La médecine, l’action sanitaire et sociale dans les colonies et en Chine

Les études sur la médecine coloniale soulignent les relations extrêmement complexes entre médecine occidentale et sociétés indigènes. Les premières recherches sont axées sur l’émergence d’un nouveau champ d’étude, celui de la médecine tropicale, qui soutient l’expansion européenne dans les pays d’Afrique et d’Asie. Wordboys montre qu’en Angleterre la naissance de la médecine tropicale reste le champ d’action privilégié d’un petit nombre de médecins avides de découvertes qui renforceront et feront avancer leur carrière: « In the metropolitan situation, remote from the practical problems of the tropics, the study of tropical diseases became increasingly preoccupied with scientific problems rather than the problems of poor health » ; 18 le travail sur l’étiologie devient essentiellement scientifique. Viennent ensuite des études qui montrent les changements économiques liés à la colonisation, les transformations sociales accélérées par la grande mobilité due à l’attraction de la prospérité, ce qui favorise la transmission des maladies. 19 Sur le plan économique, la médecine coloniale est présentée comme un instrument indispensable pour garantir une force de travail en bonne santé ; pour Roy Mac Leod et Milton Lewis, la médecine a servi d’instrument à la construction de l’empire colonial, à l’instar d’une force culturelle impérialiste. 20 Pour David Arnold, le point crucial est l’impact de la médecine occidentale sur les pratiques médicales indigènes, ainsi que les expériences indigènes par rapport à la médecine occidentale ; selon lui, la médecine sert à contrôler la population indigène, marquant clairement les limites entre celle-ci et l’État colonial. 21 Dans ce sens, la médecine représente un élément de l’impérialisme culturel qui permet de contrôler mais aussi de transformer les indigènes. Megan Vaughan s’interroge sur le rapport entre la médecine et le discours dominateur qui l’accompagne, tandis qu’elle permet à la puissance coloniale d’exercer son contrôle. 22 Frederick Cooper et Ann Stoler montrent que le discours médical met en évidence les tensions de l’Empire entre l’affirmation universelle de l’idéologie européenne inspirant la conquête, et l’exploitation éhontée des indigènes, et leur maintien dans une position subalterne des raisons raciales. 23 Cette différence profonde entre le discours et la réalité amène Andrew Cunningham et Bridie Andrews à s’interroger sur les avantages de la médecine occidentale dans les colonies, et à remettre en cause les bienfaits de la médecine occidentale dans ce contexte 24 pour deux raisons principales : d’abord la médecine imposée par la force est doublement liée à l’impérialisme des puissances occidentales dans la mesure où les colonisateurs occidentaux et les aventuriers impérialistes sont les agents qui, les premiers, ont propagé la maladie en introduisant des pathologies nouvelles contre lesquelles la population locale n’a pas développé de résistance ; ensuite, la médecine occidentale a été imposée comme un savoir et une pratique étrangère, sans prendre en compte le système médical et culturel déjà existants ; au-delà, la société autochtone a dû trouver des réponses médicales en accord avec sa culture, avec pour conséquence que souvent, pour réagir à l’impérialisme, la médecine locale a dû évoluer à la faveur d’un mouvement nationaliste soucieux de défendre son identité culturelle. Sur ce dernier point, Mary P. Sutphen et Bridie Andrews montrent que c’est souvent la complémentarité entre médecine occidentale et médecine traditionnelle qui a donné naissance à une identité nouvelle, moderne et nationaliste. 25 Selon Brady, la résurgence de la médecine traditionnelle dans les pays en voie de développement, comme chez les Aborigènes d’Australie ou les Maoris de Nouvelle-Zélande, a nourri la lutte contre le colonialisme en renforçant la volonté des indigènes d’exprimer leur fierté à l’égard de leur identité culturelle. 26 C. Leslie remarque aussi que c’est au moment de l’indépendance du pays que le gouvernement indien a encouragé le développement des médecines ayurvedique et yunani. 27 Ce que l’on constate à travers ces études, c’est la survivance, voire le regain de faveur des médecines indigènes après la décolonisation ; en outre, pour se maintenir face à la prédominance de la médecine scientifique, elles ont dû se conformer aux règles institutionnelles. Selon Lock, la reconnaissance officielle des médecines indigènes par le gouvernement présente le danger d’entraîner leur transformation et leur assimilation aux valeurs dominantes : “once a traditional medical system of any kind is officially recognised and incorporated into the dominant institutionalised organisation for provision of health care, then the system is in imminent danger of being transformed so that its values and objectives become reconciled with those of the dominant ideology of the society in question 28 ; il relève notamment que les défis intéressants posés par la confrontation de deux pratiques s’en trouvent neutralisés: “by so doing, any inherent challenge to the dominant order posed by traditional medicine is neutralized, while at the same time certain characteristic features of the traditional system can be consciously used to promote nationalism or capitalism or both.” 29 Le renouveau des médecines indigènes sert ainsi d’instrument politique et économique pour le gouvernement et les entreprises capitalistes qui peuvent, par ce biais, exercer leur influence auprès de la population.

