Les faiblesses de la Garde municipale ; recrutement et effectifs

En 1862, il y a dix-huit policiers et création de deux postes de chef adjoint et un poste de secrétaire, ainsi qu’un poste d'inspecteur des routes secondé par cinq Chinois. Les rémunérations s'élèvent à 150 taels pour le chef de la garde, 75 et 65 taels pour les deux chefs adjoints, 65 taels pour le secrétaire et 50 taels pour un policier et un gardien de prison ; l'inspecteur des routes et les cinq employés chinois reçoivent 80 taels à se répartir. 154 Pendant cette période, les policiers sont en partie issus du corps expéditionnaire français stationné à Shanghai durant la deuxième guerre de l'Opium. En juin 1862, le Conseil décide d'embaucher M. Londe, ancien soldat du corps expéditionnaire et ancien tenancier d'hôtel pour une durée de deux ans, avec un salaire de 200 taels. 155 Le nombre d'agents de la Garde passe à vingt, celui de chefs de secteur à quatre, dont un chargé de la perception des impôts. Si la fonction première de la Garde municipale est de garantir l'ordre public, elle doit aussi percevoir les impôts  et veiller à la propreté de la voie publique, s'assurer que rues, routes et quais soient parfaitement entretenus, astreindre les résidents chinois à nettoyer quotidiennement devant leurs habitations ; les déchets sont régulièrement enlevés par des coolies aux ordres des gardes européens; son chef est tenu de signaler immédiatement au consul les délits graves ; le jugement des infractions est assuré par le consul aidé du tribunal qu’il préside ; le chef de la garde doit également signaler au Conseil les travaux et réparations à effectuer. A cette époque, l'ingénieur Lagacé est chargé du percement de nouvelles rues et du prolongement du quai du Yangjingpang et le chef de la Garde sert d'intermédiaire au Conseil auprès des propriétaires concernés par les travaux.

Personnel de la Garde municipale de la Concession française de 1864 à 1931
Personnel de la Garde municipale de la Concession française de 1864 à 1931

Le service de la Garde chargé de la perception des impôts doit prélever les impôts municipaux ; les fonds sont remis au trésorier du Conseil qui signe les reçus préalablement envoyés aux contribuables, lequel peut ainsi répertorier l'ensemble des impôts perçus. 156 Les fonctions assignées à la Garde municipale sont importantes en comparaison de ses faibles effectifs et du laxisme des agents qui font souvent l'objet de punitions pour état d'ivresse et tapage nocturne et qui usent de violence, notamment lors de la perception des impôts ; le revenu des impôts et des amendes est moindre que ce qu’il pourrait être du fait de leur manque de motivation. En 1862, le Conseil décide d'établir un règlement de police qui punisse les agents européens coupables d'infraction ou de désordre ; en attendant sa publication, il rappelle au chef de la Garde que les agents ne doivent pas user de force ou de violence à l'égard de quiconque et que tout abus de pouvoir ou extorsion de fonds sera également puni. L'effectif est insuffisant et il y a peu de candidatures susceptibles de convenir ; les personnes recrutées doivent être compétentes et signer un engagement de six mois minimum ; les étrangers doivent se soumettre aux lois françaises et seront punis en cas de faute ; pour les inciter à bien se comporter, le contrat stipule que l'agent exclu pour mauvaise conduite voit sa solde conservée par le chef de la Garde.

On n’enregistre toutefois aucune amélioration notable : les agents sont régulièrement l'objet d'arrestations en état d'ivresse ou pour des actes d'indiscipline ; de 1862 à 1864, arrestations arbitraires, abus de pouvoir et violence des agents sont monnaie courante ; ce sont pour la plupart d'anciens marins ou sont issus du troisième bataillon de chasseurs français basé à Shanghai. En 1864, on change le chef de la Garde dans le but d'améliorer le travail et la réputation de la police française et dès lors des registres sont tenus à jour.

En mars 1863, un agent est arrêté pour avoir omis d'indiquer qu'il avait exigé d'un Chinois une amende de deux taëls pour infraction aux règlements de voirie (non ramassage d'ordures sur la voie publique) alors que seuls les gradés de la police peuvent appliquer ces sanctions. En mai 1863, une plainte est déposée par deux sujets allemands contre des policiers français qui les ont agressés sans raison ; les documents ne précisent pas la raison de l'attaque ; le consul français, après enquête, présente ses excuses à celui de Prusse, les deux ressortissants allemands étant placés sous sa protection. Une autre plainte est déposée par George Bird, sujet anglais charpentier, et par W.P. Lyon, sujet américain, accusant des policiers français de les avoir attaqués le soir du 29 mars 1863 ; les policiers affirment que Bird, en possession d'un revolver, a tiré un coup de feu et qu’ils n’ont réagi que pour le neutraliser, ce qui est contesté par Bird et Lyon, ainsi que d'autres témoins ; de plus, ils portent plainte pour les mauvais traitements reçus lors de l'incarcération à la prison de la concession (Bird est frappé par un des agents et n’est pas autorisé à se rendre au toilettes jusqu'au lendemain matin). Le 2 avril 1863, un certain Packead est reconnu comme étant la personne qui a tiré les coups de feu lors d'une dispute dans un bar proche du lieu de l’incident avec Bird ; ce dernier est libéré et les policiers lui rendent sa montre et son pistolet, quant à Packead, il n’est pas incarcéré mais invité à s’abstenir de tout acte susceptible de troubler l'ordre public. Ces incidents montrent que les querelles sont fréquentes, avec des résidents en possession d’armes et des agents de police adoptant souvent une attitude violente et arbitraire ; 157 les jugements sont rendus de manière aléatoire.

