanée à une pensée empreinte de magie prenant pour support matériel des signes, des écritures, des traces .

Ce contexte est donc en rapport avec un moment où le narrateur est envahi par l’endormissement et l’absence. Cette dernière « darde » le jeune garçon : le verbe renvoie ici à l’idée d’infliger une souffrance légère ou même momentanée, mais il comporte également une nuance de fixation, de centralisation dans un lieu problématique ici ou plutôt dans un état qui est celui de ressentir un vertige.

Ce dernier renvoie à un état d’annihilation ou de perte des repères. A ce moment, le narrateur note, par une distanciation remarquable puisqu’elle le concerne « il chute dans la durée chantante ». La durée chantante se rapproche de l’idée de scansion, de rythme, de temps mesuré au sens musical.

Le talisman semble donc indirectement lié à l’absence dans ou à travers un rythme, un peu comme ce peut-être le cas dans une transe. On est alors hors de soi, hors de la conscience, dans un ailleurs des mots, qui peut être également la réintégration d’un état du corps harmonieux.

On note également ici le lien établi entre le talisman, les morts et la tribu, qui sont tous équivalent à des protecteurs, mais le talisman les résume, les condense. Il est donc en rapport avec la mémoire, puisqu’il prolonge la tribu dont il est alors une marque d’appartenance, comme pourrait l’être également un tatouage.

Le talisman est donc ici, en rapport avec un pouvoir de continuité qui rapproche le narrateur des lieux ou des espaces déjà habités, et par conséquent, rassurants et familiers de son enfance ; lieux liés à la mère et à l’amour qu’il lui vouait étant enfant.

Territoires d’appartenance et de désir donc dans lesquels l’instinct remplace le raisonnement au moins momentanément, de manière à préserver l’intégrité de l’être.

Dans la culture populaire, certains talismans sont constitués d’une seule phrase ; il s’agit, en général, d’un verset coranique. Ce verset, de par sa provenance, mais également en vertu des pouvoirs qui sont conférés à ce verbe et à ce discours particuliers (notamment dans leur aspect oral de prononciation et de profération) produit donc une véritable « aura » protectrice, c’est à dire qu’il constitue une sorte de territoire ou d’espace insituable, mais qui accompagne néanmoins le porteur ou le diseur, à travers lequel, ou dans lequel, les influences maléfiques ou négatives ou autres ne peuvent pénétrer.

Ce modèle « phonético-performant » semble se maintenir dans la narration et surtout dans l’énonciation puisqu’un certain nombre de formules énonciatives ou de tournures, mais également de phonèmes qui leur sont liés, apparaissent dans le texte de manière réitérative. Elles occupent une fonction dans le roman, qui est en rapport avec la force de l’oralité mais aussi avec la puissance suggestive de l’imaginaire coranique.

On peut néanmoins d’ores et déjà avancer que ces systèmes signifiants autres que ceux appartenant à la langue soutenue du roman, renvoient à une fonction de protection, de retour sur soi, dans un cadre désirant, heureux, qui préservent alors du pouvoir désagrégeant des mots impliqués dans la logique de la pensée et de la phrase.

Ce statut talismanique de la langue, n’est pourtant pas l’apanage de la langue coranique ; il existe sous forme magique pour la langue étrangère apprise à l’école puis au lycée ; on notera à la page 85 : « Par un coup de baguette, jaillissaient des montagnes habitées de mots étranges, chantant. » Les mots étranges, parce qu’étrangers, puisqu’il s’agit du cours de géographie, sont donc liés au chant, au rythme.

Dans les deux cas que nous venons d’exposer, les langues dont il s’agit, que ce soit le français ou l’arabe, sont « sémiotisées » : elles perdent leur valeur communicative pour laisser ressortir le rythme et les sonorités qui leur sont attachés en dehors de tout contexte référentiel.

Dans ce cadre, la poésie est également très importante, puisqu’elle permet de mettre en évidence l’aspect musical de la langue, sous un double aspect, à la fois institutionnalisé (système de versification, prosodie), mais également musicalement et magiquement libéré à travers la transmission orale notamment des sonorités qui peuvent prendre alors valeur incantatoire et magique, protectrice dans le cadre d’une nomination continue et presque symbiotique du monde puisque les liens manquants, les hiatus, sont alors emportés ou effacés grâce au rythme qui imprime le mouvement et rapproche ainsi des termes préalablement éloignés les uns des autres.

