A la recherche du signe total

Si l’énigme reste un cryptogramme fondamental de cette écriture de l’intériorité, avec tous les mystères qui la révèlent et qui la masquent ; écriture difficile dans sa confrontation avec les tabous de nature anthropologique et civilisationnelle comme la mort, elle demeure également une écriture de l’inventivité et d’une certaine utopie, celle qui parcourt nombre d’œuvres poétique depuis des millénaires, dans de nombreuses civilisations dont l’européenne, l’arabo-musulmane mais aussi l’asiatique. Cette utopie concerne le pouvoir du langage et son rapport avec le monde environnant.

Kabbale, rébus disposés dans l’écriture latine (tels que les a entrevus Saussure malgré l’arbitraire qu’il observa ailleurs entre le signifiants et le signifié) 171 , syllabe synthétisant le monde dans l’hindouisme, texte anagrammatiques des copistes du moyen-âge, sciences des lettres, tous ces éléments soulignent le lien puissant des hommes aux signes et plus particulièrement aux lettres. Ce sont tous des liens qu’ils ont cherché à exprimer et à réaliser à travers diverses pratiques qui vont de la magie à la graphologie, en passant par toutes les pratiques scripturaires dont le but reste la découverte d’un lien entre le tracé graphique, sa forme, son apparition et les objets de ce monde.

A travers cette approche et d’après elle, il y aurait donc un lien entre les formes, les sons, et les objets. Cette dernière proposition serait également valable pour l’homme, la variété de ses sentiments et de ses passions, qui trouverait correspondance dans le cosmos.

Cette utopie est présente dans la synesthésie de Baudelaire, et autrement, dans un texte comme celui des voyelles de Rimbaud. Les références faites ici à Rimbaud et à Baudelaire ne sont pas fortuites, dans la mesure où nous avons montré le rôle de prédécesseurs joué par ces poètes pour les écrivains dont nous traitons ici. Leur aventure respective située au XIXème siècle, rendent possibles ces prises de paroles poétiques, tout comme l’appartenance de ces écrivains à l’aire arabo-musulmane, élargit et enrichit leurs réflexions sur les signes.

Un même intérêt rapproche Dib et Meddeb autour d’un signe et même d’un vocable, dont ils usent tous les deux de manière personnelle et complémentaire. Il s’agit du traitement effectué sur le signe O. Pour Khatibi, la même attirance existe, mais pour la lettre calligraphiée, qui constitue en fait un tatouage stylisé et travaillé, dans lequel viennent se greffer divers types de relations, dont celles de la socialité et de la sexualité.

Dans les trois cas, on peut considérer que cette abstraction du signe, cette inscription essentielle, solitaire et préférentielle, renvoie à une problématique implicite en rapport avec la/les langue(s) en présence et l’intensité vitale du créateur lorsqu’il s’empare de ces langues, les aime, les inscrit, les rejette pour y marquer à nouveau une relation puissante de recherche et d’identité, de voyage et d’élaboration.

Nous avons vu comment l’écrivain se sentait autre, dans un rapport complexe d’intériorité/extériorité avec les langues : ce rapport inouï qui le conduit à posséder le double regard, extérieur et intérieur aux langues, qu’il va chercher à symboliser à travers une démarche, un geste, un signe.

Dans Ô Vive, nous avions déjà montré comment l’art du blason est pratiqué par Dib dans de nombreuses pièces poétiques : il en ressort alors le sens synthétique et calligrammatique du titre. Qui réuni dans l’ordre sous-entendu, et désigné de manière lointaine, deviendrait la figuration stylisée et abstraite d’un visage un peu à la manière d’une calligraphie, dont le O serait le signe polymorphe en rapport avec l’œil, la bouche surtout, le sexe également. 172

Il s’agirait d’un visage/corps inscrit dans toute la densité de ces signes. En plus de la transcription de cette dimension picturo-abstraite, nous avions également constaté le jeu effectué sur les langues à partir du terme vive : célébratif, exclamatif, velléitaire et plein d’une secrète nostalgie pour la vie qui s’enfuit ; en rapport avec la translation/transformation par les langues dans lesquelles travaille l’écrivain. Vive, à la traduction, donne en arabe Haya (ﺔﻴﺤ), c’est à dire vivante.

