1.2.3. La transformation de la société et l’évolution des relations entre les différents acteurs

La révolte des Taiping a eu un impact considérable sur le système politique, social et culturel de la Chine, et le regard des interlocuteurs s’est considérablement modifié. Les villes de Suzhou, Hangzhou et Yangzhou sont éclipsées par le développement de Shanghai que l’arrivée de milliers de réfugiés a dynamisée : en juin 1860, quand Suzhou et Hangzhou tombent entre les mains des rebelles Taiping, Shanghai voit arriver plus de 5.000 réfugiés et la population de la Concession internationale passe de 20.000 en 1850 à 90.000 en 1865, 105 tandis que qu’environ 50.000 Chinois arrivent sur la Concession française. 106 Les réfugiés qui s’installent au sein des concessions ne sont pas seulement des travailleurs à la recherche d’un emploi mais aussi des personnes possédant de l’argent pour payer un loyer et des capitaux pour construire des maisons et ouvrir des commerces ; ils stimulent le développement rapide de l’immobilier, des transports, du service postal, du commerce, donnant un essor considérable à la consommation, l’éducation et la culture. 107 Dans ce contexte, l’application des lois interdisant les résidences chinoises au sein des concessions s’avère impossible : on ne peut prendre aucune mesure pour limiter l’arrivée de nouveaux réfugiés au sein des concessions au motif que « cela serait contraire à l’esprit des intérêts humanitaires et commerciaux ». 108 Alors commence la spéculation sur les terrains et les constructions : « l’hectare de terrains qui, dans les années 1840, valait environ 1 taël, en vaut plus de 30 quelques vingt ans plus tard ». 109 Conscientes de l’opportunité qu’offre la présence de réfugiés de gagner rapidement de l’argent, plusieurs entreprises étrangères, comme celle de Sassoon, Jardine & Matheson ou Gibb Livington, investissent dans le marché de l’immobilier. 110

E. D. Sassoon a bâti sa fortune sur le marché de l’immobilier à Shanghai et l’a longtemps dominé. 111 Le système électoral du Shanghai Municipal Council étant basé sur la propriété foncière, entre 1869 et 1904 ce sera presque chaque année un représentant des entreprises Sassoon qui occupera l’un des six sièges réservés aux Anglais. 112 Dans une colonie britannique comme l’Inde, où la frontière entre Anglais et ‘Orientaux’ est infranchissable, la présence au sein du pouvoir de Juifs bagdadi aurait été impossible ; mais à Shanghai les Anglais, qui dominent le SMC, entretiennent avec ces riches marchands Juifs une relation d’interdépendance basée sur des intérêts économiques communs. 113

L’emprise des étrangers sur le marché immobilier entraîne la création des ‘lilong’ 114 , « îlots de construction au sein du quadrilatère formé par quatre rues principales » et leur généralisation dans les rues des concessions ; ces lilong permettent de loger les réfugiés chinois et par la suite le flot d’immigrants attirés par la richesse économique de la ville. Les lilong reflètent comme un microcosme la société de Shanghai. 115 S’y mélangent des résidents appartenant à différentes classes sociales, à des cultures variées, exerçant toutes sortes de professions. A l’origine, chaque maison des lilong n’accueille qu’une famille, mais à mesure que de nouveaux immigrants arrivent dans la ville, les loyers ne cessent d’augmenter et les propriétaires louent chaque pièce de leur maison à une famille. Aussi, des personnes aux centres d’intérêts et au parcours divers habitent-elles ensemble et doivent-elles partager des lieux comme la cuisine et la salle de bains considérés comme parties communes. 116

Notes
105.

Yue Meng, ‘The invention of Shanghai, cultural passages and their transformation, 1860-1920’, pp 33-34.

106.

Hanchao Lu, ‘The seventy-two tenents: residence and commerce in Shanghai’s shikumen houses, 1872-1951’ in Sherman Cochran ed., Inventing nanjing road: commercial culture in Shanghai, 1900-1945 , Ithaca, East Asia Program, Cornell University, 1999, p 135.

107.

Yue Meng, ‘The invention of Shanghai, cultural passages and their transformation, 1860-1920’, p 35.

108.

North China Herald, Article du 24 mars 1855.

109.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , Edition Fayard, Paris, 2002, p 53.

110.

Alexander Townsend Des Forges,‘Street talk and alley stories, tangled narratives of Shanghai from Lives of Shanghai Flowers (1892) to Midnight (1933)’, Ph.D. Princeton University, 1998,, p 12, cite Murphey Rhoads, Shanghai, the key to Modern China , Cambridge, Harvard University Press, 1953, p 121.

111.

E.D.Sassoon est le fils de Victor Sassoon, un riche marchand qui a été forcé par le gouverneur de Bagdad à l’époque sous la domination des Ottomans, de quitter la ville. Il s’installe à Bombay entre 1832-1833. E.D.Sassoon engage le commerce de la famille en Chine, d’abord à Canton et ensuite à Shanghai, lorsque la ville acquiert le statut de port ouvert.

112.

Betta Chiara, Marginal Westerners in Shanghai: the Baghdadi Jewish community, 1845-1931 in Robert Bickers, Christian Henriot, eds, New frontiers, Imperialism’s new communities in East Asia, 1842-1952 , Manchester University Press, 2000, p 45.

113.

Ibid, p 45.

114.

Selon la définition de Christian Henriot et Zheng Zu’an, Atlas de Shanghai , p 27.

115.

Hanchao Lu, Beyond the neon lights: everyday Shanghai in the early twentieth century , University of California Press, 1999.

116.

Shao-yi Sun, ‘Urban landscape and cultural imagination: literature, film, and visuality in semi-colonial Shanghai, 1927-1937’, Ph.D. University of Southern California, 1999, pp 46-60.