Sont également souvent arrêtés en état de vagabondage des déserteurs, marins français ou étrangers ; les marins anglais sont une source particulière de problèmes : doutant de l'efficacité de la police française, ils ne craignent pas d'enfreindre la loi, sûrs de leur impunité ; la plupart des faits enregistrés entre 1860 et 1900 sont des bagarres et agressions en état d'ivresse où des marins anglais, saoûls, sont ramenés par les agents français à bord de leur navire. Le 21 septembre 1862, un sujet anglais arrêté en état d'ivresse insulte, tout au long du trajet, les agents le conduisant au bureau de police et tente même de les frapper. Un américain est arrêté le 6 novembre 1862 en état d'ivresse, frappant tous les Chinois sur son passage ; le même jour un soldat anglais est arrêté pour grivèlerie dans un restaurant chinois ; tous deux seront simplement adressés à leurs consulats respectifs pour y être jugés. En avril 1863, deux étrangers se font passer pour des policiers français afin de percevoir les impôts à leur place. À la même date, un Ecossais est arrêté en état d’ébriété après avoir frappé des Chinois. Trois marins anglais et un marin suédois sont arrêtés après avoir cassé les vitres et les meubles de l'hôtel de Paris. En juin 1864, William Reihard, employé anglais de l'Oriental Hotel, est arrêté pour coups et blessures sur un de ses employés chinois qui est envoyé à l'hôpital chinois situé sur la Concession internationale ; l'inculpé est remis en liberté après le paiement d'une caution par le propriétaire de l'hôtel, M. Langen qui doit également prendre en charge les frais d'hospitalisation de son employé chinois. La présence du régiment des ‘Belootchees’ est la source de nombreux incidents ; basé à Shanghai en 1862 et 1863, ce régiment a établi ses quartiers dans la Pagode de Ningbo, aux frais des autorités chinoises ; ces militaires provoquent de nombreuses bagarres et commettent des vols. En 1868, sur 171 arrestations 125 ont pour objet l'ivresse avec tapage nocturne.

Des cas semblables se rencontrent également dans la communauté française ; par exemple, Paul Belvan qui, en mars 1863, entre dans une maison chinoise et, en les menaçant de son sabre, oblige ses occupants à lui remettre la somme de dix piastres, avant d’être mis en prison. En juin 1863, une plainte est déposée par un Chinois à l'encontre de Chagneau, propriétaire de l'hôtel des Messageries Impériales : un sergent est dépêché auprès de ce dernier qui finit par régler la somme due mais frappe le Chinois et insulte le sergent, lequel exige de ses supérieurs que Chagneau soit puni.

Durant cette période, la communauté étrangère compte une forte proportion de marins et de militaires qui fréquentent les bars et les maisons closes de la ville ; ivres, ils provoquent bagarres et rixes avec tapage nocturne, comportements fréquents chez les agents de la Garde, eux-mêmes anciens marins ou militaires qui ont conservé leurs habitudes. Dans la population chinoise, la plupart des arrestations sont pour vols, qui ne cessent d’augmenter ; selon T. Barbe, chef de la Garde, les voleurs chinois peuvent se réfugier rapidement dans la cité chinoise qui jouxte la concession, où ils écoulent le produit de leurs vols et échappent aux poursuites des agents de la police française. En cas de crimes perpétrés par des Chinois, ceux-ci sont envoyés auprès des autorités chinoises qui se chargent de les juger ; pour les infractions au règlement municipal, ils sont jugés au Consulat français, devant une Cour mixte. Les arrestations de Chinois ne cessent d'augmenter.

