Mort symbolique et résurrection

L’œuvre et la pratique d’écriture restent parmi les espaces privilégiés pour affronter un des problèmes fondamentaux liés aux « fins dernières », à savoir la mort. Cette dernière constitue la pierre angulaire de ces édifices formels. Elle est d’ailleurs liée de manière indéfectible à la problématique même de la narration. En effet, les voix de celle-ci sont, chez nos auteurs, des voix de nulle part, des voix des métamorphoses et des pertes, de l’extrême conscience et de la vision et contribuent à mettre en place le motif central de la scrutation de la mort en tant que modalité de l’acte d’écriture dans son aspect transitoire et incommunicable.

En effet, le point de vue de la narration, dans les trois œuvres, est d’une grande originalité dans la mesure où il s’affranchit des conventions qui régissent le genre romanesque, même dans ces aspects novateurs.

Dib, Meddeb et Khatibi pratiquent donc un art du conte, de la parabole et de l’apologue. Ces arts impliquent, en dehors du récit joué et mimé par le narrateur, un modelage des faits dans lesquels « la causalité du merveilleux » n’est pas absente, c’est à dire une sorte de subtilisation magique des facteurs agissants, qui permet alors de passer d’un monde à l’autre, d’une référence à l’autre, sans utiliser pour ce faire une quelconque justification.

Il se trouve que ces références, surtout dans le cas de Dib et Meddeb, font intervenir la légende ou le mythe. Dans ces pratiques d’écriture domine alors un dialogue avec cette notion de causalité, d’enchaînement, de suite. Or, cette question est également liée à celle des « fins dernières », terminologie que nous reprenons à Dib. En effet, derrière la remise en question de la continuité des enchaînements, se profilent la rupture et l’absence, comme préfiguration de la mort, qui demeure une réalité difficilement agrégeable, du moins de nos jours, à la conception que nous nous faisons de la vie.

Or, on le sait, dans les civilisations traditionnelles, la mort, non seulement reste la seule réalité de cette existence, qu’elle éclaire d’une lumière toujours inouïe, mais ces civilisations permettent de travailler symboliquement à la préparation de cet ultime voyage, à ce changement d’état. Cette préparation ne se limite pas à l’aspect psychologique de l’individu. Elle comporte un travail sur l’intériorité, un allègement progressif qui amène les individus à se rapprocher davantage de cette centralité paradoxale.

Pour nos trois auteurs, écrire est acte augural en rapport avec l’origine enfouie/enfuie, qu’il s’agit alors de reconnaître, et à laquelle il faut tenter de donner des traits familiers, même dans l’évanescence et la disparition. Dans cette expérience, l’écrivain, le narrateur, essaient d’adopter le point de vue le plus à même de reconstruire cette quête.

Les narrateurs adoptent donc, comme dans le cas de Dib, surtout lorsqu’il s’agit des nouvelles, le point de vue d’une extériorité absolue, qui semble situer la prise de parole dans la mort ou au-delà de la mort, comme s’il s’agissait de montrer que le moteur de l’écriture est le désir de cette mort, pour mieux la circonscrire, ou du moins l’habiter symboliquement et momentanément, cette position permettant de saisir les choses par un cadrage totalement inédit.

Au-delà du simple artifice narratif, un acte véritablement culturel est accompli ici, dont le désir fondateur, est d’essayer de montrer l’importance et le rôle actif de la représentation de la mort. Cette dernière représente une sorte de foyer producteur à rebours : producteur d’images, de motifs, mais surtout d’une sorte de vision intérieure, traversante de tous les motifs, de toutes les conventions, surtout pour dévoiler « l’ensemble du paysage », constitué de tous les aspects de ce dernier, même contradictoires.

Cette vision mortuaire et augurale est une vision insituable, inclassable, qui fait de la narration, un acte essentiellement mystérieux, de nature presque sacrée, qui transforme les faits de la vie quotidienne. Lentement, ils perdent leur apparence de normalité pour « advenir » et dévoiler leur rapport avec l’intériorité lointaine de la mort. Ils en deviennent les signes à rebours, sorte d’écriture incurvée, à l’envers, qui ne délivre son sens que dans cette opération de mise en paradoxe. Cette démarche est saisissable particulièrement chez Meddeb lorsque Youssouf apparaît dans le texte de Talismano 6 et préside à la remontée du narrateur dans l’utérus symbolique jusqu’au sources inséminatrice de l’œuvre.

Cette opération montre que l’implicite et le non-dit sont plus actifs dans la production de l’œuvre que tous les autres facteurs. Elle se perpétue dans Phantasia, puis dans Tombeau d’Ibn Arabi dans lesquels la narration et la déclamation poétique s’organisent en « songeries » paradoxales desquelles la mort et la vision de la mort n’est jamais absente.

L’œuvre et son écriture se situent au-delà des habituels critères de la création ; elle cherche à trouver derrière l’épaisseur des signes, dont elles se revendiquent par ailleurs, un point de convergence, d’élaboration, de vue et de prise de parole qui renverse toutes les données apparentes pour en trouver le fil conducteur qui dicte une organisation peu habituelle.

