Le cas de Shanghai

La ville est partagée en trois zones soumises à des juridictions différentes et, même s’il conserve une part d’autonomie, le pouvoir du gouvernement chinois est compromis par la politique impérialiste des puissances occidentales. La présence étrangère est visible à travers une politique urbaine active inspirée de l’architecture européenne : construction d’un système d’égouts, approvisionnement en électricité et en eau potable, fondation d’hôpitaux, création d’un service de tramways. L’expression de Delaporte, selon laquelle « la civilisation a pour compagne l’égout », se vérifie à Shanghai où les Occidentaux revendiquent leur appartenance à un monde civilisé par la réalisation de travaux d’assainissement, conseillés en cela par les médecins européens qui soulignent l’insalubrité des villes chinoises et s’inquiètent des risques pour la santé publique. Il est à remarquer que les états totalitaires ont toujours revendiqué ce lien entre civilisation et propreté : « la civilisation, c’est toujours celle du conquérant, de l’envahisseur domestique qui, à l’opposé du barbare venant semer sa merde partout où il passe, marque le parcours de ses conquêtes d’un interdit primordial : ‘Défense de chier ici’  » 38 et « l’État institutionnalise d’autant plus précisément la triade ordre-hygiène-beauté qu’il est totalitaire. » 39 du fait de « la consubstantialité (…) du lien qui unit l’impérialisme d’un État à sa police du déchet » ; 40 les maîtres expriment leur mainmise en désignant les lieux de l’ordure et de la défécation. Comme le décrit l’anthropologue Mary Douglas, la souillure « que ce soit la souillure du sacré ou la saleté profane, est toujours définie arbitrairement et contribue à constituer un ordre du monde » ; et la société se définit à travers une distinction nettement établie : « la saleté est une offense contre l’ordre. En l’éliminant, nous nous efforçons positivement d’organiser notre milieu. (…) La réflexion sur la saleté implique la réflexion sur le rapport de l’ordre au désordre, de l’être au non-être, de la forme au manque de forme 41 S. Crochet précise que « la saleté, c’est donc quelque chose qui n’est pas à sa place. En français, cela se vérifie si l’on observe le sens figuré que prend le mot ‘propre’ qui désigne ‘ce qui convenable, adapté, approprié, bref ce qui prend place dans un certain ordre’ ». 42 En arrivant à Shanghai, les Occidentaux sont persuadés qu’il y va de leur survie de garantir cet ordre et, à cette fin, désignent les limites entre le sale et le propre selon leurs critères basés sur des notions d’hygiène appuyées sur la science « depuis Pasteur, notre idée de la santé est liée à l’absence ou à l’élimination de germes pathogènes, par le bain, le recours au savon et l’utilisation de produits présentés comme désinfectants ». 43 Ces pratiques sont renforcées par la conviction que le bien-être est une récompense gagnée de haute lutte, une victoire sur les forces obscures de la nature ; domestiquer pour faire accéder à la culture, rendre esthétique pour ennoblir, ces notions prônées par les municipalités étrangères et marquées par la croyance qu’elles découlent d’une civilisation supérieure, ont joué un rôle crucial dans l’évolution de l’urbanisme et dans la formation de la domesticité moderne à Shanghai ; les Occidentaux regardent, jugent, et mettent en pratique leur conception de l’environnement en organisant un service de vidanges, nettoiement des rues, désinfection, et en établissant des règlements urbains. La presse joue son rôle en diffusant dans les centres urbains ces mêmes principes issus de l’hygiène publique et de la médecine moderne : certains auteurs placent la propreté au rang des innovations et préconisent l’application des méthodes étrangères, tandis que d’autres valorisent les techniques traditionnelles basées sur le bon sens. La vision chinoise est bouleversée par de nouveaux concepts ; au début de l’ère républicaine, les Chinois des grandes villes se familiarisent avec la théorie des germes qui rend les bactéries pathogènes responsables de certaines maladies, et la médecine scientifique qui émerge aux États-Unis est progressivement diffusée en Chine par des agences locales de santé publique; 44 selon Frank Dikotter, la théorie des germes s’y répand dès les années 1910 45 où des colonnes réservées à la médecine apparaissent dans divers journaux des centres urbains, 46 tandis que des livres de poche de nature scientifique énoncent des principes d’hygiène dans le domaine de l’habillement, l’alimentation et le ménage, dont ils encouragent l’application par la population. 47 Bridie Andrews pense que ce savoir n’a été entièrement adopté par la communauté médicale chinoise qu’avec la généralisation des antibiotiques dans les années 1940. 48 De leur côté, certaines institutions chinoises se font l’écho des nouvelles théories : l’Association médicale nationale, constituée principalement de médecins chinois de formation occidentale, est fondée en 1915 et pousse le gouvernement à créer un Conseil de Santé publique, établi l’année suivante sous contrôle chinois, 49 dont l’objectif est d’informer la population des règles de l’hygiène et de l’éduquer afin qu’elle puisse se prémunir des maladies en appliquant les principes modernes ; l’Association publie aussi un journal qui transmet ce savoir ; elle devient en 1932 l’Association médicale chinoise, qui continue de valoriser la médecine scientifique et d’assurer son application en Chine. 50