Dans le chapitre intitulé le corps et les mots, page 89, on surprend à l’œuvre l’importance de l’écriture dans la langue étrangère : « Ecrire, bien écrire devenait notre technique terroriste, notre lien secret. »

L’écriture, ici, outre le fait qu’elle scelle le caractère clandestin d’une amitié, semble posséder des caractéristiques inclassables et difficilement décelables puisque malgré son caractère d’appartenance officielle à un système d’éducation dominant, elle permet néanmoins l’élaboration, par les adolescents concernés, d’un système de défense clandestin.

Ce dernier passe par l’appropriation de cette langue de façon à la posséder le mieux possible, pour mieux en user alors dans le sens voulu, à savoir l’ébranlement de l’intérieur, de sa syntaxe et de sa sémantique, à la manière de la technique stratégique « dite du cheval de Troie ».

Cette position stratégique ou plutôt tactique permet la lutte (non avouée, maintenue secrète) contre un adversaire plus puissant, aussi bien par les moyens dont il dispose, que par « le charme » qu’il exerce.

Il s’agit alors de faire semblant de vouloir devenir l’autre, sans jamais réellement y croire ou le faire : dans ce cadre volontairement ambiguë, la langue fonctionne suivant une sorte d’interface ou de scintillement à facette ; elle sert d’espace d’existence et de déploiement du double qui donne à voir à l’autre ce que celui-ci peut et désire voir ; simultanément il continue à inscrire son altérité intraduisible et insaisissable :

‘« Voyez les langues, irréductibles les unes aux autres. Les langues sont prédestinées, chacune selon sa règle, son arbitraire, sa logique implacable. Chacune obéit à la loi de la communication et de l’échange, mais simultanément, chacune obéit à une cohérence interne indestructible et, en tant que langues, elles sont et elles restent éternellement intraductibles les unes dans les autres. » 164

Cette citation de Baudrillard permet de mieux saisir la séduction dont parle à plusieurs reprises Khatibi. Il ne s’agit pas, pour lui, de devenir l’autre, mais plutôt de le séduire, c’est à dire « de le tromper » esthétiquement, de se tenir dans son espace et dans son lieu, sans jamais y être totalement, ni même momentanément, car l’enjeu est justement ce parcours paradoxal d’ubiquité et de mouvance, ce jeu de reflets et d’êtres, se fuyant les uns les autres et s’engendrant puis se résolvant.

La poésie inscrit son importance dans la langue détournée, mais également dans la langue d’origine, qui subit, par ailleurs le même traitement.

Que ce soit dans l’une ou dans l’autre des langues en question, la poésie a des fonctions particulières dans l’univers de l’adolescent :

‘« Loin de moi le temps aigu, l’expulsion dans la rue ou le bordel, je jouais à disparaître dans les mots, grignotais les vers, les emmagasinais dans un petit cahier jauni, que je relisais avant le sommeil. De jour en jour, d’image en image, mille vies se croisaient, ça grouillait de partout, j’en sortais la tête heureuse et folle. » 165

Les mots lui servent d’abord à échapper à sa condition difficile, à sa solitude, à son angoisse devant la rue et ses dangers. Sa démarche est celle de la compulsion, de la collection secrète qui correspond également au plaisir de la possession clandestine et pour cela heureuse.

Ce type de clandestinité sert aussi à déplacer son identité, à l’intervertir vers l’intériorité, le dedans et lui permet donc d’être ailleurs et autrement que ce que son aspect extérieur et sa socialité font apparemment de lui.

On peut également ajouter qu’il y a de la part du jeune adolescent, une démarche de « quasi sacralisation » même si celle-ci s’opère dans la sphère inhabituelle de l’abjection, qui devient alors, dans ce contexte, une sacralisation à rebours : les objets et certains actes fondamentaux de la vie sont investis d’un statut et d’une puissance particuliers, magiques qui peuvent être rapprochés ici de ceux que l’on confère au talisman.

