1.3. La Concession française de Shanghai de 1862 à 1914 

1.3.1. Le Conseil d’administration municipal ou CAM

Conflit entre le consul et les conseillers municipaux

La logique du système politique de la Concession française découle de l’obtention d’un territoire appartenant au gouvernement français dont la gestion est placée entre les mains du consul qui représente les intérêts français à Shanghai. Son action ne se limite pas à gérer les intérêts des propriétaires fonciers de la concession réunis en assemblée, dont la priorité, comme le note le consul Brenier de Montmorrand, n'est pas d'agir dans un souci de prestige national et en conformité aux règles et décisions prises par le gouvernement français, mais plutôt de veiller à maintenir leurs privilèges et à travailler au bon fonctionnement de la concession ; ils ne détiennent aucun pouvoir diplomatique, ce qui limite leurs prérogatives et leurs possibilités d’agir auprès des autorités chinoises. Le pouvoir est concentré entre les mains du consul qui est à la fois représentant de l'État français et chef de la municipalité. Il s’arroge ce pouvoir à travers le Règlement d’administration municipale établi en 1866, reconnu par le ministre plénipotentiaire de Beijing et par le gouvernement impérial en 1869.

En avril 1862 le consul décide de créer un conseil municipal dans le but de gérer plus efficacement la concession et de se détacher du système des ‘Land Regulations’. La durée du mandat des conseillers est fixée à deux ans. Le 10 septembre 1864 sont créés les trois premiers services municipaux : police, secrétariat et travaux publics. Le Daotai contribue à l'entretien de la police à hauteur de 4.000 à 5.000 taëls par an. 121 Le consul ne pouvant tout gérer directement nomme un Conseil, dont il choisit les membres, pour s'occuper du budget, de l'exécution des décisions prises par l'Assemblée des propriétaires fonciers et des décisions de principe sur les questions importantes concernant l'administration de la concession. Le consul possède les pleins pouvoirs en matière de police et dans les domaines judiciaires et réglementaires. Le conseil n’est qu’un organe d'exécution qui doit s'occuper de l'administration des intérêts de la communauté sous le contrôle du consul. Les conseillers contestent le système de nomination et de contrôle par le consul car ils souhaitent une plus grande liberté d'action. Un manque de concertation s’ensuit, source de conflit entre le consul et son Conseil, chacun prenant des décisions sans en référer à l'autre partie ; des divergences de jugement dans la gestion des affaires entraînent également des dissensions internes, le consul ou le Conseil souhaitant régler chacun à sa manière les problèmes rencontrés. En dernier lieu, le consul se considère dans son droit en agissant indépendamment du Conseil n’hésitant pas à prendre des décisions contraires aux vues des conseillers municipaux, tandis que le Conseil ne peut agir sans l'assentiment du consul ; le Conseil peut même être dissout par le consul et remplacé par une Commission provisoire.

Le Conseil, confronté aux difficultés rencontrées pour recouvrer l'impôt et recueillir des fonds pour la gestion de la concession, entre en conflit avec le consul lorsque ce dernier décide, sans prendre son avis, de fermer les maisons de jeu ; c’est le secteur qui fournit la plus grande part des impôts. Le consul, devant l’opposition quotidienne à ses directives, dissout pour la première fois le Conseil le 12 octobre 1865 et convoque l'Assemblée des propriétaires fonciers le 19. Outre la question de la fermeture des maisons de jeu, le consul présume que le mécontentement du Conseil a pour origine les rancunes personnelles de deux conseillers, MM. Meynard et Schmidt ; le premier, installé en dehors des limites autorisées par les traités, en a subi des préjudices et reproche au consul de ne pas avoir agi en sa faveur auprès du Daotai ; le second souhaitait obtenir une indemnité de logement pour ses fonctions de conseiller auprès du ministère des Affaires étrangères, demande à laquelle le consul ne donna pas suite. Ces querelles exacerbent le conflit relatif aux impôts dont la question cruciale reste la difficulté du Conseil à trouver de l’argent. Les propriétaires des maisons de jeu ne font aucune difficulté lors de la perception de l'impôt et les conseillers ne veulent pas porter de jugements moraux sur la présence de tels établissements au sein de la Concession française : ils considèrent que si celles-ci sont interdites, elles réapparaîtront dans la cité chinoise ou de façon clandestine sur la concession. Les objectifs politiques et économiques ainsi que la manière de gouverner, tout oppose le consul et les conseillers qui, en tant que commerçants et négociants pour la plupart, privilégient l’aspect économique quand la demande de fermer les maisons de jeux, émanant de l’ambassadeur de France à Beijing, a un souci diplomatique, préserver l’image de la Concession française. 122 En effet, le nombre plus élevé, par rapport à sa voisine, de maisons de jeu et de prostitutions sur la Concession française et la tolérance des conseillers à l’égard de la prostitution donnent à ce territoire l’image persistante d’une ‘ville’ décadente où règne le vice. Christian Henriot a établi la part des recettes des maisons de prostitution et des fumeries d’opium dans les revenus fiscaux de la municipalité de 1862 à 1911 ; il nuance la perception véhiculée et maintenue par les chercheurs occidentaux et chinois en montrant que si, de 1865 à 1868, la part de ces ressources dans la municipalité est d’environ 10%, elle passe à 5% en 1883, à 3% en 1887, pour n’être plus que de 1% en 1901 et en moyenne 0,8% jusqu’en 1911 ; aussi, selon lui, « quel que soit le regard moral que l’on puisse porter sur la perception d’une taxe sur la prostitution par les autorités de la Concession française, celles-ci, d’évidence, ne vivaient pas du travail et de l’exploitation des prostituées ». 123 On constate en effet qu’au début du XXème siècle, les impôts locatifs chinois, les licences de pousse-pousse et de véhicules privés chinois, que prélève la municipalité française, fournissent les sommes les plus élevées des impôts.