Arrestations de Chinois et d’Européens dans la Concession française entre 1864 et 1931
Arrestations de Chinois et d’Européens dans la Concession française entre 1864 et 1931

En 1864, pour améliorer le fonctionnement de la Garde, le Conseil municipal décide de recruter en métropole un chef de la garde y ayant occupé un poste de policier ou de militaire et trente policiers ; lors d’une deuxième réunion tenue en avril 1864, il propose d’augmenter le personnel de police de quarante-trois à soixante-dix personnes, 158 et de créer un poste de secrétaire rémunéré par la municipalité ; toutefois, l'effectif des policiers européens restera autour d'une quarantaine, compensé par l'arrivée d’agents chinois, leur nombre passant progressivement de dix-sept en 1870 à soixante et onze agents en 1899. En août 1864, M. Galloni d'Istria, ancien militaire recommandé par le ministère des Affaires Etrangères, arrive de Paris où il a recruté des agents de la Garde, choisis exclusivement parmi ses compatriotes corses ; le Conseil lui signe un contrat très avantageux de 5 ans : salaire de 2.400 taels par an, paiement du billet de retour en France et un an de salaire à l'expiration de son contrat ; il obtient en outre des pouvoirs étendus : diriger tout le personnel du service, prélever impôts et amendes relevant de la police , délivrer les permis de résidence et de circulation et contrôler les licences des magasins. 159 En 1868, l'effectif de la police est de quarante-deux agents européens, nombre insuffisant pour remplir l'ensemble des tâches assignées et faire face aux infractions commises par la population chinoise. Aussi T. Barbe sollicite-t-il auprès du Conseil l'emploi d'auxiliaires indigènes pour agir dans les quartiers dont la population est en majorité chinoise, guider les agents européens et trouver les gangs et associations de malfaiteurs opérant sur la Concession française. 160 « Abus de pouvoir des policiers, arrestations illégales, exactions, perceptions d'amendes injustifiées, violences sur particuliers » font scandale à Shanghai et entretiennent la mauvaise réputation de la police française. De nombreuses plaintes sont adressées au Conseil suite à des actes de violence commis par des agents de police lors de la perception des taxes. Le Conseil décide, en novembre 1864, de retirer cette fonction aux agents de la Garde qui sont remplacés par des agents civils ; 161 c’est le cas de l'agent Antonio, sujet italien, sergent de ville de la police française ; il a arrêté, pour infraction à la circulation, un négociant persan, M. Parsis, qui se déplace dans une voiture à cheval ; effrayé par les coups et les menaces, le négociant leur propose 300 taëls en échange de sa liberté et leur remet la somme proposée après les avoir conduits à son domicile ; mais il a déposé plainte et on retrouve 200 taëls sous le lit de l’agent Antonio tandis que les 100 taëls restants ont été dépensés par son complice prussien, sans ressources et sans travail. Le chef de la Garde restitue l'argent au négociant perse après avoir retenu la somme manquante sur le salaire de l'agent Antonio qui sera renvoyé et remis au consul d'Italie pour être jugé selon les lois de son pays ; 162 il sera relaxé après retrait de la plainte de M. Parsis. Le chef de la Garde, Galloni d'Istria, lui-même à l'origine d'exactions et d'abus de pouvoir, est renvoyé suite aux plaintes reçues « trois plaintes des plus graves contre M. Galloni d'Istria » pour malversations, le Conseil lui réclamant l'état des soldes d'août et septembre « pour prouver que le personnel de la police avait été payé. Ce dernier a répondu qu'il les avait déchirés, or comme ces états de solde doivent être signés par tous les agents sur la remise au trésorier comme pièces de caisse, j'ai recours à votre haute autorité, M. le Consul général, pour obliger Galloni à les restituer immédiatement », et actions illégales « en recevant notamment des amendes de prisonniers sans en tenir un compte détaillé et exact, comme il lui a été recommandé et suivant l'usage établi ». 163