« Autre exercice : tripoter les livres dans tous les sens, organiser un puzzle, un chassé-croisé délicat et frileux ; » On note ici l’usage du verbe tripoter qui se rapporte au toucher et plus exactement à celui érotique ou pornographique des corps ( qui passerait notamment par le démembrement),et supposerait ainsi la reconstitution de ce morcellement : opérations physiques mais également hautement symboliques qui impliquent l’appropriation du corps et de son déploiement spatial et idéel.

De même cette appropriation pose le problème de l’identité et de l’identification, opérations aléatoires d’échange et de brouillage des frontières entre le moi et l’autre.

Par ailleurs, le puzzle peut également être mis en rapport avec une écriture volontairement démembrée : son ordre logique et conventionnel d’inscription et de déploiement est sciemment déplacé .

Dans ce cadre, il y a déportation des appartenances des signes au profit d’une affirmation personnelle d’un territoire plus ou moins accessible ou plus ou moins clandestin, opération accompagnée par la création de « clés symboliques » qui sont autant d’éléments d’un codage identificatoire ; mais cette identité reste essentiellement changeante et fluctuante, insaisissable comme elle peut l’être pour un enfant ou un adolescent.

L’enjeu majeur de l’écriture telle qu’elle se donne à saisir dans l’autobiographie est donc le recouvrement de l’enfance ou de l’état d’enfance, état qui se rapproche d’une quête de l’ubiquité poétique, elle-même en rapport avec l’altérité première qui fonde la personnalité et la fait dépositaire d’un secret fondamental, d’une sorte d’écriture talismanique que nous portons en nous et qui agit à notre insu sur notre existence actuelle alors qu’elle remonte au plus lointain de notre passé.

Cette écriture formulée à notre insu mais avec notre paradoxale participation est l’ubiquité poétique, la non fixation, la liberté d’être et de n’être pas, la liberté de se connaître ou de s’ignorer au cœur même de la connaissance, c’est à dire notamment la perception de soi dans une sorte de mystère fondateur, une altérité insaisissable et irrécupérable qui est à l’origine de l’être.

On comprend donc que dans ce contexte la fixation de l’origine soit aussi la fixation d’un vertige. La relation particulière qui lie le narrateur au langage et aux mots s’explique par le pouvoir qu’aient ces derniers à ramener vers cette origine fluctuante, illisible et pourtant indéfinissablement familière.

En désignant ici, ils désignent toujours ailleurs et suggèrent ainsi leur configuration talismanique embusquée derrière leur signification immédiate ou ce qui se donne comme telle.

Comme l’expérience de l’angoisse fondamentale de la mort et celle de la souffrance physique infinie pour le narrateur du Talisman chez Dib, et la quête de l’enfance ici, chez Khatibi, le morcellement, l’évanouissement des sens possibles, leur affirmation, de nouveau suivie de leur tremblement dilatoire, contribuent à montrer/voiler une identité fuyante, une origine des voix narratives en constante perdition et contestation qui suspend sans cesse la question de l’être, ici « qui parle ? et comment parle-t-il ? et où parle-t-il ? ».

La question de l’informulable est ainsi indirectement posée( si tant est qu’elle puisse l’être) : par quelle force, quelle puissance est-on donc écrit, au-delà des impératifs de socialité, de volonté et d’action ?

Cette opération subtile reste toujours présente implicitement dans les démarches du narrateur de La mémoire tatouée ; il déclare en effet : 

‘« J’aimais de préférence les mots étranges, qui m’ouvraient le cœur de quelque pays lointain. Plus que de simples retrouvailles (…) comprendre était de belle mort, je me contentais de leur miroitement le plus trouble, le plus traître. Et comme les endormis de la caverne, les mots naissaient au désir, escortaient mes pas, et redoublaient, en reflet, ma divination. » 166

Le rapport entretenu avec les mots, par le narrateur, passe par la libération fondatrice de l’étrange et du mystère au cœur de qui est pourtant présenté et donné dans le cadre d’une institution et plus encore, une institution au service d’une puissance colonisatrice. Pour le narrateur, comprendre, au sens restreint du terme ne tarde plus à n’être pas nécessaire.

