La création de la Concession française

Les Français, bénéficiant de l'expérience des Anglais et de la connaissance du pays acquise par les missionnaires jésuites, sont plus précis dans les termes du traité signé le 24 septembre 1844 entre le gouvernement chinois et le gouvernement français. L'article 11, outre la reconnaissance pour les Français du droit de commercer librement dans les cinq ports ouverts, définit leurs conditions d'installation. Le traité permet au premier consul, Charles de Montigny, d'établir, le 6 avril 1849, un accord avec le Daotai Ling relatif à l'établissement et à l'administration de la Concession française ; comme pour sa voisine, le consul Charles de Montigny, en déclarant que les ressortissants français appartenaient à la ‘nation la plus favorisée’, comme l’avait fait le consul anglais Alcock pour les sujets anglais, s'arroge la totalité des pouvoirs, ne donnant droit à aucun représentant officiel étranger ou chinois d'exercer son autorité dans les limites de la Concession. Cette situation entraîne des dissensions entre les différentes nationalités de plus en plus nombreuses à Shanghai.

Avant 1900, l'état d'esprit des consuls français de Shanghai, plus particulièrement celui du fondateur de la concession française Charles de Montigny, est marqué par une volonté de grandeur nationale passant par le soutien aux intérêts économiques et commerciaux français. La France, devancée par les Anglais, doit renforcer sa présence en Chine. L'expansion de l'industrie et de l'économie françaises incite ses représentants politiques à chercher en Extrême-Orient des débouchés pour les marchandises et des ressources en matières premières, toutefois leur politique à l’égard d’une présence française en Chine reste ambiguë. Pour le gouvernement français il s'agit de participer à l'ouverture de la Chine au commerce international, de ne pas rester en dehors du partage de la Chine entre les puissances étrangères, et la France fait preuve d'une activité diplomatique offensive ; elle obtient de la Chine des privilèges qui lui permettent notamment de consolider sa position dans le Guangdong, le Guangxi et le Yunnan -trois provinces chinoises sous l'influence partagée de la France et de l'Angleterre. Toutefois, les moyens financiers mis à la disposition des représentants français en Chine, notamment au poste consulaire de Shanghai, sont très faibles ; à Shanghai, les consuls Montigny, puis Edan, doivent, dans les premiers temps de la concession, faire face à maintes difficultés financières 85 et cherchent à les résoudre en imposant des taxes municipales à la population étrangère aussi bien que chinoise, ce qui ne va pas sans mal : refus des étrangers résidant sur la concession de s'acquitter des taxes, ingérence des autorités chinoises dans la gestion de celle-ci en continuant à percevoir des impôts sur la population locale, alourdissant les charges.

Dès la création de la Concession française en 1849, le désir français d'indépendance prévaut avec le premier consul français, Charles de Montigny ; l'objectif est d'assurer à la France un territoire autonome en Chine. Dans le cas d'une concession étrangère unique à Shanghai, la prédominance reviendrait aux Anglais qui sont la première des nations à avoir signé un traité avec les autorités chinoises ; de plus, le dynamisme économique et la présence plus importante d’Anglais rendent incontestable leur rôle de leader. Or Charles de Montigny, animé de vifs sentiments nationaux, se considère comme le pionnier et l'artisan de l'expansion économique, culturelle et religieuse de la France en Chine, ce qui ne peut s'effectuer au sein d'un territoire où les Anglais contrôlent le pouvoir politique et l’administration, entravant toute possibilité d’action. Aussi souhaite-t-il créer une enceinte autonome française pour y garantir des bases solides au commerce, y faciliter l'implantation des industries et des banques et permettre l’œuvre des missionnaires. Cette tâche se révèle ardue : l'obtention d'un territoire auprès des autorités chinoises nécessite patience et fermeté. Charles de Montigny est un militaire qui, grâce à ses qualités, est appuyé par des personnes influentes et veut participer à la présence française en Chine. En premier lieu, le ministère des Affaires étrangères refuse de prendre sa demande en considération. Montigny n'est pas un diplomate ; usant de persévérance, faisant intervenir ses relations, il est désigné pour accompagner la mission menée par De Lagrené, qui aboutit à la signature du Traité de Huangpu le 24 octobre 1844 autorisant l'acquisition par les Français de terrains dans les cinq ports ouverts. 86 Mais le Daotai tergiverse pour l’appliquer. Après neuf mois de démarches, de négociations interminables, d’obstacles constamment dressés et de remises en cause de décisions déjà prises par le Daotai, un terrain est finalement acquis pour le compte d’un citoyen français, M. Rémi, horloger souhaitant ouvrir un commerce à Shanghai. Par ailleurs, pendant la révolution de 1848 et sous l’Empire, la France se préoccupe en priorité de ses ambitions européennes, négligeant les devoirs qu’implique sa présence en Chine. Aussi, tout au long de sa nomination à Shanghai, Charles de Montigny devra-t-il composer avec un manque de moyens financiers : salaires trop faibles qui ne correspondent pas au coût de la vie à Shanghai, impossibilité de gérer le Consulat faute de pouvoir rémunérer suffisamment ses employés. 87 Après l'obtention de son poste de vice-consul à Shanghai, Montigny met l’accent sur la recherche de débouchés commerciaux pour les marchandises françaises en Chine et s'appuie sur les missionnaires pour trouver à l'intérieur du pays des produits chinois pouvant intéresser les entreprises françaises. Son travail l’amène à rédiger un ouvrage de 308 pages, le Manuel du Négociant français en Chine ou Commerce de la Chine considéré au point de vue français . Sa deuxième tâche est d'établir la Concession française comme plaque tournante de l'activité commerciale et diplomatique avec les autorités chinoises et les autres puissances étrangères. Tout en se conformant aux clauses du traité, Montigny veut donner à la France, face à ces dernières, une position avantageuse à Shanghai. Dans ce travail, il se trouve à la merci de la bonne volonté des Daotai qui décident, sans contrôle du gouvernement central, de la politique à suivre.

Montigny est resté dans les mémoires comme le symbole de la présence française à Shanghai en raison de son attitude ferme et de sa persévérance à l'égard des autorités chinoises ; il reste aussi une figure de référence du fait de sa défense de la communauté étrangère contre le mécontentement de la population locale et les attaques des brigands chinois. A ses yeux, afficher la grandeur et la force militaire de la France est le moyen le plus sûr d'être respecté des autorités et de la population chinoise.

Notes
85.

ADN, Fonds Shanghai, Série C n°1, 3, 4, 5, Correspondance entre le Ministre des Affaires étrangères et les Consuls Montigny et Edan de 1847 à 1863.

86.

Jean Fredet, Quand la Chine s’ouvrait, Charles de Montigny , Imprimerie de Tousewei, Shanghai, 1943.

87.

ADN, Fonds Shanghai, Série C n°1, 2, 3, 4, Consulat de France à Shanghai, Registre de correspondance avec le Ministre des Affaires étrangères, de 1847 à 1859.