Dans le cas de l’Indochine, Laurence Monnais-Rousselot pointe les contradictions au sein même du projet médical colonial et fait apparaître les transformations liées à l’introduction de la médecine scientifique dans la population locale. La santé est une des priorités de la politique coloniale, d’abord en raison de l’attention portée au bien-être des expatriés et, en second lieu, des populations indigènes : cette attitude trouve son origine dans la politique de valorisation économique qui accompagne la domination, dont l’objectif est d’accroître les potentialités de production des matières premières si utiles à la métropole. Albert Sarraut, ministre français des colonies, inaugure une politique médicale comme base de l’occupation coloniale en instaurant le Service de santé militaire des troupes de marine (devenues ensuite Troupes coloniales) pour assurer le succès de cette politique ; l’Assistance médicale indigène, AMI, doit mettre en œuvre des structures destinées aux populations locales, mais son action est limitée par l’ampleur de la tâche : médecins freinés par leur manque de formation, moyens financiers insuffisants, déséquilibre entre une couverture médicale urbaine importante et l’oubli des zones rurales : « on ne peut saisir la déroute du médecin colonial débarquant en Indochine si l’on ne connaît pas les carences de sa formation universitaire ou l’insalubrité qui s’impose à lui ». 30 A partir des années 30, l’inégalité entre la politique médicale des villes et celle des campagnes se voit réduite. Laurence Monnais-Rousselot note que la réticence des populations indigènes face aux mesures sanitaires vient principalement de leur application trop rapide et de l’indifférence des médecins occidentaux à l’égard des pratiques locales. La pratique sanitaire et médicale des Français a toutefois profondément imprimé sa trace dans le pays.

Dans l’entre-deux-guerres, la politique de santé du gouvernement et des Instituts Pasteur est de mener dans les colonies françaises des recherches sur les maladies tropicales afin d’établir les bases d’une pharmacopée pour lutter contre les épidémies; Patrice Trouiller en souligne toute l’ambiguïté en montrant que les buts visés sont avant tout les impératifs économiques et scientifiques de la métropole : « De la recherche biomédicale des années 20 et 30 et de la seconde guerre mondiale, est sortie une abondance de composés de synthèse. Les laboratoires de recherche et les industriels de la pharmacie répondaient ainsi aux besoins formulés par les dirigeants politiques et les praticiens des structures sanitaires d’outre-mer. (…) Le tiers des médicaments essentiels encore employés quotidiennement en médecine tropicale est issu de cette période faste (…) Le déclin du fait colonial et l’accroissement du commerce international sonne alors le glas de la recherche pharmaceutique tropicale. » 31 Ainsi sont mises en évidence les motivations réelles dans l’émergence et le développement de la médecine tropicale.

Dans le cas de la Chine, soumise à la pression impérialiste des nations occidentales autant que du Japon, le gouvernement chinois est pris en otage par des médecins chinois de formation occidentale. Hsiang-Lin Lei et Yip Ka-che, montrent qu’ils souhaitent détenir seuls le pouvoir au sein du ministère de la Santé fondé en 1928 par le régime nationaliste ; ils exigent l’abolition de la médecine traditionnelle sous prétexte de modernisation. Face à cette attaque, les médecins chinois traditionnels s’organisent et s’engagent dans une réforme de la médecine chinoise ; leur objectif étant également de s’appuyer sur le gouvernement nationaliste de Nanjing pour accéder au pouvoir politique, ils adoptent le discours de la modernité et s’efforcent de redéfinir la médecine chinoise selon les termes de la science occidentale : « Côté chinois, depuis que, voici à peu près un siècle, la Chine s’est mise à s’exprimer dans une novlangue que l’on pourrait appeler « l’occidental », l’acclimatation en masse de termes empruntés aux langues européennes, associée au refoulement des anciennes conceptions qui a suivi la perte des références classiques, a créé les conditions d’un grand flou conceptuel, où derrière les approximations sémantiques se laisse deviner aisément la composante idéologique : la préoccupation anxieuse de ne pas être en retard d’une modernité sur le modèle occidental, une certaine volonté de prouver qu’on est aussi bien nanti, voire souvent qu’on a eu l’antériorité de l’invention, crée une habitude d’appropriations aussi rapides que trompeuses. Puisque la Chine ne vaut pas moins que l’Occident, en vient-on à dire en substance, ce que l’Occident a pensé, la Chine l’a bien pensé aussi : et en fouillant un peu l’héritage national, on s’apercevra même que celui-ci l’avait depuis longtemps énoncé, quoique dans ses termes. Et c’est ainsi qu’au moment même où il est idéalisé, cet héritage se trouve gauchi par sa propre reformulation en termes étrangers à ses cadres d’origine, désormais difficilement décodables. » 32 Cette confrontation au sein du pouvoir politique donne lieu à une relation asymétrique entre les deux médecines, la médecine chinoise se trouvant dans l’obligation d’élaborer un nouveau langage afin de créer une voie d’accès à la compréhension des Occidentaux et de prouver que malgré une approche différente, les techniques thérapeutiques restent équivalentes. Pour éviter que leur discipline soit éliminée et remplacée par la médecine occidentale, les médecins chinois mettent tout en œuvre pour adapter leur pratique au nouveau contexte, la recréant selon les termes de la science médicale occidentale: « If Chinese medicine is really the phenomenon closest to ‘alternative science’, it is this recent history which brings together two previously distinct networks and thereby constitutes modern Chinese medicine into a discipline comparable to a science », 33 attitude ayant toujours cours actuellement où la médecine chinoise n’est reconnue qu’entant qu’alternative à la médecine occidentale.