Il s’agit plutôt de laisser aller son cœur à leur « miroitement », c’est à dire à leur effet de brillance, qui permet la galvanisation des sensations et de l’imaginaire.

Ce rapport n’est pas bien identifié par l’enfant, mais il reconnaît néanmoins qu’ils installent autour de lui , un système d’échos indécis et insituables, qui meublent en quelque sorte l’espace, c’est à dire qui l’habitent au sens fondamental de ce terme. La métaphore utilisée par le narrateur est directement empruntée au lexique et au récit coranique : les endormis de la caverne sont en effet .

Ce rapprochement assez original demande à être explicité ; les mots dorment d’abord comme le firent les gens de la caverne ou les « dormants » comme on les appelle dans la tradition occidentale.

Ils ignorent que leur sommeil a duré des siècles et que ce fait extraordinaire en lui-même va contribuer à les transformer. Ce changement est en rapport avec leur qualité intrinsèque d’être : ils vont devenir, dans l’optique coranique, un signe pour les gens ﺔﯿﺁ comme ce terme est utilisé dans le langage coranique.

Ainsi, il en est de même pour les mots utilisés par le narrateur : de simples instruments de communication, ils deviennent « signes » au sens magique ou prémonitoire de ce terme ; ils deviennent auxiliaires de divination.

Les mots sont donc ici plus révélateurs qu’informants ; ils sont, en dernière instance, dépositaires de sens qui échappent au narrateur, qui en est pourtant pressenti, traversé, mais à la manière d’un médium ; le moyen privilégié de ce contact, au sens véritablement charnel du terme, est, bien sûr, le rythme, la scansion ou la cadence, que la prononciation orale permet de mettre en œuvre. Le sens est donc produit ailleurs et autrement et atteint alors l’être autrement en passant notamment par le corps plus ou moins sexualisé.

L’enfant ou l’adolescent est donc socialisé et se comporte d’une manière satisfaisante puisqu’il réussit dans ses études, mais en même temps, il est littéralement et physiquement subjugué par la place et la fonction que prennent les mots dans son univers ou dans son territoire personnel :

il est ainsi maintenu dans une sorte de cassure ou de fêlure schizophrénique qui le contraint à une double vie, à l’entretien d’une double face ; opérations qui contribuent sans nulle doute à faire de lui un transfuge ou un «  passeur de réalité », c’est à dire qui le pousse à n’être qu’une apparence, une figure passante qui se situe différemment par rapport aux données de ce qu’il est convenu d’appeler réalité. D’ou son appui sur la clandestinité et le secret qui sont des moyens invisibles de subvertir les rapports au réel.

Le rythme est donc, comme nous l’avions montré plus haut, un élément essentiel de cet univers ; il apparaît d’abord textuellement, c’est à dire comme un terme identifié en tant que tel dans le texte. En page 92, nous avons :

‘« Mon rythme : rêver quand travaillaient les autres, lire quand ils dormaient, fuguer, toujours fuguer, regarder par un trou les signes extérieurs. » ’

Le rythme de l’enfant (ici utilisé dans le sens presque biologique du terme) est inverse de celui des autres enfants : il lui est en fait dicté par les mots et l’amour qu’il leur porte plutôt que par le corps, comme il serait normal pour un enfant de son âge.

Celui-ci est donc recouvert ou habité par ceux-là, qui transforment sa réalité et signent ainsi un lien très puissant avec lui. Le terme « fuguer » qui est ensuite utilisé par le narrateur appelle plusieurs remarques : il implique en effet une idée de fuite et de révolte qui est ici exprimé dans cette enfermement dans un monde de mots qui n’appartient qu’à l’adolescent et contribue ainsi à l’y exiler, à lui donner une identité différente.

Fuguer, par l’intermédiaire du lexique poétique recouvre une idée de rythme, caractérisé par la vitesse et la cadence rapide. Il apparaît donc que le narrateur adolescent s’évade volontairement du monde des adultes ,qui a d’ailleurs contribué à le déstabiliser, dans un lieu d’exil désiré et revendiqué comme tel ; ce lieu symbolique est un espace de protection, d’observation du monde des adultes, mais également un espace de création et de nomination de soi, au sein duquel, l’adolescent se recrée un rythme vital non plus basé sur le corps mais sur « l’invention nominale de soi », qui passe par cette appropriation désirante de la langue.

