Shanghai pendant la période des ports ouverts

Le statut de ‘port ouvert’ adopté pour Shanghai, durant les années 20 et 30, déclenche un processus d’industrialisation et d’urbanisation rapides entraînant des changements économiques et une perception du temps libre qui révolutionne le mode de vie de ses habitants. Avec l’émergence d’une classe moyenne et ses nouvelles habitudes, la consommation n’est plus, comme auparavant, seulement accessible à une minorité de la population, la classe aisée constituée d’environ 100.000 ‘compradores’, bureaucrates et hommes d’affaires chinois qui dominent la vie économique de la ville. Regroupant des clercs, des intellectuels, des petits commerçants et des employés ‘cols blancs’, la nouvelle classe moyenne contribue largement au développement de la consommation dans la ville ; selon l’étude de Xin Ping, 3 un salaire de 60 yuans pour une famille de cinq personnes offre un revenu confortable qui permet à un grand nombre d’employés de s’accorder des loisirs en dehors du budget consacré à la vie courante ; encourageant cet appétit, la publicité pousse la population de Shanghai à se détacher des modèles traditionnels, favorisant l’innovation. 4

Du fait de cette culture de consommation et de la richesse associée à la présence d’étrangers dans les concessions, Shanghai est alors désigné comme le ‘Paris de l’Orient’, appellation qui lui vient non seulement de l’architecture et du cadre agréable de la Concession française -belles villas, rangées de platanes qui embellissent et ombragent ses rues centrales- mais aussi de sa vie nocturne : dans les années 20 et 30, de nombreux night-clubs et cabarets ouvrent leurs portes. L’avenue Joffre, artère centrale de la concession, est le quartier idéal pour se promener ; de nombreux cafés, des petits bars, des cabarets et des restaurants (la majorité de style français ou russe), des cinémas, y attirent les visiteurs ; le premier cinéma luxueux de la ville, le ‘Cathay Theater’, se situe sur l’avenue Joffre, de même que les night-clubs ‘Black Eyes’ et ‘New Hawaii’ qui rendent les soirées des Shanghaiens si excitantes.

L’avenue Edouard VII marque la frontière entre la Concession française et la Concession internationale dont l’image est très différente. Le simple franchissement de cette ligne de démarcation le fait apparaître dans les moindres détails, par exemple la tenue vestimentaire et l’origine ethnique des policiers : au sud de la rue, les agents de police de la Concession française sont d’origine française, russe, vietnamienne ou chinoise mais ceux de la Concession internationale sont recrutés en Angleterre, en Inde et en Chine. En traversant cette rue, c’est une autre vision de l’Occident qu’offre la Concession internationale, considérée comme le ‘New-York de l’Asie’ au vu des imposants immeubles du Bund réalisés durant les trente premières années du XXème siècle par des architectes anglais, américains, russes, japonais, français et chinois pour remplacer les premiers entrepôts, constructions qui révèlent la puissance des grandes banques et entreprises anglo-saxonnes ; c’est ici, en effet, face au fleuve Huangpu, que se situe le centre financier, commercial et industriel de la ville ; où se dressent ces immeubles, tous plus impressionnants les uns que les autres, qui rivalisent pour prouver la supériorité de leur propriétaire. Le Bund exprime de manière flagrante ce que Shao-yi Sun décrit comme la transformation d’un paysage naturel, de vastes marécages encombrés de roseaux, en un paysage culturel. La notion de l’espace et le rapport à l’architecture des Shanghaiens s’en trouvent modifiés : tandis que les demeures traditionnelles chinoises prônent l’équilibre à travers l’harmonie de l’univers, les grands édifices de style occidental affichent leur démesure et donnent aux passants une impression de domination, voire de vertige. 5

Shanghai est aussi devenu un grand centre artistique depuis que les troupes de théâtre du Jiangnan et des autres provinces du sud, ayant fui les régions dévastées par les Taiping, s’y sont concentrées ; la ville donne une grande liberté d’expression aux artistes et tolère une culture aux marges des normes confucéennes qui régissent la société chinoise. Dans les années 20, la rue ‘Si Malu’ de la Concession internationale (à présent Fuzhou lu) offre à la population un large choix de créations théâtrales, tandis qu’on peut observer, comme le fait A. D. Field, l’émergence d’ un nouveau système de valeurs moins élitiste, moins formel, et plus libre ; sous l’influence de l’industrie du film hollywoodien qui domine les trente salles de cinéma de la ville, apparaissent night-clubs, restaurants, cabarets, dancings ouverts par des entrepreneurs chinois qui les adaptent à leur culture chinoise ; comme le font les Occidentaux, ils se servent de ces lieux pour exprimer leur pouvoir et leur richesse. 6