Semblable en cela à un rituel, l’œuvre et son écriture permettent d’approcher de l’incommunicable à travers l’élaboration d’une forme inouïe, mettant en scène des scénarii impossibles ou extrêmes, intimement liés à une « mythographie », comme nous l’avions appelé pour Meddeb. Par ailleurs, dans le Livre du sang, la mort est jouée selon un rituel sanguinaire et scatologique. Simulacre, elle est également omniprésence.

Elle est aussi patente dans l’abjection et le désordre, dans l’évent final du livre, promis à la perte et à l’oubli. Dans ce jeu d’une écriture qui se resserre et se déploie, on retrouve une dialectique d’approche et de perte, de retour et de disparition, sorte de jeu grâce auquel la narration tente d'apprivoiser sans aucune chance, l’ultime issue de toute chose.

La mort constitue donc le jeu même de la littérature, du moins telle qu’elle est pratiquée par ces auteurs : ils cherchent à l’intercepter et à l’inscrire, sans pour autant être dupes de leur démarche et c’est dans ce décalage qu’ils saisissent sa puissance ironique ou nostalgique, qu’ils transforment par la suite dans leurs écritures, en en faisant la référence de leur narration.

La mort produit donc, chez ces auteurs, une résurrection constituée par un questionnement véritable produit par un lien puissant entre l’aventure d’écriture et la vie. Ils ont puisé dans ce lien la force d’une réalisation effective à travers laquelle, ils ont reconstruit une identité renouvelée, car passée par les caractères du rythme intérieur qui les a réécrit .La confrontation avec la mort pose également la dimension de pérennité de soi souhaitée par le créateur : s’y affronter, c’est choisir d’écrire pour que demeure la voix, trace impossible de soi.

L’écriture de la difficulté apparaît donc ici comme une chance pour le lecteur maghrébin, seulement guidé par son sens de l’actualité et sa sensibilité artistique, d’apprendre à investir sa culture et à l’interroger d’une manière non conventionnelle, en dehors des lieux communs institués dans ces pays ; lieux communs aussi dévastateurs que ceux qui existent en France et qui contribuent à exclure un débat réel et lucide sur la question des nationalités littéraires, si tant est qu’il en existe.

Néanmoins, une chance, si elle se présente, doit quand même se mériter : l’écriture de la difficulté, intervenant en cela comme une production d’avant-garde, nécessite l’effort, l’exigence, le travail sur soi, notamment dans sa dimension intérieure.

Elle est donc porteuse de valeurs et d’attentes qui désignent des appartenances, des attentes, des formulations desquelles la lucidité n’est jamais absente. Elle tente notamment de réapprendre à son public supposé la dimension heuristique du jeu esthétique et formel, jamais contradictoire avec la découverte d’enjeux existentiels majeurs, comme ceux-là étaient transmis par le mythe et les légendes, notamment dans le tracé oral du corps communiquant dans une globalité totale et pour cela, jamais réellement inscrite par l’écriture.

Cette écriture nous rappelle également le rôle fondamental de l’élite dans la mise en place et dans la propagation d’idées nouvelles ou de formulations et d’approches résolument ouvertes et novatrices. Cette élite est paradoxalement devenue une élite errante, ou interculturelle, percevant les réalités nouvelles sur les deux rives de la Méditerranée, par exemple. Cette errance est notamment le résultat d’un déni et d’une absence de reconnaissance, au sens étymologique de ce terme, par les acteurs de la scène culturelle, notamment de la critique en général, et la critique universitaire en particulier.

Forme « décalée » nostalgique ou ironique, productrice d’interrogations plutôt que de réponses, suggérant « les fins dernières » comme l’envers de la conscience triomphante d’une certaine forme de la post modernité, sans pour cela verser dans une quelconque intention eschatologique, elle correspond également à la jubilation pure, forgée par la production de textes destinés , au delà des pouvoirs et des sommations d’identité et de reconnaissance, aux parcours solitaires des existences confrontés à la beauté, à la mort, et à la vie, simplement confrontés,dans une urgence vitale et le proclamant dans les termes de la stupeur et de l’amour.

Autrement dit, ces œuvres possèdent à nos yeux, d’abord et avant tout une valeur ontologique : elles apprennent à vivre et à mourir, dans la perspective utopique et ignée qui est la leur, car elles montrent comment la reconstruction fantasmatique d’une personnalité malmenée par l’histoire et par les retombées culturelles et linguistiques qui ont suivi peut contribuer à forger un individu ouvert et producteur d’un espace renouvelé de la communication.

Le rôle essentiel de la critique peut apparaître à ce niveau : apprendre à saisir la difficulté comme une notion dynamique, de travail et d’élaboration créative, nécessaire pour comprendre le monde moderne, constitué de pluralités et de rencontres, avec les flottements et les incertitudes qu’il entraîne, et qui demeurent avant tout des éléments incontournables de la formation humaine.