L’impossibilité de la littérature de masse

Les écritures que nous venons de rencontrer et de poser, ne sont pas des écritures « légères » : elles « mettent » en danger leur producteur et leur lecteur. Non parce qu’elles installent le désordre, et font bouger les catégories de travail sur la littérature, ce qui serait finalement acceptable, comme l’a été le mouvement Dada, dont la finalité nihiliste n’a pas, pour autant, ébranlé l’ordre établi et celui des signes conventionnels. 

Ces écrits, dont nous venons de présenter les principales caractéristiques, sont liés à une certaine pratique de la clandestinité, c’est à dire qu’ils affrontent, de manière indirecte, les interdits et les tabous de nature culturelle, qui régissent principalement les relations à l’intérieur d’une même communauté ou entre communautés.

A ce sujet, les mêmes réserves que les précédentes sont à exprimer : il ne s’agit pas des interdits les plus voyants. Ces œuvres travaillent en amont de ces interdits. Elles semblent les accepter et les intégrer pour y revenir, pour poser des interrogations ou introduire des traitements qui vont déplacer les enjeux ou en souligner d’autres qui n’ont pas été de suite perçus.

S’inscrivant en porte à faux par rapport aux littératures des années 60 et 70, les œuvres de nos trois écrivains posent leur singularité. Elles désignent seulement leur caractère exclusif, solitaire et esthétique. La langue y est travaillée comme en orfèvrerie, pour produire une emblématique rare, précieuse et rayonnante, mais imprenable parce que originale et inédite.

Les références qui y travaillent ne sont pas de suite saisissables et acceptables. Ces écritures exhibent en effet, dans leurs obscurités, les codages qu’elles utilisent, comme si elles voulaient rappeler leur extrême conscience d’une différence qu’elles veulent préserver, même s’il leur faut, pour l’affirmer, le concours des systèmes dont elles soulignent par ailleurs les indigences et les incompréhensions.

Ces œuvres tiennent à apparaître comme des parcours de création, c’est à dire qu’elles veulent mettre en évidence la profondeur de leur formation, du travail culturel et personnel qui les sous-tend, qu’elles sont enfin les résultantes d’un processus de scrutation et de vision dans lequel intervient une culture active, le fait de se cultiver, c’est à dire de rendre efficient un processus d’acquisition entreprenante du savoir.

Nous avons également vu que ces œuvres cherchaient à se protéger des approches réductrices quelles qu’elles soient. Elles pratiquent ainsi la solitude et l’élection, c’est à dire qu’elles se savent destinées à un public réduit et acceptent ce fait non pas seulement comme un jugement négatif du public, mais également comme une condition en rapport avec leur qualité et leur richesse, leur demande, qui est d’abord celle de la réflexion, de l’intervention active de l’intelligence.

Ces œuvres et leurs créateurs savent également que le problème du lectorat qu’elles n’auraient pas, et le caractère de difficulté qu’on a pu leur reprocher est un faux problème, tout comme l’est celui de la lecture.

Cette dernière activité est peu développée, il vrai, dans des sociétés en majorité de culture orale, analphabète, ou pratiquant peu une langue étrangère, ou ayant peu de contact avec une culture du livre bien implantée. Cependant, même dans les sociétés où cette dernière existe, la lecture de grande consommation arrive en tête, et une grande partie du secteur livresque reste l’apanage des spécialistes. D’autre part, les présentations officielles de ces œuvres, contribuent souvent à les isoler, à en faire des objets interdits, parce que loin des normes en vigueur, conseillées ou recommandées.

Ces œuvres s’attaquent indirectement au mythe institué et longtemps pratiqué, particulièrement en Algérie, d’une littérature de masse qui s’adresserait aux classes populaires, et serait plus représentative que toutes les autres des aspirations populaires, notamment parce qu’elles pratiqueraient une langue simple, ou abordable, qui permettrait d’exposer « simplement » des attentes et des problèmes relatifs notamment à ces classes.

En fait ce sont des oeuvres éclectiques, elles assument leurs liens avec les cultures populaires sans pour autant rejeter leur usage d’un travail « d’obscuration » et de codage, dans le but premier est de montrer la complexité du monde environnant et de la relation que l’on met en place pour le saisir.

Le rapport aux origines populaires est donc un rapport médiatisé, tissé, revu, mis en place dans une série de plans imprévus et inédits qui passent essentiellement par un travail de la forme, comme si cette dernière permettait, grâce aux possibilités de réflexion, de construction et de création qu’elle ouvre, de produire des passages esthétiques rapprochant notamment les systèmes graphologiques au sens large de ce dernier terme.

Ce sont également des écritures globales, synthétiques, s’inscrivant dans la référence à la magie et au talisman, et plus profondément à un système cosmogonique régissant le monde plus ou moins directement et permettant de mettre en place un système de correspondance qui rapproche l’homme des formes en présence dans l’univers.

Elles mêlent à cette option, un vécu et une pratique intense de la modernité ; elles créent également des points de convergence entre les deux. Leur perspective n’est pas de reprendre à leur compte ces savoirs oubliés, mais plutôt de mettre en avant l’importance décisive de la recharge mythique du monde, même au risque de paraître verser dans l’utopie. Cette dernière n’a-t-elle pas été le moteur des pensées innovantes à travers l’Histoire ? L’utopie implique en fait l’interrogation, la suspension et l’imaginaire d’un monde nouveau au quotidien, ce qui semble être une option importante pour chacun des auteurs étudiés.

Les œuvres sont difficiles et se proclament en tant que telles, faisant, comme nous l’avons montré, de cette difficulté à la fois un code d’accès, mais également un préalable à l’écriture, qualité intrinsèque du monde qu’elles reprennent en le révélant obscur, saisissant, regorgeant de symboles le plus souvent illisibles et refermés sur leur secret, d’autant plus violent, plus fondamental qu’il ne se livre guère et reste refermé sur le chiffre de son silence.

Abstractive, hallucinée, taraudée par la perte du nom, l’opération d’écriture jette les bases d’une figuration d’inspiration mathématique des rapports au monde, puisque tous ces textes sont parcourues par la même quête d’une sorte de modèle, de figuration synthétique du monde et des rapports que l’homme y construit ou y choisit de nommer en rapport avec les racines mythiques de sa personnalité.

L’écriture ressentie comme une opération de l’étrangeté, d’abord et avant tout, devient le support à l’élaboration d’un code formel dont le but est de cerner l’activité de cette étrangeté et ses figures ; étrangeté qui peut d’ailleurs porter le nom d’altérité et de différence, comme s’il s’agissait de la circonscrire pour en atténuer les dimensions angoissantes.

Pour conjurer cette dangerosité agissante, le recours à la configuration esthétique et architecturale permet d’aller au-delà de l’obscurité et de l’opacité à l’œuvre dans cette écriture, pour lui proposer des figurations à travers lesquelles elle peut devenir relativement saisissable et parvient à jouir, puis donner à jouir de l’intensité esthétique qui est la sienne, sans en éprouver une quelconque culpabilité. Car, historiquement, au Maghreb, l’émotion esthétique, avant de se déclarer devait avoir un alibi, c’est à dire « servir de support » à l’expression d’un engagement politique ou social : ici, cette mauvaise conscience disparaît enfin pour laisser place à une créativité quelquefois débridée.