« L’année même où mourut l’empereur Daoguang (1850), les paysans du Guangxi se soulevèrent pour créer ici-bas le ‘Royaume Céleste de la Grande Paix’ Taiping tianguo. Ce fut la plus folle aventure que la Chine eût jamais connue, sorte de rêve éveillé tournant vite au cauchemar… » 93 Le soulèvement des Taiping, les ‘Longs Cheveux’, provoque une guerre civile qui transforme le sud de la Chine en champ de bataille durant plus d’une décennie. Il prend naissance en 1851 dans un village du Guangxi parmi la communauté Hakka. Son chef est Hong Xiuquan, lui-même Hakka ; lettré ayant échoué aux examens impériaux, animé de sentiments religieux après un rêve dans lequel il se considère comme le frère cadet de Jésus, il se sent investi d'une mission : il devra sauver l'humanité et délivrer la nation chinoise des Mandchous. Les conquêtes militaires des Taiping les mènent dans le Hunan et dans la vallée du Yangzi : en mars 1853, ils s'emparent de Nanjing et y établissent leur ‘Capitale Céleste’. Leur idéologie révolutionnaire a séduit les paysans mais ils s’aperçoivent bien vite qu’elle n'entraîne aucune amélioration de leurs conditions de vie ni du système politique et se désolidarisent de ces illuminés qui poussent vers le nord ; ils ne parviennent pas au-delà de la ville de Tianjin où leurs armées sont arrêtées par les forces des Qing en 1855. 94 Le mouvement n’est pas éteint pour autant : il durera quatorze ans.
Inspirés par les Taiping, d’autres groupes armés mettent la Chine à feu et à sang comme celui des ‘Turbans Rouges’ mené par Liu Lichuan, chef de la faction cantonaise des Triades ; ancien comprador 95 , il a établi des relations avec les étrangers et son objectif est de prendre le contrôle du pays. Le 7 septembre 1853 Liu et ses compagnons, pour la plupart Cantonais et originaires du Fujian, s'emparent de la cité chinoise de Shanghai et s’y maintiennent pendant dix-sept mois, jusqu'à ce que les forces militaires jointes des Français et du gouvernement des Qing les fassent fuir en février 1855. C’est la rébellion des ‘Petits couteaux’ qui frappe directement Shanghai.
La révolte des Turbans rouges a pour conséquence l’aggravation des dissensions entre les étrangers : diplomates, marchands, officiers de marine et missionnaires chez qui attitudes et opinions divergent. Le désordre causé par les Turbans rouges provoque en outre un affaiblissement du pouvoir du Daotai : il est chassé de la cité par les rebelles et doit se réfugier dans la Concession internationale. Les représentants des concessions en profitent pour renforcer leur autonomie politique et administrative.
Les attaques des Taiping dans les régions avoisinantes provoquent de surcroît l’exode de centaines de réfugiés à Shanghai qui cherchent refuge dans les zones les mieux protégées, les concessions sous domination étrangère. Envisageant l’aspect favorable, au plan économique, de cette situation, la décision est prise d’accueillir ces réfugiés parmi lesquels se trouvent de riches marchands en mesure de payer pour se loger et ouvrir des commerces. Pour répondre à cette nouvelle situation, les Anglais décident la révision des Land Regulations de 1845 : un nouveau règlement municipal est signé le 5 juillet 1854 par les consuls Alcock pour la Grande-Bretagne, Murphy pour les États-Unis et Edan pour la France, reconnu par les ministres à Beijing, qui prend en compte l’administration des Chinois avec création de taxes dont ils doivent s’acquitter en contrepartie des services publics offerts. Le Daotai Wu Xu, occupé à reprendre le contrôle de la cité chinoise avec l'aide militaire et financière des Européens, est mis devant le fait accompli et doit entériner le nouveau règlement. Quand l'insurrection s'achève, la structure municipale a changé : trois ‘villes’ voient le jour, la Concession internationale -anglaise et américaine, la Concession française et la cité chinoise ; le pouvoir du Daotai à l'intérieur des concessions étrangères a grandement diminué. 96
Edan, le consul français, a accepté de participer à la formation d'une administration commune, malgré les risques d'une perte de souveraineté dans la représentation des droits français. Toutefois, il observe par la suite que les Français sont lésés par rapport aux ressortissants anglo-saxons. En effet, dans l'acquisition des terrains au sein de la Concession française, le consul ne peut plus invoquer la clause de la nation la plus favorisée et privilégier ainsi les ressortissants français, comme il apparaît dans l'affaire avec le ressortissant anglais Sassoon. 97 En outre, lors de la défense de la ville par les forces militaires anglaises, américaines et françaises, les autorités étrangères, souhaitant rester neutres dans un premier temps, demandent aux autorités chinoises de négocier avec les chefs Taiping un pacte de non-agression à l’égard des étrangers ; les commandants des forces militaires obtiennent ainsi des représentants de la ville l’assurance que les insurgés ne pénétreront pas au sein de la concession se situant au nord du Yangjingpang, mais rien n'est précisé pour le territoire situé au sud, où se trouvent le consulat et les propriétés françaises. Edan adresse donc ces remarques au président du ‘Municipal Council’ : « Vous êtes, monsieur, autant par votre caractère personnel que par le suffrage général, le digne représentant de la communauté étrangère à Shanghai, et c'est à ce double titre que je crois devoir vous signaler la place injurieuse et imméritée qu'on nous a faite », 98 se plaignant que les Français aient été, de fait, écartés de la garantie de non-agression demandée aux chefs des Taiping ; cet incident met fin aux tentatives d’unification des municipalités.