C’est ainsi que Shanghai est rapidement considéré comme une ville occidentale transplantée en Asie. Dans les premières études consacrées à son développement, l’idée domine que sa modernité est une conséquence de l’arrivée des Occidentaux qui ont ouvert la ville au commerce international et à l’économie capitaliste. 7 Pour John K. Fairbank, la Chine moderne est une réponse au choc provoqué par l’arrivée des Occidentaux. Shanghai se démarque des autres villes chinoises : c’est la seule, à la fin du XIXème siècle, à posséder l’éclairage électrique, le téléphone, le tramway, le télégraphe, l’imprimerie, l’eau potable, et ses habitants développent de ce fait un mode de vie différent ; la ‘culture’ de Shanghai s’exprime par un large pouvoir de consommation, avec comme conséquences le développement de la vie nocturne et des divertissements ; ciblant des valeurs emblématiques différente, elle rivalise avec Beijing pour le titre de capitale culturelle de la Chine : création de nombreux journaux, de maisons d’édition, liberté d’expression en matière politique et artistique, accès des jeunes filles à l’éducation. Ces activités ne faisant pas partie du patrimoine traditionnel, la ville est présentée comme une création des étrangers, un reflet de la civilisation européenne et américaine, que ce soit au niveau culturel ou économique.

Cette interprétation a développé en Chine une vision négative des ports ouverts, acceptée par de nombreux écrivains, marxistes ou non. Pour les marxistes, la volonté d’exploitation inhérente au système capitaliste, combinée à l’impérialisme occidental et à sa mainmise sur tous les domaines de la vie du pays occupé, est la marque du phénomène des ports ouverts et amène à les condamner dans leur ensemble ; 8 ils présentent Shanghai sous le joug d’un système semi-colonial qui a détruit l’artisanat traditionnel et entraîné un déséquilibre économique, source de troubles politiques et d’appauvrissement ; on dénonce les Shanghaiens qui ont collaboré au développement d’une économie capitaliste dont les seuls bénéficiaires sont les étrangers.

Ces études mettent l’accent sur la confrontation entre l’Occident et l’Orient, mais d’autres travaux critiquent le poids idéologique de cette dichotomie, et leur approche de la ville privilégie l’histoire sociale et urbaine. Shanghai, malgré son architecture européenne et son système semi-colonial qui octroie un large pouvoir aux puissances occupantes, n’est pas une ville occidentale ; les résidents étrangers, en nombre restreint comparé à l’écrasante majorité de Chinois vivant dans les concessions, sont loin d’être les seuls artisans de la prospérité de la ville. Son extraordinaire dynamisme est bien l’œuvre des Chinois ordinaires arrivés à Shanghai pour trouver un refuge face au désordre politique, ou pour les opportunités de travail offertes par une ville en pleine expansion économique ; avec leur rythme de vie et leur mode d’existence, ils se sont forgés un environnement à leur image. Des travaux récents montrent une image beaucoup plus nuancée de Shanghai, dont la caractéristique est le mélange de diverses cultures, dû aux larges mouvements de population provoqués par les soulèvements politiques et l’effondrement social suite au bouleversement industriel et à la chute des régimes monarchiques. Shanghai compte dès lors parmi ses habitants de riches réfugiés qui appartiennent à l’élite de leur ville d’origine, ainsi que des commerçants qui occupent une position privilégiée dans la région du Jiangnan, mais aussi des personnes ayant des liens avec les soulèvements populaires, qui constituent une population flottante ; la présence d’immigrés venus du Jiangnan, qu’ils soient intégrés à la société chinoise ou restent dans une marge culturelle ou politique, change l’évolution sociale et culturelle de Shanghai. 9

De son côté, l’historienne Linda C. Johnson remet en cause le mythe du miracle économique de Shanghai dû à l’arrivée des étrangers, l’histoire d’un simple village de pêcheurs qui se serait transformé du jour au lendemain en un port international. 10 Avant la venue des Occidentaux, Shanghai faisait déjà partie des vingt plus grandes villes de Chine ; elle était un centre commerçant de grande importance, ayant également développé une industrie du coton ; pour autant, elle ne possédait pas de statut administratif ni de gouvernemental particulier. Ce qui fait donc défaut à la ville, c’est une autorité propre, qu’en effet elle se voit conférer avec l’arrivée des Occidentaux. Marie-Claire Bergère a montré le caractère original de Shanghai, ville cosmopolite et entreprenante, qui doit son développement économique autant aux étrangers qu’aux mandarins et marchands chinois : car l’atout essentiel de la prospérité demeure la réceptivité des Chinois au processus de modernisation engagé par les étrangers. 11

