Le « Liber Mundi », modèle de l’écriture de la difficulté

Que ce soit pour Dib, pour Meddeb ou pour Khatibi, la lettre n’est pas une forme gratuite : elle s’élabore, se donne à voir et se détache à partir d’un ensemble auquel elle réfère plus ou moins explicitement. Cet ensemble est constitué par la totalité des « mots- lettres », par rapport auxquels, celle qui se détache, signifie et organise la possibilité des sens.

Comme dans le système calligraphique arabe, dans lequel le tracé du qualam se met en place et se diversifie à partir d’une « batterie » minimale de tracés ou de points, qui vont se développer, s’orner, s’entrecroiser, le travail esthétique permet de diversifier les points de vue et d’excaver les mêmes motifs dans une perspective de recherche et de création. Sous la diversité, la tendance synthétique travaille toujours et parcourt comme un canevas dissimulé la densité des créations de ces différents auteurs.

Il semble que cette configuration de l’œuvre, ouverte sur les interrogations qu’elle porte et leurs éventuels points communs, relève notamment, même si les auteurs n’en conviennent pas toujours, d’une interrogation de l’œuvre sur « les fins dernières » pour reprendre une expression chère à Dib. L’œuvre ne se veut pas un phénomène de mode , ou simple souci de répondre à une continuité créative : elle est en fait « vive interrogation », elle pose la question chère au surréalisme « Qui vive ? », tout comme elle cherche à savoir de quelles opérations et de quels mécanismes elle est tributaire.

Elle est donc matériau vivant qui ne s’installe jamais comme nous l’avons déjà dit, dans les mécanismes et les réflexes d’écriture, elle est voie d’accès difficile à la nomination de soi, au Nom.

Nom caché, indéchiffrable, dissimulé comme il l’est dans différents mythes musulmans ou autres, dans lesquels le Nom Ultime de Dieu, autrement dit du monde, reste de l’ordre de l’inaccessible et de l’Evanescence. Dans ces modèles, le nom est une arcane, une discipline intérieure, liée à l’occultation, à la disparition, au glissement des signes permettant l’identification de soi et de l’autre

Le rapport aux autres et au monde confirme le règne de l’intraduisible et de l’indicible : l’écriture poursuit et est poursuivie, par la force du Livre, dont le modèle se retrouve, à la fois dans le Coran, mais aussi dans la veine populaire des contes des Mille et une nuits, ou celles plus savantes des sciences traditionnelles, notamment celles qui ont trait à l’alchimie.

Ce livre idéal serait une pure forme qui contiendrait néanmoins en elle toutes les réalités de ce monde et des autres car il en serait la somme, la synthèse, le symbole, tout comme il correspondrait à l’homme, à la déclinaison de ses noms. Ce livre rêvé permettrait à l’homme d’accomplir et de comprendre la nature du lien vital qui le lie à l’univers.

Comme pour Mallarmé, pour lequel Le Livre existe, modèle abstrait qui prend en charge dans sa substance, dans son organisation et dans sa forme, l’intégralité des lettres et des phonèmes possibles, des textes possibles sous forme synthétiques ou en surbrillance, l’écriture des trois écrivains se fait et se produit en dialogue plus ou moins implicite avec ce modèle.

Pour Dib et Meddeb, ce livre est également présent à travers la lecture qu’en fait le plus grand des Cheikhs, à savoir Ibn Arabi. Cette relecture prodigue une autre vie à ce texte fondateur d’une mystique, et bien plus d’une ontologie, qui concerne l’homme dans la moindre de ses activités.

Elle concerne notamment la relecture de l’Amour et des relations hommes/femmes pour lesquels Ibn Arabi révèle une profondeur, une nouveauté, une originalité d’approche qui semble complètement différente de celle pratiquée dans l’Islam quotidien, dans lequel la femme est socialement et éthiquement reléguée au statut d’être inférieur. Etonnante modernité de cette référence qui propose même une sorte de justification ou d’analyse intérieure d’un phénomène aussi paradoxale que l’amour.