En 1860, l’arrivée de Hong Rengan au commandement des rebelles Taiping donne un nouvel élan à la révolte ; ce nouveau chef concentre ses efforts sur le bas Yangzi dont il souhaite s’approprier les richesses et où, selon lui, il peut faire alliance avec les Occidentaux : 99 les deux principaux centres du Jiangnan, Suzhou et Hangzhou, occupés tour à tour par les armées Taiping et celle des Qing, sont vite dévastés : routes bloquées, commerce interrompu, écoles fermées. Pour échapper aux massacres et aux pillages, les habitants passent d’une ville à l’autre et leurs membres les plus aisés, notables et marchands, se réfugient à Shanghai. 100 Après la prise de la base militaire du Jiangnan, les Taiping s’emparent de Suzhou, la capitale provinciale, ce qui provoque le suicide du gouverneur du Jiangsu, Xu Youren. Shanghai a besoin d’une rapide protection militaire mais le système militaire des Qing est défaillant ; devant un avenir si incertain, le gouverneur général et le Daotai envisagent de s’appuyer sur les forces anglaises et françaises ; mais le risque est que, en cas de victoire des étrangers, Shanghai, voire Suzhou, passent sous leur unique contrôle et qu’elles deviennent des villes ‘coloniales’. En 1862, Zeng Guofan, chef de la milice du Hunan ‘Xiang Army’, récemment nommé gouverneur général des trois régions Jiangsu, Anhui et Jiangxi, promet d’envoyer une milice nouvellement formée, la ‘Milice Huai’, recrutée et entraînée par un de ses hommes de confiance, Li Hongzhang. 101
Zeng Guofan et Li Hongzhang représentent une nouvelle catégorie d’hommes politiques, née de la révolte des Taiping : pour faire face à cette menace, le gouvernement impérial a laissé accéder à des postes clés des militaires ou des hommes politiques, choisis pour leurs compétences militaires ou administratives. Lorsque, grâce à l’influence de Zeng Guofan, Li Hongzhang est nommé gouverneur du Jiangsu, il fait révoquer les mandarins placés sous son autorité, ainsi que Wu Xu, le précédent Daotai de Shanghai, et désigne à leur place des hommes de sa sphère d’influence, venant de l’Anhui et du Hunan. Un des collaborateurs de Zeng Guofan lui conseille de faire de Shanghai la base de la nouvelle Milice Huai : le développement de la ville comme centre d’affaires et de transports peut procurer des sommes plus importantes lors du prélèvement d’une taxe pour financer la milice -taxe lijin créée en 1853- que dans d’autres provinces appauvries par la révolte. En 1861, un bureau est donc établi à Shanghai pour prélever la taxe, dont une partie sert à la fondation de l’Arsenal du Jiangnan, fondé en 1865, dans le but d’acquérir le savoir technologique et scientifique de l’Occident pour consolider l’industrie d’armement ; des institutions de traduction et d’enseignement y sont rattachées. Selon les hauts mandarins que sont Zeng Guofan et Li Hongzhang, seule une modernisation économique peut sauver le pays ; aussi lancent-ils, dès le début des années 60, une politique d’industrialisation qui prend le nom de ‘Mouvement des activités occidentales’, dont l’arsenal du Jiangnan est un fleuron. Avec le concours de Zuo Zongtang, à l’origine du Mouvement des activités occidentales ‘Yangwu yundong’, les mandarins victorieux des Taiping choisissent Shanghai comme centre d’action et favorisent la création d’entreprises officielles. Mais la défaite devant le Japon, entérinée par la signature du traité de Shimonoseki en 1895 autorisant la création d’industries étrangères dans les ports ouverts, mettra un terme au Mouvement des activités occidentales et entraînera la fermeture des entreprises officielles et semi-officielles qui ne peuvent faire face à la concurrence étrangère : l’implantation d’industries étrangères met fin au monopole d’État. 102