Le terme a également la valeur homonymique du serpent dont nous nous avions vu le rapport avec les sectes ophites pour lesquelles cet animal représente la puissante de parole qui est vie, épellation, convocation de tous les autres mots. On retrouve ici la référence au mythe de la puissance des lettres qui permet de dépasser la limitation de la lettre de l’alphabet pour y découvrir un symbole, « une rune » c’est à dire un chiffrage de l’ailleurs, de l’hétérogénéité et de la complexité des désirs et des opérations cognitive et affective qui président à l’écriture. Ces dernières mettent en évidence la prééminence de la rétention concentrée dans le tracé du signe et ainsi maintenue.

Le signe est ainsi dépositaire d’une vie sauvage qui s’enroule et se mêle intimement à la mort, dont elle est à la fois le corollaire et le paradoxe. La quête d’épuration, d’élagage, mène à la mise en place et à la désignation appuyée d’une double entreprise : celle de trouver l’accès définitif à la puissance nominative et magique de la parole dans son double aspect oral et écrit ; et celle commémorative et transformatrice de ce même signe, qui une fois inscrit ou prononcé révèlent aux choses et en exhument le fondement puissant dont elles sont les dépositaires. « La lettre » est principalement donc chez Dib le signe de l’effritement des frontière et des bornes symboliques entre les binômes traditionnels, notamment le signifiant et le signifié, qui dans le cas de Ô Vive, et grâce au travestissement cryptographique et calligrammatique, devient ce passage de l’écriture au symbolique, à une symbolique synthétique et magique : art de la métamorphose subtile, de la transformation, en passage (plus ou moins transgressif) d’un état à un autre.

Pour Meddeb, le signe O à la fin de Talismano est considéré comme la lettre O, mais est-ce vraiment de la voyelle connue dont il est question ici ? On peut y voir d’abord la consonance de la langue italienne qui travaille le texte de Talismano de manière discrète et aléatoire : il s’agit notamment de la lointaine influence de l’Histoire. Des liens historiques existent effectivement de manière assez soutenue entre la Tunisie et l’Italie. Meddeb parlera notamment du passage génétique italien dans la population tunisoise (celle de la capitale) plus particulièrement chez les femmes, les bourgeoises. 173

Le parcours de la consonance italienne est donc ténu, invisible, décelable à travers les signes dont il dispose : elle est justifiée par le fait que Dante est une référence majeure du texte, même tue et non explicitement employée. Cette référence apparaît surtout dans la troisième partie du roman, lorsque le O permet au narrateur le passage vers les pères plus ou moins connus de l’œuvre, présentée par ailleurs comme bâtarde, dépositaire de plusieurs origines.

Mais la fonction du signe O apparaît plus clairement dans la scène du hammam à l’entrée du narrateur dans le cercle tracé grâce au sang menstruel des femmes. Ce sang cyclique va désigner la fonction du cercle notamment celle de prendre en charge la révolution des vies et des morts, les reconversions symboliques des unes et des autres, la remontée vers les origines, vers l’insémination qui a donné lieu aux œuvres. 174

Insémination multiple, multicivilisationnelle et multiraciale. Le signe O est une représentation matérialisée du travail d’écriture : rencontre d’Eros et de Thanatos. Le signe O, cumule les surcharges civilisationnelles sous la poussée désirante de la création. Il est cercle-serpent, ou robouros par lequel la narration rejoint le mythe et par lequel la modernité peut être mêlée à la tradition et sans que les antinomies ne subsistent. Les narrateurs disparaissent donc ici dans la texture véritablement concrète de leur texte : tissage inversif, comme pour Dib, qui permet d’effectuer la conversion symbolique dont le texte devient le dépositaire parce qu’il est également le moyen préférentiel pour l’accomplir.