Dans son étude sur la nourriture à Shanghai et ses répercussions sur la santé, Swislocki montre également l’asymétrie entre les deux médecines. Les statistiques ont permis d’établir les conséquences directes des erreurs de gestion 34 sur la santé des populations, éléments de compréhension que ne possédait pas l’État impérial. L’avancée des connaissances dans le domaine de la nutrition offre aux réformateurs de la période républicaine des moyens pour conceptualiser les implications de la nourriture sur la santé. Le gouvernement nationaliste de Nanjing ne manque pas d’utiliser cette donnée de la médecine occidentale dans ses objectifs de modernisation : il fait mener une enquête sur les conditions de vie des ouvriers shanghaïens, met en lumière de graves problèmes de malnutrition, et charge le bureau des Affaires sociales, organe de la municipalité chinoise, de les traiter en s’appuyant sur les principes de la médecine occidentale. Dans cette optique, tout ce qui est traditionnel, donc chinois est balayé par le courant de modernisation, jusqu’aux habitudes alimentaires qui se voient bousculées par l’introduction de la cuisine occidentale ; se méprenant sur la valeur intrinsèque des pratiques ancestrales et les mettant en cause dans l’état de faiblesse physique et morale de la nation chinoise, les réformateurs ne voient plus qu’à travers une occidentalisation forcenée mais les Chinois restent attachés à leurs habitudes alimentaires, et aux pratiques de la médecine chinoise en ce qui concerne la santé individuelle. 35

D’autres villes chinoises ont fait l’objet d’études dans ce domaine. Ruth Rogaski considère le cas de Tianjin de 1859 à 1953, et montre la part active jouée par l’élite chinoise dans l’application des principes modernes relatifs à l’hygiène et à la santé publique. 36 A Tianjin, contrairement aux colonies, l’adoption de la médecine occidentale vient du gouvernement chinois ; aussi l’histoire de la santé publique ne doit-elle pas y être assimilée à un processus de colonisation des corps ; bien au contraire, ce qui la caractérise c’est la manière dont la protection du corps a mené à la défense de la nation, cette action émanant d’une sphère publique contestataire. De son côté, Florence Bretelle-Establet étudie les pratiques de santé en Chine du Sud de la fin de l’Empire au début de la République, à travers les interactions des diverses cultures en présence ; la médecine scientifique y est introduite par les postes médicaux consulaires français ainsi que les institutions sanitaires et médicales religieuses qui jouent un rôle important dans l’expansion de la médecine occidentale, notamment par la formation de médecins chinois qui seront réquisitionnés par l’armée ou la police chinoise. Au Guangxi et au Guangdong l’enchaînement des épidémies de variole, de choléra et le paludisme, découragent le médecin français qui n’a pas les moyens légaux de mener une réelle politique sanitaire à l’échelle de la région tandis que les actions engagées par les dirigeants locaux présentent de graves lacunes, laissant perdurer les pratiques superstitieuses au lieu de soigner les malades et d’imposer des règles strictes d’hygiène.