A la fin du XIXème siècle, dans un climat politique et social marqué par le déclin de l’autorité impériale, les crises économiques, les soulèvements populaires et l’appel de certains intellectuels à des réformes de fond, se font jour de nouvelles idées sur le gouvernement municipal. A Shanghai, en particulier, l’élite locale est portée à l’action par l’élévation du statut de la ville qui devient, de 1842 à 1943, port international, et par la présence des municipalités étrangères au sein des concessions. Au début des années 1880, les notables et les marchands locaux commencent à se regrouper ; leurs efforts seront couronnés par la création, en 1905, d’une autorité localement élue et reconnue par le gouvernement impérial, le ‘General Works Board’, institution qui perdra son influence avec le chaos politique général suivant la fondation de la République de Chine en 1912. Toutefois, en 1927 l’établissement du gouvernement nationaliste de Nanjing permet la création à Shanghai d’un gouvernement municipal : malgré le contrôle du gouvernement central, cette période d’autonomie demeure un épisode important qui s’inspire des transformations ébauchées au début du siècle par les notables locaux ; la municipalité applique des règles et endosse des responsabilités inspirées de la tradition chinoise, mais elle s’inspire aussi des nouveaux modèles de gouvernement introduits par les Occidentaux. Christian Henriot retrace le travail de modernisation de cette municipalité, marqué par les conflits de personnes et la relation complexe entre le gouvernement nationaliste de Nankin, les idéologues du Guomindang, et les autorités politiques locales. 12

Quant au rôle prédominant des associations régionales dans la formation de la ville nouvelle, il est souligné par le travail de Bryna Goodman. 13 A Shanghai, les associations régionales et les guildes intègrent l’individu à un réseau social, créant une hiérarchie selon le lieu d’origine : les trois provinces qui dominent sont celles du Zhejiang, du Guangdong et du Jiangsu, chacune concentrée sur un secteur de prédilection ; Après l’accès de Shanghai au statut de port ouvert, les marchands du Guangdong se spécialisent dans le commerce extérieur, tandis que les ressortissants de la province du Zhejiang dominent, dès 1860, les secteurs bancaire et maritime, ainsi que celui de la soie. Certaines associations sont plus prestigieuses que d’autres, prééminence fondée sur la puissance de ses élites locales.La multiplication des associations régionales à l’orée de la République est l’expression évidente de la présence d’une société civile à Shanghai ; elles défendent les intérêts du groupe et encouragent les mouvements politiques modernes : en intégrant sentiment d’appartenance régionale, valeurs nationalistes et principes de la société civile moderne, elles donnent une armature à la société shanghaienne et favorisent la propagation des valeurs nouvelles. Pour Shao-yi Sun, 14 la diversité de la culture urbaine de Shanghai a créé un espace permettant à certains intellectuels radicaux, comme Lu Xun, de bénéficier d’une sécurité et d’une liberté d’expression relatives. C’est à Shanghai aussi que l’industrie du film a trouvé son essor, produisant ses propres films et promouvant de nouvelles stars ; enfin c’est à Shanghai que les habitudes de la vie quotidienne sont empreintes de modernité et d’urbanité.

Ces caractéristiques ont donné de la ville l’image d’une métropole moderne au même titre que New-York ou Paris ; aussi sa rapide croissance économique, en favorisant l’émergence de nouveaux espaces publics au sein de l’environnement urbain, crée-t-elle des zones d’influence ; 15 pour réussir dans la société, il est indispensable de tisser des liens avec les représentants des gangs, présents dans les différentes activités de la ville, dans les lieux de divertissements, commerces, usines et syndicats. Du Yuesheng (1888-1951), le chef de la Bande verte, s’est construit un réseau parmi les membres de la bourgeoisie shanghaienne, tout en nouant une relation étroite avec les autorités du Guomindang, liens qui, après 1932, surpasseront ceux tissés auparavant avec les autorités françaises ; c’est ce réseau qui va permettre à Du Yuesheng de bénéficier d’une respectabilité lui facilitant l’accès aux sphères sociales et politiques les plus élevées. 16

