Le contexte

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, on ne peut parler d’analyse politique dans la réflexion des dirigeants ; tout au plus les gouvernements font-ils de la politique à court terme en appliquant des mesures ponctuelles répondant à des situations spécifiques, mais dont la dimension humaine est totalement absente. Dans les colonies et tous les territoires éloignés de la métropole, la distance accentue cette attitude.

C’est le cas des ‘comptoirs’ ou ‘concessions’, établissements à but commercial et foyers d’influence, pour lesquels la France et la Grande-Bretagne sont en compétition constante, notamment en Chine. La Concession française de Shanghai est issue d’une volonté de grandeur nationale qui ne prend jamais en compte la réalité locale mais se situe dans la comparaison avec la rivale séculaire de la France, l’Angleterre ; c’est toujours en réaction avec ce que font leurs voisins anglo-saxons que les Français prennent des dispositions, ce qui non seulement relativise la valeur de l’action engagée, mais l’inscrit dans un processus de surenchère lui interdisant toute visée claire qui serait la base d’une construction solide, d’une relation viable. La plupart des consuls français en poste à Shanghai (voir annexe n°1) ne prennent pas de position tranchée, ils essaient de se mouvoir tant bien que mal dans des situations n’ayant aucune chance d’issue, cherchant à s’en sortir, et surtout à se maintenir, en exploitant les faiblesses de la municipalité. De leur côté, les conseillers municipaux gèrent de manière abusive les affaires administratives de la Concession : ils adoptent des mesures qui aggravent la situation et créent des injustices, les vides juridiques entraînant des incitations à la fraude, qui sera réprimée par l’établissement de règlements inadaptés : le cercle vicieux est installé. Les tâches municipales s’empilent du fait qu’ils n’ont pas les compétences nécessaires pour les mener à bien et, poussés par un complexe de supériorité face aux Asiatiques, ils tombent dans les excès du pouvoir, faisant preuve d’un cynisme constant. Ils n’ont aucun projet précis, contrairement aux Anglais, motivés par le commerce, qui vont au bout de leurs objectifs. L’extrême danger que représente ce terrain miné est mis en lumière à travers l’exemple d’une petite structure comme celle de la Concession française où les conflits d’intérêt, les luttes de pouvoir, les tensions sociales rythment le quotidien : c’est toujours le même schéma que l’on retrouve à travers les multiples épisodes que nous relatons dans ce travail.

Les Français, et plus largement les Occidentaux présents à Shanghai durant la période des ports ouverts, ont établi leur propre système médical et sanitaire au sein des concessions pour améliorer les conditions de vie de la population étrangère et lui offrir un confort et des soins correspondant au niveau technique auquel les nations industrielles étaient parvenues. D’une manière symbolique, les Occidentaux expriment là leur rattachement à une identité culturelle, marquant leur différence et leur sentiment de supériorité ; ils légitiment leur action en prônant les valeurs démocratiques du droit à la santé et de l’accès aux soins pour tout individu : la santé et les domaines y afférents sont ainsi instrumentalisés. Leur dénigrement des populations locales tient autant à leur orgueil des progrès technologiques qui ont permis à l’Europe et aux États-Unis d’améliorer l’environnement urbain, qu’à leur ignorance du raisonnement chinois et de sa vision du monde ; la misère régnante justifie leur position jetant le discrédit sur la médecine chinoise, considérée comme inefficace en comparaison avec la médecine occidentale forte des avancées scientifiques de la fin du XIXème siècle.

La santé n’étant pas considérée comme un domaine rentable, les administrations étrangères limitent leur financement aux soins accordés à la communauté occidentale et aux interventions visant à la protéger des épidémies. Le Consul Wilden, en poste à Shanghai dans les années 20, fait preuve d’une remarquable lucidité lorsqu’il met l’accent sur la responsabilité des conseillers municipaux dans la politique menée par la Concession française, et l’impact sur la société, montrant qu’ils font preuve d’un total manque d’intérêt à l’égard de la population chinoise ; bien que celle-ci contribue majoritairement aux finances de la municipalité française, ils refusent d’agir dans des domaines qui relèvent pourtant de l’administration publique, comme ceux de la santé, de l’éducation et de la culture: « Je regrette de constater que les sommes prévues au budget pour le développement des œuvres scolaires, charitables, hospitalières, sont insuffisantes et nullement en proportion avec les dépenses générales. Shanghai, qui est une ville de luxe, se devrait de penser beaucoup plus à la misère qui y abonde. Mais les conseils municipaux sont composés généralement de gens d’affaires, à l’esprit pratique, mais peu altruistes et inaccessibles à la pitié pour tout ce qui est chinois. Ce n’est que peu à peu que nous arriverons à pourvoir cette ville des hôpitaux, des dispensaires et des écoles nécessaires. »

2 Comme l’observe le consul français, Shanghai est prospère, c’est même une ‘ville de luxe’ mais cette richesse ne bénéficie qu’à une minorité de personnes au lieu d’être redistribuée en faveur des plus démunis, et la loi du profit l’emporte sur l’éthique. En outre, la France se prévaut de faire la démonstration de ce qu’est un état de droit et de ce que le progrès technique, conjugué à l’esprit républicain, peut apporter à la population ; il est tentant de faire des expérimentations à grandeur réelle sur un territoire comme celui de la Concession, par le biais des vaccinations de masse par exemple. S’ils croyaient montrer aux Chinois ce qu’est une société dont les structures seraient tellement bien adaptées aux nécessités du peuple qu’elles fonctionneraient toutes seules, sans interventions ni entraves, les Français sont loin d’appliquer ce que Confucius avait observé : si les règles et les lois sont justes elles s’appliquent d’elles-mêmes sans nécessité de sanctions.

Notes
2.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n° 336, Lettre de M. Wilden, Consul général de France à Shanghai, à Poincaré Président du Conseil, Ministre des Affaires étrangères, le 18 février 1924.