Les études sur la médecine coloniale ont montré que l’hygiène et la médecine, sous couvert de mission civilisatrice, ont constitué pour les puissances occidentales un moyen de contrôle sur le pouvoir politique indigène et les populations locales. Selon les Occidentaux, santé publique et médecine moderne se réfèrent à un monde naturel unique, transculturel et transnational et expriment des principes universels dont l’application, effectuée en général de manière coercitive, 37 même si elle porte l’idée d’un bienfait nécessaire est mal perçue et entraîne inéluctablement une transformation sociale. Le pouvoir étranger, relayé par les médecins formés par lui qui diffuse sa politique médicale, impose à la population locale de nouvelles habitudes et de nouveaux codes transmis par le gouvernement colonial. Si, à l’intérieur du pays, l’action des médecins occidentaux est limitée par le gouvernement chinois, la situation dans les concessions de Shanghai est différente car les nations étrangères y ont un pouvoir politique qui s’étend jusqu’en dehors de leur territoire et les mêmes mesures seront appliquées durant l’occupation japonaise de la ville, par le biais de règlements municipaux et d’une surveillance assurée par leur propre police.

Notes
18.

Michael Wordboys, The Emergence of Tropical Medicine: a study in the establishment of a scientific speciality , p 83, in Gerard Lemaine, Roy MacLeod, Michael Mulkay, Peter Weingart, Perspectives on the Emergence of Scientific Disciplines , Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1976.

19.

Il s’agit notamment des livres de Gerald W.Hartwig and K.David Patterson, eds., Disease in African History , Durham, Duke University Press, 1978 ; Randall M. Packard, White Plague, Black Labor: tuberculosis and the political economy of health and disease in South Africa , Berkeley, University of California Press, 1989.

20.

Roy MacLeod, Lewis Milton, eds, Disease, Medicine, and Empire, Perspectives on Western medicine and the experience of European expansion , London and New York, Routledge, 1988.

21.

David Arnold, Imperial Medicine and Indigenous Societies , Manchester, Manchester University Press, 1988. Colonizing the Body: state medicine and epidemic disease in Nineteenth-Century India , Berkeley, University of California Press, 1993.

22.

Megan Vaughan, Healing and Curing: Issues in the Social History and Anthropology of Medicine in Africa, Social History of Medecine, 7 (1994).

23.

Ann Laura Stoler, Frederick Cooper, eds, Tensions of Empire: colonial cultures in a bourgeois world , Berkeley CA, University of California, 1997, introduction.

24.

Andrew Cunningham and Bridie Andrews, Western Medicine as contested knowledge , Manchester University Press, 1997.

25.

Mary P. Sutphen, Bridie Andrews, Colonialism, Medicine and Identity , London and NewYork, Routledge, 2002.

26.

Cité par K. Tsey, Traditionnal medicine in contemporary Ghana : a public policy analysis, Social Science and Medicine, 45, 7, pp 1065-1074.

27.

Article de C. Leslie, Ambiguities of medical revivalism in India, dans C. Leslie (ed.), Asian Medical Systems , Berkeley, University of California Press, 1976.

28.

M. Lock, Rationalization of Japanese herbal medication: the hegemony of orchestral pluralism, Human Organisations, 49, 1, 41-47.

29.

Op.cit.

30.

Op.cit., p 16.

31.

Article de Patrice Trouiller, Médicaments indigènes, p 199, dans Rony Brauman, Utopies Sanitaires , Paris, Editions le Pommier-Fayard, 2000.

32.

Rainier LANSELLE, L’hospitalité comme impensé, p 275-276, Alain MONTANDON, Le livre de l’hospitalité , Bayard 2004

33.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine encountered the State : 1910-1949’, PhD. University of Chicago, 1999, p 266. « Si la médecine chinoise est vraiment le phénomène le plus proche de la ‘science alternative’, c’est durant cette période historique récente que deux réseaux auparavant distincts se rapprochent et de ce fait élaborent la médecine chinoise moderne en discipline comparable à une science. »

34.

Mars S. Swislocki, ‘Feast and Famine in Republican Shanghai: urban food culture, nutrition, and the State’, PhD. 2001, p 175.

35.

Mars S. Swislocki, op.cit.

36.

Ruth Rogaski, ‘From Proctecting Life to Defending the Nation : the Emergence of Public Health in Tianjin, 1859-1953’, PhD. Yale University, 1996.

37.

Comme le note Laurence Monnais-Brousselot, l’aspect de contrainte est à nuancer car la santé publique qui se développe au XIXème siècle en Occident présente un caractère coercitif du fait qu’elle doit changer les habitudes et en imposer de nouvelles. En Indochine comme en métropole, la médecine s’immisce de plus en plus dans la vie de la population locale. Le gouvernement édicte des règles de conduite : « c’est ce que la colonisation attend de lui (l’art médical) : une omniprésence, hygiénique parfois coercitive, surtout en un lieu où la morbidité violente nécessite cette ferme prise en main. » dans Médecine et colonisation, l’aventure indochinoise, 1860-1930 , p 15.