La reprise en main des forces impériales par Zeng Guofan et Li Hongzhang, et l’arrivée au pouvoir du prince Gong favorable à une entente avec les étrangers, établissent une coopération entre étrangers et Impériaux dans la lutte contre les Taiping. Durant l’été 1860, les rebelles Taiping s’installent à Xujiahui, dans la mission du Jiangnan, aux abords de Shanghai. Les diplomates anglais et français sollicitent l’aide de leurs corps expéditionnaires engagés dans la deuxième guerre de l’Opium ; une partie des troupes, de passage dans la ville avant de faire route vers Beijing, reste sur place pour défendre les concessions, et les marchands chinois s’unissent pour financer une armée dirigée par des mercenaires étrangers. En 1862, les Taiping se lancent à l’assaut de Shanghai ; la défense de la ville est assurée par les troupes anglaises et françaises, les mercenaires étrangers avec leur troupe et des renforts venus des Indes et de France. 103 Les troupes françaises et anglaises sont mises à rude épreuve par le climat et l’environnement, causes de dysenterie et de choléra, qui freinent leur progression et le transport des pièces d’artillerie dans les rizières. Leur seule source d’information vient des Jésuites et de leurs convertis. Les combats se poursuivent jusqu’en décembre 1863 où les Taiping sont chassés du bas-Yangzi ; puis ; la prise de Nanjing, la ‘Capitale Céleste’ en juillet 1864 met un terme définitif à la révolte des Taiping. 104 Cette victoire a été rendue possible par la coopération militaire entre mandarins chinois et Occidentaux : ces derniers, inquiets de l’avancée des Taiping, se sont alliés avec les forces militaires impériales, dont la milice Huai créée par Zeng Guofan et Li Hongzhang, tandis que les marchands et notables chinois de Shanghai ont financé des troupes dirigées par des mercenaires européens et américains.
Danielle Elisséeff, Histoire de la Chine , Editions du Rocher 1997, p 226
Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco, Jürgen Domes (eds.), La Chine au XXème siècle, d’une révolution à l’autre (1895-1949 ), Fayard, Paris, p 50-54.
Le comprador, comme partenaire chinois des commerçants étrangers qui négocient auprès des marchands chinois, est le bras droit des patrons occidentaux
Leung Yuen-Sang, The Shanghai taotai, linkage man in a changing society 1843-1890 , p.56.
Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , Paris, Librairie Plon, 1929, p.152. Le ressortissant anglais Sassoon souhaitait acquérir un terrain sur la Concession française, cependant déjà réservé auprès du Consulat, par le négociant français Rémi. La vente n’étant pas effective Sassoon reproche au Consulat de favoriser un de ces nationaux. Une correspondance s’établit, du 4 au 27 octobre 1854, entre les autorités françaises et britanniques, celles-ci réclamant que la vente du terrain se fasse au profit de Sassoon. Le consul Edan maintient sa position et défend le droit pour Rémi d’acquérir le terrain.
Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , p.151.
Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , Edition Fayard, Paris, 2002, p 50.
Yue Meng, ‘The invention of Shanghai, cultural passages and their transformation, 1860-1920’, Ph.D. University of California, Los Angeles, 2000, pp 33-34.
Yue Meng, op.cit.
Yue Meng, ‘The invention of Shanghai, cultural passages and their transformation, 1860-1920’, Ph.D. University of California, Los Angeles, 2000.
Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , Edition Fayard, Paris, 2002, p 50.
Marie-Claire Bergère, op.cit, p 52.