Ce retour sur soi lui permet d’intégrer et de dépasser deux cassures qui se sont produites dans une enfance relativement saccagée : celle du sexe et celle de la rue. Cette paradoxale reconnaissance de soi s’énonce également de la manière suivante :

‘« A cet âge, je choisis la solitude, les fraternités littéraires. Mes dieux étaient de préférence des poètes marginaux, exilés, fous, suicidés, morts jeunes ou tuberculeux, ceux-là même que je savais perdus à tout jamais dans la souffrance pure. ». 167

Nous retrouvons ici l’énonciation d’une quête identitaire symbolique grâce à la filiation ou à la fraternité littéraire. (La fraternité biologique est dépassée par une opération intellectualisée et travaillée par un rapport de dépassement et de création par les mots ; cette relation n’est d’ailleurs pas en contradiction avec le fait de vouloir y retrouver « les mots de la tribu », et les liens qui y ont prévalu.) .

Il s’agit également d’une fraternité choisie, ce qui permet encore une fois à l’adolescent de s’affranchir d’une certaine forme de fatalité, de l’impuissance et du destin ; d’être actif face à un monde dont il déchiffre encore à peine les signes étourdissants et angoissants.

Cette fraternité concerne les poètes, donc ceux qui usent des mots, qui les utilisent et comprennent ainsi indirectement les pouvoirs de ces derniers qui subjuguent l’adolescent et le narrateur ; ils sont marginaux, c’est à dire en dehors ou en tout cas à la périphérie de la société ; ils sont donc au moins symboliquement exclus et exilés à l’intérieur d’un système qui ne peut véritablement les intégrer.

D’où un vécu plus ou moins douloureux de ces hommes, marqués par l’expression indirecte de leur mal de vivre et de leur revendication d’un « être autrement » qui apparaissent sous la forme de maladies ou de somatisations, de « déviances et de délinquances » diverses. D’où leur rapport également avec la souffrance pure : celle qui échappe aux mots, qu’elle dépasse et maltraite, met à l’envers par la force de subversion qu’elle tient de sa proximité d’avec la mort : elle en dévoile la face d’ombre et d’incertitude.

‘« Quand je sortais d’une classe, je m’attaquai à Cinna, après avoir incendié Le Cid. N’aimant pas les héros, j’étais du côté des dieux déchus. Sans doute ce qui me rattachait par quelque bribe à cet univers sonore et équarrisseur fut le souvenir rappelé d’une rhétorique glaciale et d’une incantation redoutable. Corneille fut l’un des derniers prophètes armés et par son univers féodal, il frôlait, raide, les mythes ébouriffés de l’enfance. » 168

L’adolescent est donc attiré par l’univers de Corneille et de Racine parce qu’il y retrouve des affinités avec le monde de son enfance. L’un des adjectifs utilisés par le narrateur pour désigner la particularité de cet univers est « sonore », puis le terme équarrisseur.

Il y a donc association de l’idée de rythme avec celle de découpage, de puissance de sélection et d’isolement grâce justement à la puissance de la profération des mots et de la rhétorique.

Cette double association est à mettre en rapport avec l’univers du mythe, dans lequel les mots se détachent de leur « ancrage » sémantique pour rentrer dans une aura de brillance solitaire surchargée de puissance magique comme l’énonçait autrement Mallarmé.

Dans cet univers particulier, les passions sont plus présentes que la réflexion, ou du moins celle-ci est dominée par les références à cet espace habité par la suggestion, et la représentation y a plus la fonction d’oblitérer une perception directe de la réalité au profit d’une résurgence de liens indirects entre des éléments à priori éloignés et détachés les uns des autres.

On retrouve donc ici des liens avec l’activité ou la perception talismanique que le narrateur avait précédemment posées : cette perception se construit et fonctionne à partir de la libération poétique des mots, laissés à leur propre pouvoir de suggestion et d’ouverture ; l’adolescent ou le néophyte, sans grande expérience ou maturité, ne peut les maîtriser.

