1.3.2. La Garde municipale de la Concession française

Selon l'article 13 du règlement municipal, les agents de police sont soumis à un régime spécial : « Le corps de Police, dont les dépenses sont à la charge du budget municipal, est exclusivement placé sous les ordres du Consul général. Il en nomme les agents, les suspend et les révoque » ; pour toute décision, le Conseil doit en référer au consul qui en a le contrôle direct.

La Garde est un corps essentiel pour faire face à une insécurité constante et à des délits fréquents. Les recherches sur Shanghai 144 montrent qu’après l’arrivée des Occidentaux, la société de Shanghai est constituée d’une population flottante ; la ville attire des paysans qui, par le biais de relations familiales ou d’associations régionales, trouvent du travail dans les usines ; ces premiers immigrants, qui deviennent ouvriers, sont en grande partie des célibataires ou hommes mariés qui ont laissé leur femme et enfants dans leur village d’origine ; une pression morale moins forte entraîne des comportements qui auraient été impensables dans le milieu d’origine. Les pillages et désordres causés par les rébellions chinoises ont, en outre, amené à Shanghai des groupes d’immigrants sans ressources et en marge des normes confucéennes qui se distraient dans les nombreux bars de la ville ; ces groupes peuvent être formés d’anciens rebelles qui n’ont pas d’attaches et cherchent un moyen de subsistance à Shanghai. 145 Sans travail ni ressources financières, d’anciens membres des gangs se retrouvent également à la rue, s’adonnant à toutes sortes d’activités illégales (chantage, trafic de drogue, paris, kidnapping, trafic de personnes pour la prostitution). La division de la ville en trois juridictions favorise le développement de telles activités liées au crime organisé. La municipalité française tente de concilier le manque de moyens financiers avec la volonté d'assurer un service de police moderne pour enrayer les troubles causés par cette population de jeunes hommes prompts à la bagarre, excités par la consommation d’alcool, qui appartiennent à des gangs. Le Conseil souhaite aussi réduire les vols qui représentent la cause principale des plaintes et des arrestations de Chinois. L’objectif que s’est fixé le Conseil en matière de maintien de l’ordre est entravé par la difficulté de recruter des agents compétents et de leur assurer de bonnes conditions de travail et une rétribution convenable ; le recrutement de militaires français en poste en Indochine est envisagé dès 1866 mais l’Amiral en charge des troupes françaises postées à Saïgon informe le Consul que sa demande n’a reçu aucune réponse positive ; les conseillers interprètent le manque d’enthousiasme des militaires comme une réticence à incorporer une police municipale, corps moins prestigieux et avantageux que le corps militaire des colonies françaises et pour séduire militaires ou marins de carrière, le Conseil décide de nommer la police ‘Garde municipale’ : selon le président du CAM « le titre de Garde municipale me semblerait donner satisfaction à l’amour-propre des hommes qui le composeraient ». 146

Le Conseil décide par ailleurs d’employer des Chinois : outre les salaires moins élevés, ils ont la possibilité d'agir directement auprès de la population locale mais le premier essai, en 1866, s’avère un échec car, selon les conseillers « leur influence est nulle sur les Chinois et ils sont sans force vis-à-vis des Européens qui les ont en mépris » ; 147 le mépris des Occidentaux à l’égard des Chinois persiste et justifie la présence des agents français. L’administration décide malgré tout de recruter des agents chinois, ouvrant la porte à des cas de corruption : en 1867, à la suite d'une enquête relative à l'ouverture récente de maisons de jeux, l'interprète du chef de la Garde municipale profite de sa position, recevant des sommes importantes pour délivrer des ‘autorisations’ d’exploitation. 148 Pour assurer un meilleur contrôle et réduire les risques de corruption ou d'abus auprès de la population chinoise, le Conseil décide de recourir à des gardes annamites déjà formés en Indochine, leurs soldes étant, en prime, à la charge du ministère des Colonies ; cependant ils sont également l'objet de plaintes en raison de leur attitude brutale à l'égard des Chinois comme le signale un rapport de la Garde municipale de novembre 1908 ; Th. Eckardt, membre du Conseil d'administration souligne qu'il lui est parvenu plusieurs plaintes qui feraient croire que les Annamites seraient enclin à outrepasser leurs droits. Il invite le président du Conseil à soumettre au Chef de la Garde municipale d'enjoindre aux gardes annamites de ne se montrer ni durs ni injustes envers les indigènes. 149 Les gardes indochinois, assurant le contrôle des Chinois, feraient en effet preuve d’une plus grande loyauté à l’égard des Français ; ils suscitent davantage la confiance que les agents chinois servant d’intermédiaire aux agents européens auprès de la population ; la barrière linguistique entraîne un manque de compréhension et de coopération avec la société locale ; de nombreux aspects des coutumes et des habitudes sociales échappent aux agents européens qui ont le sentiment que les agents chinois profitent de cette situation. Robert Bickers parle aussi de règles et de tabous à établir pour délimiter clairement la frontière entre la communauté étrangère et les Chinois ; dans la Concession internationale, les agents indiens de la SMP ‘Shanghai Municipal Police’ contribuent à maintenir la nécessaire distance appliquée à l’égard des Chinois ; les parades militaires et les forces de défense étrangères expriment également le prestige et la puissance des Occidentaux. 150

La création de polices étrangères représente en fait un ‘abus de pouvoir’ de la part des municipalités étrangères qui ont interprété les traités inégaux à leur avantage ; l’extraterritorialité permet de protéger les intérêts étrangers à Shanghai, les polices des concessions ayant pour premier objectif de défendre la communauté étrangère des Chinois ; les entreprises étrangères s’appuient également sur ces polices pour contrôler les ouvriers, mater les grévistes, arrêter les activistes politiques ; en mai 1925, à la suite de la mort d’un ouvrier chinois tué par un des surveillants japonais et à la demande du propriétaire de l’usine japonaise, le SMC de la Concession internationale envoie des agents de la police surveiller les travailleurs et les empêcher d’informer les journaux ; une grève éclate cependant le 30 mai 1925 durant laquelle les agents de la SMP ouvrent le feu sur les manifestants, tuant 13 personnes.

Notes
144.

Christian Henriot, Belles de Shanghai, prostitution et sexualité en Chine aux XIX-XXème siècles , Paris, CNRS-Editions, 1997.

Bryna Goodman, The native place and the city: immigrant consciousness and organiszation in Shanghai, 1853-1927 , Stanford University Press, 1990.

Yue Meng, ‘The invention of Shanghai, cultural passages and their transformation, 1860-1920’, Ph.D. University of California, Los Angeles, 2000.

145.

Christian Henriot, Belles de Shanghai , p. 94.

146.

ADN, PER 373, BM, Rapport du CAM sur la police municipale, avril 1865-mars 1866.

147.

ADN, PER 373, BM, Rapport du CAM sur la police municipale, avril 1865-mars 1866.

148.

ADN, PER 373, Séance du CAM, le 15 février 1867.

149.

AMS, U38 1 2776, Séance du CAM.

150.

Robert Bickers, Britain in China , p.104.