C’est donc en dialogue avec ces arrière-plans omniprésents (même dans l’actualité) et contradictoires, que ces écritures s’organisent, parlent d’elles-mêmes et des autres, de leur rapport au monde. Le Livre du Monde ( pour reprendre cette expression venue du moyen âge ) représente en quelque sorte le modèle implicite repris par les trois écrivains, dans la mesure où il implique des signes privilégiés entretenant un rapport étroit entre l’homme et le cosmos ; ces rapports peuvent être symbolisés de façon formelle. Les œuvres de nos écrivains se chargent d’opérer ce que nous avons appelé des conversions symboliques, qui permettront de mettre en place ce Liber Mundi et d’inscrire, au moins implicitement, les enjeux qu’il représente.

Pour ces trois écrivains, il existe donc une idée du livre total qui traverse et fédère les textes dans leur apparente discontinuité et diversité, en même temps qu’il donne les clés de leur rapport à la création, et le secret de leur pratique d’écriture, en dehors de toute justification matérielle, historique, ou même esthétique.

Car la question qui continue de se poser, ou de se transposer mais qui demeure néanmoins insistante et claire, est celle de savoir ce qui pousse à écrire : instinct ou force qui mène des profondeurs de l’impulsion vers la configuration symbolique et chiffrée, l’œuvre désigne un ordonnancement, une fluctuation, une dynamique au sein de laquelle ressortent des pôles de création ou des directions qui caractérisent celle-là comme dans un processus d’aimantation dans lequel le magnétisme existe sans paraître. L’œuvre est donc le produit du rêve de ce livre total, désiré et porté en soi, commis, repris et effacé, puis relancé selon les règles d’une combinatoire dans laquelle n’intervient qu’un jet de mots sans cesse repris et redisposés.

Le désir de synthèse est ici porteur d’une dimension intérieure, d’une volonté de voir, au-delà des apparences, et surtout au-delà de la brisure que l’on porte en soi, qu’elle soit linguistique, historique ou affective.

Il s’agit de tenter de retrouver la part manquante de soi, non en la fixant de manière définitive, mais en lui donnant la possibilité d’inscrire sa structure kaléidoscopique. Grâce à cette part absente, le créateur acquiert une conscience civilisationnelle se hissant au niveau du métissage dont elle perçoit les enjeux avec acuité. Ce phénomène est bien sûr attaché à la littérature qui apparaît souvent, à travers les siècles, comme un espace de dialogue et de recul, grâce auquel des idées nouvelles sont diffusées : travail sur les mentalités et les catégories qui s’élaborent de manière discrète, mais contribue au glissement stratégique des idées.

Néanmoins, dans le contexte actuel, cette conscience devient plus ample et se situe au centre de certains débats actuels, notamment ceux portant sur les échanges entre civilisations et les questions liées à l’Islam. Dans ce cadre, on peut dire que ces écrivains précurseurs, novateurs et visionnaires, ont en quelque sorte inventé une nouvelle instance énonciatrice de la parole littéraire, mais aussi de la parole entre les peuples.

Cette instance se revendique d’un travail multiple, polyglotte, multiculturel, qui dialogue en prenant en considération les actes de langage, littéraires et autres, qui caractérisent les civilisations dont ils sont issus. Elle tente de fonder leur collaboration dans un espace multiple, polyphone et polymorphe, mais aussi polygraphe. Cette tendance est très nette chez Dib, Meddeb et Khatibi.

On ne peut plus interroger ces auteurs par rapport à leur origine, mais plutôt dans le cadre de cet entrelacs civilisationnel qu’ils ont tissé et dans lequel ils se situent. Plutôt qu’une position de l’entre-deux, nous préférons parler d’une dynamique de communication qui serait celle de la perturbation, c’est à dire du point de vue qui advient et surprend par sa nouveauté et sa puissance.