Les mots l’entourent, l’enserrent, et lui délivrent le « contenu » de leur gangue de rêves, de désirs, de représentations indirectes du monde dans lesquelles la ratio et la connaissance objective n’interviennent que de manière très sporadique et sous la conduite de la « logique interne des choses », forme de résistance intense à l’ordre sémantique.

Cette libération des mots et de leur puissance permet de dépasser (d’ignorer) les conflits , de leur trouver momentanément des solutions symboliques qui permettent de passer au-delà de la souffrance ou de l’envisager suivant un angle positif et constructif : « tout tombait, répandu, entre les identités échancrées. De la culture apprise, on bricolait un collage. »

Même si cette phrase semble plutôt concerner la culture apprise à l’école, on peut se demander si ce terme de collage ne concerne pas une demande affective et intellectuelle qui libère l’enfant de ses angoisses et lui permet également de combler les « blancs » ou absences dues à sa méconnaissance grâce à des images productrices et des constructions positives et pourtant foisonnantes. Le collage concerne également la création d’une identité, double notamment puisqu’il faut se marquer à d’autres repères.

‘« J’écrivais, acte sans désespoir et qui devait subjuguer mon sommeil, mon errance. J’écrivais puisque c’était le seul moyen de disparaître du monde, de me retrancher du chaos, de m’affréter à la solitude. » 169

Cette formule presque lapidaire situe ici la fonction de l’écriture. Cette dernière, comme nous l’avions déjà noté, subjugue le désespoir. Si l’on revient à l’étymologie du verbe subjuguer, à savoir faire passer sous le joug, on approche d’un sens magique d’enchantement ou de ravissement ; l’écriture confine ici avec un acte magique, dans laquelle l’enchantement joue ici un rôle essentiel de pouvoir de transformation et de transmutation.

Ce changement est opéré sur un état second dans lequel évolue l’adolescent (qui est même quelquefois, comme il le précise, sous l’emprise du « kif », nom local du haschich), sorte de brouillard à travers lequel il cherche en vain ses repères dans la confusion et le dépaysement constant, et il les recherche à travers la pratique de l’écriture et de la lecture.

Il s’agit pour lui, de disparaître du monde, de se retrancher de la réalité en construisant la sienne propre. Etre pour ne pas être et ne pas être pour être autrement et faire face ainsi à une dangereuse déconstruction de soi.

Il s’agit également de s’affûter à la solitude, condition sine qua none et angoissante déjà vécue par l’enfant dans la rue et dans sa ville natale.

Mais l’écriture lui permet également de mener une opération de séduction qui fonde alors le narrateur, c’est à dire la voix par laquelle le récit se réalise : on parle de soi à l’autre et simultanément il se dégage de lui-même pour évoluer dans un lieu improbable.

Une autre perspective d’approche est également possible : en termes de dépense, tel que Bataille entendait cette notion, on peut saisir dans la démarche de l’adolescent un aspect à la fois ostentatoire, dilutoire et pourtant fatal et absolument nécessaire ; l’adolescent, à la recherche de lui-même, joue en quelque sorte le tout pour le tout, pour se saisir, en même temps qu’il éblouit l’autre par sa parade (aux deux sens que désigne le mot) :

il s’habille de l’autre en quelque sorte et cela le conduit à sa perte, à sa mort ; simultanément, pour l’autre , il ne peut être, c’est à dire en fait il ne peut apparaître (rentrer dans son champ de vision) qu’ainsi, en se déguisant, en se jouant.

On peut dire que le voile, au sens presque mystique du terme, sert paradoxalement à révéler l’être, et cette opération va donc se faire dans une distance toujours présente. Ainsi, la situation extrême de mort à soi-même révèle la vie la plus intense : ensuite, il s’habituera à cette situation paradoxale pour l’utiliser dans une dialectique de l’envers et de l’endroit, du même et de l’autre, de l’identique et du différent.