Les ouvriers de Shanghai, pour leur part, vivent la modernisation de la ville à travers son nouveau système de production capitaliste qui, encore marqué par des formes d’organisation traditionnelle comme celle des associations régionales ou celle des contremaîtres et des sociétés secrètes, se traduit par des conditions de travail épuisantes et aliénantes. Plusieurs études ont montré la limite du concept de conscience de classe pour les ouvriers shanghaiens : 17 la plupart d’entre eux sont fortement liés, par la communauté de leur terre d’origine, avec les propriétaires des usines ou les contremaîtres qui leur ont trouvé du travail, instaurant une obligation de loyauté qui leur lie les mains, malgré un juste ressentiment par rapport aux conditions de travail. Cette sujétion est renforcée par les liens traditionnels entre maîtres et apprentis, ainsi que par l’affiliation aux gangs ; les contremaîtres font partie de ce milieu et les ouvriers qu’ils engagent, doivent, en intégrant l’usine, devenir membres de la société secrète à laquelle appartient le contremaître ; les conflits entre les différents gangs installent un climat de violence qui fragmente le monde du travail et empêche les ouvriers d’être solidaires. Toutefois, union et mobilisation restent possibles sur la base d’un sentiment nationaliste : nombreux sont les travailleurs engagés par des entreprises étrangères qui parviennent à dépasser leur conflit de classe pour lutter contre l’impérialisme étranger et les conditions de travail dans les usines. Dans les années 20, de nombreuses grèves sont organisées sous l’impulsion des communistes, pour protester contre la violence des entrepreneurs et des contremaîtres et la présence des étrangers en Chine tandis que les années 30 se caractérisent par un renforcement de l’emprise des gangs sur le monde du travail et, de ce fait, une plus grande aliénation des ouvriers.

Notes
3.

Xin Ping, Cong Shanghai faxian lishi : xiandaihua jincheng zhong de shanghairen ji chi shehui shenghuo, 1927-1937 ( Découvrir l’histoire à partir de Shanghai : la vie sociale des Shanghaiens dans le processus de modernisation ), Shanghai, Renmin Chubanshe, 1996, p 320.

4.

Shao-yi Sun, ‘Urban landscape and cultural imagination: literature, film, and visuality in semi-colonial Shanghai, 1927-1937’, Ph.D. University of Southern California, 1999, p 328.

5.

Shao-yi Sun, op.cit,, p 33.

6.

Andrew David Field, ‘A Night in Shanghai, nightlife and modernity in semicolonial China, 1919-1937’, PhD Columbia University, 2000.

7.

John K. Fairbank, Trade and Diplomacy on the China Coast: the opening of the Treaty Ports, 1842-1854 , Stanford University Press, 1969.

8.

David D. Buck, Achievements in the study of Modern Chinese Urban History , Studies of Modern Chinese History, A bibliographical Review: 1928-1988, Vol II, p 581.

Fan Wenlan, Zhongguo jindai shi ( Histoire moderne de la Chine ), Beijing, Renmin Chubanshe, 1955. Zhongguo ziben zhuyi mengya wenti taolunji ( Recherche sur les origines controversées du capitalisme dans l’économie chinoise ), Beijing, Zhongguo renmin daxue chubanshe, 1957.

Tian Zhujian, Song Yuanchang, Zhongguo ziben zhuyi mengya ( Les bases du capitalisme en Chine ), Chengdu, Bashu shushe, 1987.

9.

Yue Meng, ‘The Invention of Shanghai: cultural passages and their transformation, 1860-1920’, Ph.D. University of California, Los Angeles, 2000.

10.

Lynda C. Johnson, Shanghai: From Market Town to Treaty Port, 1074-1858 , Berkeley, Stanford University Press, 1995.

11.

Marie-Claire Bergère, L’âge d’or de la bourgeoisie chinoise , Paris, Flammarion, 1986.

12.

Christian Henriot, Shanghai 1927-1937, élites locales et modernisation dans la Chine nationaliste , Paris, Editions EHESS, 1991.

13.

Bryna Goodman, Native Place, City and Nation: regional networks and identities in Shanghai, 1853-1937 , Berkeley, University of California Press, 1995.

14.

Shao-yi Sun, ‘Urban landscape and cultural imagination: literature, film, and visuality in semi-colonial Shanghai, 1927-1937’, Ph.D. University of Southern California, 1999 p 14.

15.

Laura Andrews McDaniel, ‘Jumping the Dragon Gate: social mobility among storytellers in Shanghai, 1849-1949’, Ph.D. Yale University, 1997, p 7.

16.

Brian G. Martin, The Shanghai Green Gang, Politics and Organized Crime, 1919-1937 , Berkeley, University of California Press, pp 190-194.

17.

Alain Roux, Grèves et politique à Shanghai, les désillusions (1927-1937) , Paris, Editions de l’EHESS, 1995.

Shiling Zhao McQuaid, ‘Shanghai Labour: gender, politics, and traditions in the making of the Chinese Working Class, 1911-1949’, Ph.D. Queen’s University, Ontario, Canada, 1995.