1.2. La Concession française de Shanghai de 1849 à 1862

1.2.1. Le problème des missionnaires

Mais la tâche de Montigny ne s’arrête pas aux limites de la concession : il doit aussi assurer la protection des missionnaires résidant en dehors des ports ouverts. Le christianisme peut certes s'exercer à l'intérieur des ports ouverts puisque l'article 22 du traité énonce que les Français installés dans les ports ouverts peuvent « établir des églises, des hôpitaux, des écoles, des cimetières ». Toutefois, bien que la religion chrétienne soit tolérée dans tout l'Empire, les missionnaires font l'objet de nombreuses attaques ou arrestations. Le consul Montigny instaure en 1849 un système de ‘cartes de sûreté’, mentionnant le nom et la nationalité du missionnaire, à présenter en cas d'arrestation : « J’ai mis à exécution un projet que j’ai conçu depuis longtemps, j’ai remis à nos missionnaires des cartes de sûreté en chinois. J’y rappelle que par le traité, en cas de plaintes concernant mes nationaux, ils doivent m’être ramenés avec égard et protection (article 23). Je ferai reconnaître ces cartes de sûreté aux mandarins, en leur disant que mes nationaux ne portant pas écrit sur leur front le noble titre de Français, je leur remets ces cartes pour qu’ils puissent se faire reconnaître pour Français aux autorités, et réclamer leur appui dans le cas de rixes ou d’émeutes dans lesquelles ils pourraient se trouver » 88  ; selon Montigny, elles rendirent quelques services et il en donne plusieurs exemples, dont la protection de deux missionnaires par le roi de Mongolie auprès duquel ils avaient été conduits après leur arrestation dans cette province : « C’est donc là un fait aujourd’hui accompli : au moyen de ces cartes de sûreté la main protectrice de la France s’étend sur ses missionnaires de toutes les provinces, cependant, il faut bien l’avouer, qu’ils s’y introduisent et y vivent en infraction directe avec le traité ». Les années 50 sont marquées par des entraves au commerce de la part des autorités chinoises, et par des persécutions contre les missionnaires, dont les massacres ne sont pas des événements exceptionnels. Charles de Montigny écrit notamment en janvier 1851 au Ministre des Affaires étrangères : « la politique du nouveau cabinet de Pékin envers les étrangers en général, les missionnaires et le christianisme en particulier, s’est enfin nettement dessinée dans le sens le plus hostile et le plus répulsif possible ». 89 Malgré les protestations des autorités étrangères, les exactions persistent. Le cas le plus retentissant concerne le meurtre, en février 1856, d’Auguste Chappedelaine, des Missions étrangères, qui sert de détonateur à une intervention des forces franco-britanniques dans le but d'obtenir de nouveaux avantages et d'améliorer, à leur profit, les relations avec les autorités chinoises ; ce sera le point de départ de la deuxième guerre de l’Opium. Le deuxième cas concerne le massacre de dix sœurs de Saint Vincent de Paul à Tianjin le 21 juin 1870 90  : recueillant des enfants abandonnés, elles ont été accusées par la population de les voler, les égorger, leur arracher les yeux, et autres prétendus sévices. C’est dire l’efficacité très relative du système de ‘carte de sûreté’. Si Charles de Montigny justifie l’action des missionnaires, ce n’est pas par sentiment religieux mais parce qu’ils favorisent une action plus large et plus profonde auprès des mandarins et de la population locale en répandant l'influence culturelle de la France ; les Chinois convertis au catholicisme peuvent en outre former une clientèle pour le commerce français en Chine 91  : « On ne saurait se le dissimuler, M. le Ministre, la position de la France en Chine, à l’endroit de ses missionnaires, est aussi fausse, aussi difficile que possible ; agissant constamment dans un état d’illégalité, ils nous rendent bien difficile la rude tâche de les protéger et cependant on ne saurait pallier, temporiser sans exposer immédiatement leur existence, parce que tout acte de justice ou de concession de notre part, sera toujours aux yeux des mandarins un acte de peur et de soumission ; la loyauté, la droiture ne sauraient être appréciées, ni comprises par un peuple chez lequel elles n’existent pas. C’est cette certitude qui doit naturellement consoler des hommes de cœur, de se voir constamment obligés d’agir dans de faux principes ». 92 Ces commentaires révèlent la prise d’initiative du consul, sa volonté d’être ferme et intransigeant dans ses relations avec les autorités chinoises ; ils montrent sa liberté de parole qui dénote, par rapport aux correspondances des consuls qui lui succèdent, la valorisation de la France en tant que protectrice du catholicisme, et un sentiment de supériorité, voire d’arrogance et de mépris, par rapport aux Chinois qui ne peuvent faire preuve de loyauté et de droiture ; comme la majorité de ses compatriotes européens ou américains, il ne porte guère plus d’estime aux autorités qu’à la population chinoises. Le racisme est un sentiment dominant chez les Occidentaux engagés dans la colonisation en Asie comme en Afrique et cette attitude hostile est un facteur important du fanatisme qui s’accroît.

Notes
88.

ADN, Fonds Shanghai, Série C, volume n°1, Correspondance de Charles de Montigny avec le Ministre des Affaires étrangères. Lettre du 3 juin 1849.

89.

ADN, Fonds Shanghai, Série C, volume n°2, Correspondance de Charles de Montigny avec le Ministre des Affaires étrangères, Lettre du 9 janvier 1851.

90.

Ruth Rogaski, ‘From protecting life to defending the nation : the emergence of public health in Tianjin, 1859-1953’, Ph.D. Yale University, 1996.

Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , Paris, Librairie Plon, 1929.

91.

ADN, Fonds Shanghai, Série C, volume, n°1 et 2 Correspondance de Charles de Montigny avec le Ministre des Affaires étrangères.

92.

ADN, Fonds Shanghai, Série C, volume n°2, Correspondance de Charles de Montigny avec le Ministre des Affaires étrangères, Lettre du 9 janvier 1851.