La mise à mort de soi, de son passé, contribue en quelque sorte à constituer une identité plurielle, multiple mais sacrificatoire et mystificatrice. On comprend donc également le recours à l’abjection comme modèle d’une sainteté à rebours, c’est à dire d’un statut d’exception de solitude et de trouble définitif qui contribue à cette expression fuyante et saccagée de soi, mais dont le caractère factice est cependant nécessaire.

La dépense s’inscrit ici comme un mécanisme essentiel de la création, et de l’énonciation de soi comme une prolongation naturelle de la volonté plus ou moins affirmée de n’être nulle part, dans aucune des places qui lui sont assignées ou proposées.

Il s’agit donc de n’appartenir et de ne se révéler que de manière elliptique ou euphémique de façon à préserver les instances secrètes d’une nomination dangereusement affaiblie dans les pouvoirs d’initiative et d’originalité qu’elle suppose ou qu’elle recouvre

Traqué ou sommé, l’adolescent trouve encore le moyen de disparaître derrière la « profondeur » qu’il invente aux mots, derrière leur système de résurgences et de communications indirectes qu’il leur a reconnues et qu’il perpétue par ses usages, dont nous venons d’énumérer quelques figures et quelques transformations.

Nous restons donc dans cet usage talismanique de la langue et des espaces du roman : cette quête de soi , à travers une tentative de reconstitution de l’enfance ou du moins des signes forts qui lui appartiennent, devient en fait un recouvrement talismanique des signes qui ont aidé le narrateur à constituer son identité actuelle, celle à partir de laquelle il prend parole au sein du roman ; celle à partir de laquelle il peut également relire (et relier) son passé à lui-même , puis à son présent.

Cette opération constitue une sauvegarde (fonction essentielle du talisman), qui protège le narrateur contre l’éparpillement et le morcellement qui peuvent accompagner dangereusement le désir, dans sa face obscure.

La dernière occurrence en rapport avec le talisman ou l’art talismanique, se trouve à la page 99. On retrouve ici le lien entre le mot comme signe, au sens saussurien et logique du terme, et le mot, tel que conçu et utilisé par le narrateur : « le mot, esthétiquement, inclurait un signe graphique, résumé émotif de ma fascination devant la feuille blanche. »

Le mot ne se sépare pas de sa réalisation graphique, de son tracé, de sa trace, eux-mêmes en rapport avec une fascination. Le mot est donc en rapport avec une attirance, un vertige provoqué par la feuille blanche et toutes les virtualités qu’elle conditionne ; attirance mortelle et vitale à la fois, ambivalente donc, qu’il permettra de dépasser et d’assumer.

Le mot est donc un moyen de défense, de remplissage et de création qui ne se départit pas d’une certaine puissance (en rapport peut-être avec le Fatum).

On retrouve dans le chapitre suivant « par gestes décrochés », une dernière allusion au talisman, mais cette fois-ci, bien qu’étant toujours lié au monde féminin, il est en quelque sorte historicisé, puisque allusivement, il est lié à la lutte contre le colonisateur :

‘« Les femmes maintenaient le pouvoir salvateur du talisman. Car d’une main, elles éloignaient le mal, et de l’autre multipliaient la crispation du désir. Le labyrinthe des rues obéissait encore une fois à la protection féminine. » 170

On discerne ici la fonction que nous avions déjà dégagée : le talisman a une fonction de sauvetage et de purification, qui associent protection et désir, comme si ce dernier entourait l’être d’une puissance assez forte pour lui permettre d’échapper à certains aléas de la vie, comme par exemple les rafles de l’occupant.

Cette puissance improbable mais néanmoins présente peut être donc située dans le flottement, le doute, l’indécision.

Le talisman est donc de l’ordre de la suspension désirable ; il est indirectement de l’ordre de l’altérité, de l’inconnu et de l’inattendu. Mais cet inattendu est néanmoins souhaité et voulu : ce qui fait du désir une présence réconciliatrice et positive qui permet, malgré les dangers qu’elle présente, une présence à soi enrichissante et ouverte à la vie dans sa variété et sa confusion nécessaire.

L’écriture talismanique permet avant tout l’affirmation d’une originalité, dont on sait que la force d’innovation est le plus souvent considérée comme sacrilège. Ce d’autant plus, lorsque cette originalité se décline également à travers une utilisation positive et constructive, presque régénératrice, des motifs populaires et traditionnels.