Dans sa gestion de la Concession française, le consul estime toutefois être gêné par son manque d’autorité sur le conseil municipal qui s'arroge, prétend-il, des pouvoirs qu'il ne possède pas, ce qui motive sa décision de le suspendre : « J'avais réussi, en employant tantôt la modération tantôt la fermeté, à ramener ces messieurs, et chaque fois que je m'apercevais qu'ils avaient des tendances à se constituer en pouvoir et à se substituer au Consulat Général dans le droit de haute police, j'avais essayé de leur faire comprendre que de même que je m'occupais de l'administration de la Concession française, que pour applaudir à leurs efforts pour son amélioration matérielle et pour les aider et les encourager dans leur tâche laborieuse, de même il m'était impossible de leur laisser prendre des pouvoirs qu'ils n'avaient pas et qui tendraient non seulement à troubler la sûreté publique, mais pourraient également entraîner des conflits et des affaires désagréables soit avec des autorités locales qui ne reconnaissent que le Consulat général de France, soit avec mes collègues qui très probablement ne leur reconnaîtraient pas le droit de faire arrêter leurs nationaux ». 124 Le Conseil a en effet permis l'arrestation, sur la Concession française, de Chinois par les autorités chinoises sans que le consul en soit informé. En outre, les conseillers se sont adressés aux propriétaires de la Concession française afin qu’ils votent le renouvellement de leurs mandats alors même qu’ils sont nommés par le consul. Celui-ci ordonne donc la dissolution du Conseil le 12 octobre 1865 « c'est en effet le principe de la Concession française qui était mis en jeu par la maladresse et l'aveuglement de ses administrateurs municipaux ». 125 Le partage des rôles et des fonctions entre les parties étant mal défini, le consul décide de faire établir le règlement organique de la Concession. Le 20 octobre 1865, il sollicite auprès du gouvernement français la rédaction d'une charte municipale. En février 1866, le ministère des Affaires étrangères désigne une commission à cette fin. Le 9 juillet 1866, le règlement d'organisation municipale de la Concession française est défini. Dans l’intervalle, le Conseil a été dissout et une commission provisoire, nommée par le consul, lui est substituée. 126 Ce règlement sera modifié et complété à plusieurs reprises par les ordonnances consulaires du 28 décembre 1907, du 24 décembre 1909, du 1er janvier 1915, du 15 janvier 1919, et du 12 novembre 1926. Le texte définitif est publié le 15 janvier 1927 ; la Concession française n'est pas rattachée à un territoire où s’appliquerait le droit civil français, elle relève du droit privé : la concession en tant que « personne de droit privé a ses lois propres » ; de ce fait « l'autonomie financière de la municipalité est complète : c'est elle seule qui établit les taxes, les perçoit et détermine leur affectation. La raison d'être de l'administration municipale est de réunir les fonds nécessaires à la gestion et à l'entretien des services d'intérêt général. En conséquence, les résidents peuvent user des propriétés et des travaux de la municipalité sous condition de payer une cotisation pour leur entretien. » 127

Notes
121.

Louis Des Courtils, La Concession française de Shanghai , Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1934, p 18.

122.

Christian Henriot, Belles de Shanghai, prostitution et sexualité en Chine aux XIX-Xxième siècles , CNRS Editions, 1997, p 313.

123.

Christian Henriot, op.cit,. p 313.

124.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°33, Lettre du Consul général à Le Comte de Bellonnet, Légation de Beijing, le 14 octobre 1865.

125.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, Carton n°33, Lettre du Consul général à Le Comte de Bellonnet, Légation de Beijing, le 14 octobre 1865.

126.

Louis Des Courtils, La Concession française de Shanghai , Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1934, p.27.

127.

Louis Des Courtils, La Concession française de Shanghai , Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1934, p.70.