La conversion symbolique dont il s’agit est constituée par l’opération de glissement, de passation des symboles, des lettres, des références, qui arrivent à s’encastrer les uns dans les autres, à devenir double. L’écriture devient une opération d’héraldique et d’orfèvrerie qui consiste à estampiller la langue avec ce qui paraît essentiel, mais également avec toutes les nuances, les liaisons, les correspondances qui font sa fluidité ambivalente.

Le signe O tend aussi vers l’ornementation, la pure gratuité, le vide par lequel et pour lequel l’œuvre devient non plus seulement une production littéraire mais également une sorte de talisman qui agit et transforme le sens de l’écriture, et plus loin encore, celui de la vie elle-même, ainsi que le statut du créateur.

Ce dernier accompli ainsi sa propre transformation, il devient non seulement le dépositaire de l’œuvre mais également de son code qu’il a subverti et réinventé.

Démiurge, il outrepasse alors toutes les catégories élaborées par le savoir actuel, pour délivrer ailleurs, dans l’espace instauré par le livre et l’interpellation du lecteur, sa science, son savoir-faire, son efficience qui est une magie, c’est à dire une force intérieure accordée et retrouvée dans la nomination de soi particulièrement.

Codage mortel de la solitude, cette écriture reste cependant le plus sûr moyen de retrouver chez le lecteur élu une reconnaissance, c’est à dire finalement une autre naissance à soi, à condition que ce lecteur soit celui qui est séduit, ébloui, ravi même par ce texte autre, rêvé et dont les voies d’accès sont multiples, interdites, toujours en voie de confection et de mouvement.

La relation qui se joue entre le texte et le lecteur est basée sur le vécu de cette perte, de ce miroitement, qui ne sera pas résolu, mais permettra néanmoins au lecteur de se transformer en termes actifs du texte, de devenir son tracé, une des lettres qui le constitue, et de confectionner ainsi la dynamique et la faisabilité du texte. Le lecteur est donc mêlé au réseau des sens intensifs et vivants qui se font et se défont au terme des processus qui impliquent les diverses attitudes d’excellence et de quête que nous avons dégagées tout au long de notre travail.

Pour Khatibi, nous avons vu que tous ses livres comportent, sur leurs couvertures des références à la calligraphie. Cette dernière entraîne « une assomption du signe, sa mise en gloire » puisqu’il devient en quelque sorte une essence. Celle-ci implique que tout tracé recouvre le jeu de la main qu’il effectue, le travail d’embellissement et d’orientation qui le prend en charge. Par conséquent, une écriture neutre ne saurait exister.

Elle est toujours habitée par la main qui la prise en charge, par le corps et le sang qui l’irriguent. L’écriture et la calligraphie sont donc les actes charnels qui concerne l’être tout entier sans la coupure avec l’esprit. Ce sont également des actes culturels, à travers lesquels l’individu s’inscrit dans une partie de la corporéité, de la mémoire, de la sexualité et de la reconnaissance plus ou moins violente de la mort.

On retrouve ici le rôle initiatique de l’écriture qui introduit en quelque sorte à la révélation des arcanes de la vie, et ici, de la transhumance d’une culture à une autre, d’un système de l’être à un autre en y déposant la création sous forme d’opérations de jonction et de confection centrale, nécessaire pour dépasser les déchirures narcissiques sociales et culturelles.

L’usage du signe suppose un codage modifiant le monde environnant dans lequel vont se mesurer les puissances transformatrices de ce dernier sous la forme médiatrice des lettres et des signes qui en découlent. Ainsi, dans Le livre du sang, si l’aspect théâtral est celui du simulacre sont exploités, il n’en reste pas moins que le monde proposé par le narrateur est une sorte d’allégorie, une relecture des données du processus d’écriture bilingue de façon à en fixer les opérations fondamentales sous forme de lettres, c’est à dire d’abstractions.