La démarche double que cette écriture permet de mettre en place convoque à la fois la position du créateur, comme elle souligne également son rapport au monde dont il est issu, auquel il tente de rendre une disposition d’ouverture et de fraîcheur.

Nous pouvons dire, à l’issue de cette partie, que la cryptographie permet à ces textes de prendre en charge de manière originale, élaborée et complexe, les éléments divers, contradictoires et hétérogènes qui les traversent et les posent en tant que tels dans une constellation de cultures, de débats, d’attitudes et de sens. Elle constitue un moyen privilégié pour assurer une indépendance de la création et de l’écriture par rapport à plusieurs pôles représentants des pouvoirs de la doxa, quels que soient les apparences adoptées par cette dernière : les institutions universitaires et les différentes formes de la critique littéraire qui en sont issues ne sont pas les moindres éléments d’une démarche globale et sociale de récupération et d’intégration de ces textes dans une démarche d’apprivoisement et de socialisation par une production autorisée des sens de l’œuvre.

Ainsi, on aura vu l’importance de l’inscription dans ces œuvres de références, de motifs, de structures rhétorico-formelles, dont la fonction essentielle est d’inscrire l’œuvre dans un inconnu, un faisceau d’indications et de sources rares, pour ne pas dire en général inaccessibles à une certaine mouvance de cette critique, pour mieux opérer une opération d’exclusion et d’opacification de cette dernière. L’une des portes d’accès à l’œuvre étant ainsi défendue, celle-ci ne livre que des silences et des interrogations, qui restent pour la plupart d’entre elles encore à interroger.

L’effort de ces créateurs cible plus particulièrement la création d’un espace de lecture, d’approche et d’interrogation de la création artistique en général, et plus particulièrement littéraire. Ils cherchent à faire sortir l’œuvre du réseau de censures dont elle est victime : censure de l’ignorance, de la stupeur, de la mauvaise foi ou de l’incompréhension. D’où la nécessité première et vitale d’amener le lecteur à adopter la posture nécessaire et productive, pour que ces œuvres puissent enfin livrer toute la densité de leurs enseignements. Ces derniers concernent aussi bien la théorie de la production littéraire de ces œuvres, comme nous l’avons montré, que le vécu du rapport aux langues.

On peut dire que chacun des trois créateurs considère son œuvre comme ouverte vers l’avenir, vers des lecteurs formés à la diversité culturelle et au respect de la complexité impliquée par cette dernière ; l’avenir semble être un des éléments engagé par le codage des œuvres. En cela, elles opèrent un véritable travail politique, dans la mesure où elles désignent les failles et les faiblesses des divisions et des catégories utilisées actuellement par la critique, quelque soient son institution d’appartenance ou son obédience objective.

Elles montrent ainsi que dans un monde où l’actualité change sans cesse en des termes inaccessibles et où les moyens de communication qui sont chargés de la transcrire concourent à brouiller les données d’un réel de plus en plus incertain, il est nécessaire de varier les sources d’informations en prenant en considération celles dans lesquelles domine la liberté de création. En effet, cette dernière, à l’œuvre dans les textes de nos créateurs, leur confère une position privilégiée d’observateur, le plus souvent d’avant-garde, fidèles en cela à l’activité visionnaire, telle que ceux-là la définissent et la mettent.

En effet, la liberté de création constitue, à nos yeux, l’atout majeur de ces œuvres dans la mesure où elle les protège de toute appartenance artificielle et limitative et où elle les aident à saisir derrière les apparences utilisées par les pouvoirs en place et les idées dominantes, la persistance des opérations de survie effectuées par les idées nouvelles qui tentent, non de s’imposer, mais de miner les terrains où elles apparaissent, par des dispositifs de transversalité et de subversion.

Notes
164.

In La Transparence du mal, pages 145 et 146.

165.

In La mémoire tatouée, page 90.

166.

Idem., page 91.

167.

Idem., page 94.

168.

Idem., page 95.

169.

Idem., page 97.

170.

Idem., page 107.