L’étude de Constance Orliski sur la presse féminine chinoise du début du siècle montre que certains réformateurs chinois, impressionnés par l’architecture et l’environnement bien ordonné des concessions symbolisant à leurs yeux la puissance étrangère, prônent cet idéal de gestion urbaine garant de propreté, qui permettrait une régénération de la nation chinoise. 51 Des écrivains revenant de l’étranger donnent leur impression sur les résidences qu’ils ont vues, les présentant comme des modèles de modernité et de raffinement et allant jusqu’à reprendre les critiques étrangères sur les quartiers chinois, leur promiscuité et les habitudes sanitaires traditionnelles qu’ils considèrent comme le reflet d’un état faible ; il leur paraît indispensable pour la résurrection du pays d’adopter des critères d’ordre et de propreté en diffusant le plus largement possible la science sanitaire occidentale dans la sphère domestique. Pour ce faire, l’intermédiaire idéal est la femme au foyer : grâce au savoir occidental, la mère de famille peut contrôler les maladies et, en civilisant le corps, régénérer la santé de la nation ; ils se font l’écho des concepts et du langage scientifique relatifs aux principes modernes d’hygiène publique. C. Orliski, constate qu’il s’agit d’une construction coloniale, les préoccupations de ces chinois voyageurs à l’égard de la sphère domestique étant une extension de la critique portée à la fin du XIXème siècle sur la civilisation chinoise par les étrangers présents en Chine. Un autre courant d’écrivains prône des mesures sanitaires issues de la médecine chinoise, qu’ils ne jugent pas si éloignée des principes énoncés par la médecine scientifique. Si la presse féminine vante à l’envi les bienfaits de la médecine scientifique et des théories occidentales sur l’hygiène, les femmes de la classe bourgeoise qui lisent ces journaux conservent toutefois leurs habitudes de vie, car il leur est difficile de pratiquer un sport pour se maintenir en bonne santé comme le préconisent les journaux qui valorisent l’image des femmes occidentales de Shanghai dont le sport favori est le tennis. En bref, la diversité des perspectives présentées aux lectrices de la presse féminine suggère que l’efficacité de la science sanitaire, en ce début de siècle, n’a pas encore été prouvée de manière absolue. 52 De leur côté, c’est pour des raisons politiques que les municipalités étrangères assènent le discours sanitaire : en invoquant l’absence d’une politique de santé publique du gouvernement chinois, l’insalubrité et les risques d’épidémies qu’elle provoque, elles désirent étendre leur pouvoir et leur contrôle sur certaines parties de la ville demeurées sous juridiction chinoise ; la municipalité chinoise de Shanghai est ainsi présentée comme impuissante à gérer efficacement les épidémies et à élaborer une politique préventive, faisant courir un risque aux populations étrangères des concessions ; il est donc du devoir des Occidentaux de contrôler ces zones. En dressant une barrière est dressée entre le propre et le malpropre, soi et l’autre, on délimite un périmètre entre l’étranger et l’individu civilisé, ce qui permet de se placer dans une position de domination ; ce discours justifie la concentration du pouvoir entre les mains des représentants étrangers, position légitimée par un savoir sur la santé qui passe par la connaissance des causes de la maladie, autant dire la maîtrise absolue de la vie.

Notes
38.

Dominique Delaporte, Histoire de la merde , Paris, Bourgeois, 1978, p 52 ; cité par Soizick Crochet, Le péril fécal , p 30-31.

39.

Dominique Delaporte, op.cit., p 51.

40.

Dominique Delaporte, op.cit., p 54.

41.

Mary Douglas, De la souillure, essai sur les notions de pollution et de tabou , Paris, Maspéro, 1971, (rééd.1992) p 24-26.

42.

Soizick Crochet, Le péril fécal, dans Rony Brauman, Utopies Sanitaires , Paris, Le Pommier-Fayard, p 24.

43.

Soizick Crochet, op.cit., p 24.

44.

Ka-che Yip, Health and Reconstruction in Nationalist China , Ann Arbor, Association for Asian Studies, 1995.

45.

Frank Dikotter, Sex, Culture and Modernity in China , Honolulu, Hawaïi UP, 1995, 97-98, cité par Constance Orliski, ‘Reimagining the Domestic Sphere: Bourgeois Nationalism and Gender in Shanghai, 1904-1918’, Ph.D. University of Southern California, 1998 p 97.

46.

Perry E. Link, Mandarin Ducks and Butterflies: Popular Fiction in Early Twentieth-Century Chinese cities , Berkeley, University of California Press, 1981, pp 157-158, Constance Orliski, p 97.

47.

Frank Dikotter, Sex, Culture and Modernity in China , p 123.

48.

Bridie J. Andrews, Tuberculosis and the Assimilation of Germ Theory in China, Journal of the History of Medicine 52, January 1997b: 114-151. cité par Constance Orliski, Reimagining the Domestic Sphere , p 97.

49.

Ka-che Yip, Health and Reconstruction in Nationalist China , p 28.

50.

Ka-che Yip, op.cit., p 28.

51.

Constance Orliski, ‘Reimagining the Domestic Sphere: Bourgeois Nationalism and Gender in Shanghai, 1904-1918’, Ph.D. University of Southern California, 1998.

Lydia Liu, Translingual Practice: Literature, National Culture, and Translated Modernity, China, 1900-1937 , Stanford University Press, 1995, p 308-309 ; dans le discours du début du XXème siècle en Chine lié à l’hygiène, le terme ‘wenming’ (civilisé) est associé aux modèles occidentaux d’ordre et de propreté.

52.

Constance Orliski, ‘Reimagining the Domestic Sphere: Bourgeois Nationalism and Gender in Shanghai, 1904-1918’, Ph.D. University of Southern California, 1998.