En définitive, il s’agit de figurer son aventure personnelle et scripturaire sous une forme exemplaire, lapidaire et inouïe, à la manière de Mallarmé. On y lit, plus particulièrement dans le Livre du sang, une consécration ou un sacrement qui apparaît à travers la volonté explicite de figurer à titre d’Exemple grâce à la fonction dominante du Livre.

L’importance, de la démarche de ces trois auteurs, s’inscrit dans la dimension d’échange et de réflexion, qu’ils mettent en place sur le relations des langues entre elles, et les rapports culturels. Ils tentent chacun à sa manière d’assumer et de concrétiser un vécu dont ils veulent, au moins, faire ressentir l’originalité et l’intensité. Ce statut est celui de l’étranger, qu’il faut prendre ici dans le sens de producteur de différence, parce que tentant de tenir une place à l’intérieur de cette zone de turbulences, et d’assumer un double regard, une double parole, une double culture, tout en restant foncièrement dans une non-appartenance définitive.

Dans ce cadre, l’écriture de la difficulté est un véritable »système talismanique », car elle met en place une stratégie de protection de l’originalité et de la complexité, tout comme elle propose une redistribution des signes conventionnels et des pratiques d’écriture dans un contexte autre que celui proposé à priori à savoir les références occidentales de la pratique de la littérature, mais aussi celles retenues dans les contextes d’après-indépendances.

Les bornes et les catégories dans lesquelles semblent s’investir ces auteurs pour écrire, sont repoussées et évincées pour pouvoir intégrer dans ce nouvel espace des critères de production et de réception, que se soit du point de vue culturel ou existentiel.

Nous avons vu que la catégorie du conte ou de la nouvelle, dans lesquels viennent s’emboîter divers raccordements, à la manière de la pratique orale des Mille et une nuits par exemple est très importante. Il en est de même pour les inscriptions des narrateurs/créateurs/récitants dans le récit, à la manière des récits borgésiens, dans lesquels les frontières courantes s’annulent et où   « la vie » devient une catégorie du récit, de l’emblème et de la parole orale. Leur fixation dans l’écriture ne peut montrer que d’une manière différée, tous les enjeux qu’elle prend en charge.

Ces derniers dessinent la complicité culturelle du récitant ainsi que sa complexité d’intervenant multiple impliquant le corps, qui est alors rejoué et reconquis.

La cryptographie, telle qu’elle s’inscrit dans ces œuvres, a pour fonction d’attirer l’attention du lecteur sur la profondeur sacrale, mais également charnelle qu’elle engage. Ces deux dimensions sont liées à l’exigence de forgeage d’une la,ngue nouvelle, espace de plénitude et de tourmente ; langue utopique qui affronte l’histoire en tentant de montrer les clés de son émergence, en amont et en aval . Cette langue comprend qu’elle joue le rôle de « négatif » et de « révélateur » de la langue française et de langue littéraire puisqu’elle permet à l’écrivain de devenir « un passeur de signes autres », déguisés, grâce à la clandestinité du masque que les institutions officielles permettent paradoxalement d’acquérir et de porter.

La cryptographie et les différents moyens privilégiés qu’elle utilise pour mettre en évidence le travail dans le texte, permet de produire l’illisibilité, d’en faire un code, relevable et efficient, dans un espace plus large à savoir celui d’une écriture de l’inachèvement, de la création permanente, de soi et de l’autre, et cherchant à s’inscrire comme telle. Cette écriture permet également de mettre en évidence un rapport à soi-même, marqué par le souci constant d’être simultanément, avec ce qu’on écrit, et de dépasser ainsi les automatismes marquant le plus souvent les pratiques culturelles et scripturaires.

La langue ne serait plus seulement le résultat d’un déterminisme historique, mais elle serait actante et actrice de la scène historique, contribuant ainsi à modifier le champ culturel à plus ou moins long terme.

Notes
171.

Voir Jean Starobinski, Les mots sous les mots, Gallimard, 1971.

172.

Voir Ô Vive, pages 13, 37,39, Poèmes L’âme de l’eau, En urgence heureuse et L’urgence du nom.

173.

In Talismano, pages 56 et 57.

174.

In Talismano, page 230.