Dès sa prise de service, M. Galloni d'Istria a protesté auprès du consul contre le Conseil qui souhaite changer les termes de l'engagement établi par courrier par l'intermédiaire du Ministre des Affaires Etrangères en avril 1863 ; pour Galloni d'Istria, ce courrier constitue le document définissant les obligations des deux parties et les conditions de son embauche ne se retrouvent pas dans les clauses du contrat que le Conseil lui demande d’avaliser à son arrivée à Shanghai, certains articles plaçant même le chef de la Garde sous la tutelle du Conseil auquel il doit rendre compte de ses actions ; ainsi l’article 1 stipule : "Le Conseil d’administration municipal confie à M. Galloni d'Istria la direction de sa police pour le bon ordre de laquelle il doit être responsable vis-à-vis du Conseil duquel il dépend" et l’article 2 renforce sa sujétion : « Il est également entendu qu'aucun changement quelconque ne pourra être fait par M. Galloni d'Istria soit dans la tenue, la solde ou les attributions des susdits sans le consentement du Conseil », de même l’article 4 : « dans le cas où (M. Galloni) aurait convenance d'y apporter des modifications (aux règlements de Police) ou augmentations, le Conseil en décidera sur la représentation de M.Galloni d'Istria » et l’article 9 : « le Conseil compte sur le dévouement de son Chef de police lequel prend l'engagement de consacrer tout son temps à bien remplir ses devoirs, à exécuter les ordres, décisions, règlements et arrêtés qui seront pris par le Conseil » ; 164 Galloni précise au consul que le contenu du contrat « blesse ma dignité personnelle et amoindrit mon autorité » et invite le consul à agir auprès du Conseil afin qu'il mette un terme « aux tracasseries dont je suis l'objet et maintenir intactes les attributions qui sont imparties aux fonctions du Chef de Police que le gouvernement français m'a confiées à Shanghai sur la demande du Conseil d’administration municipal ». Devant le refus de Galloni de signer l'engagement, Henri Meynard, vice-président, lui précise que, même si aucun contrat ne les lie, le chef de la Garde devrait toutefois exécuter les ordres transmis par le Conseil. Le consul l'invite à signer l'engagement ; 165 Galloni ne suivra pas les directives du Conseil et considère la Garde municipale comme un organe indépendant qui n’a pas de comptes à rendre ; il fait tout de suite montre d'un pouvoir arbitraire, ne consignant pas dans les registres les arrestations effectuées et décidant lui-même des punitions à infliger. Ainsi, trois Chinois ont été arrêtés qui s’étaient fait passer pour des agents de police afin de percevoir des amendes ; Galloni les condamne « par mesure exceptionnelle » à recevoir quinze coups de bambou, décision que le Conseil apprend, une semaine plus tard, des Chinois eux-mêmes ; le président indique à Galloni d'Istria « que ce fait est très regrettable, et je désire que de tels faits ne se reproduisent pas à l'avenir ». Le 12 octobre 1864, le Conseil décide de le renvoyer, lui remettant un billet de retour en France sur le prochain départ des vapeurs des Messageries Impériales et l’invitant à se rendre à l'hôtel, son logement devant être occupé par son remplaçant ; Galloni d'Istria proteste et sollicite le soutien du consul pour conserver son poste.

Dans une lettre adressée à la direction des consulats le 14 juin 1865, Brenier de Montmorand, Consul général, souligne le problème de la police : « Les hommes choisis à Paris étaient en partie des gens sans aveu venus en Chine pour y faire fortune par tous les moyens possibles, et qui, dès leur arrivée à Changhai, ne tardèrent pas à y être plus nuisibles qu'utiles et à s'y livrer à tous les mauvais penchants. Loin de maintenir le bon ordre sur la concession française, ils donnaient l'exemple de l'inconduite ». 166

Le Conseil évoque ses difficultés à former une police composée d'hommes ponctuels et respectueux et en avril 1865 on envisage un changement dans le mode de recrutement ; le chef de la Garde sollicite le choix des hommes parmi les militaires libérés du service d'Indochine et réunissant les compétences nécessaires, avec un salaire de 50 taëls par mois, habillement et logement pris en charge par la municipalité, et prime équivalant à une année de solde après cinq années de service ; mais ce projet ne voit pas le jour ; le nombre d'agents de la Garde est alors de cinquante-huit hommes et tombe à quarante-sept en 1866, le recrutement sur place devenant de plus en plus difficile ; dans une conjoncture économique favorable, les soldats démobilisés ou les marins ne sont pas intéressés par le service de police, peu rémunérateur ; la plupart des résidents de Shanghai ne sont pas des citoyens français et dépendent de leur consulat respectif ; de plus, des relations d'intérêt ou d'amitié peuvent exister entre les agents choisis et les habitants, entravant leurs fonctions de maintien de l'ordre et de prélèvement des amendes.

A la suite du renvoi de Galloni d'Istria, Antoine, de simple sergent devient chef de la Garde et profite également de sa position, suscitant tout autant les critiques du Conseil qui lui reproche de détourner de l'argent, mais le consul ne partage pas ces vues et refuse tout d'abord de le renvoyer ; des incidents de même nature que ceux de la période précédente se produisent ; une somme de 48 dollars versée pour l'entretien du prisonnier Katzaros n'apparaît pas dans les comptes de la Garde municipale et son nom ne figure pas dans les registres ; le chef prétend qu'il a avancé lui-même les frais de nourriture du prisonnier de septembre 1866 à janvier 1867. Antoine crée, sans autorisation du Conseil, un nouveau poste de lampiste chinois pour l'entretien du matériel d'éclairage dans l'enceinte de l'hôtel municipal et il garde une partie du salaire, ne lui versant que 7 $ par mois sur les 16 déclarés. Le chef profite également de sa position pour solliciter des fonds aux banques qui gèrent l'argent du Conseil municipal ; enquêtant sur son compte, le président relèvera de nombreuses irrégularités et l’absence de comptabilité sur la période du 15 octobre 1865 à juin 1868. Dès lors, le chef de la Garde ne peut plus « être considéré comme un serviteur de l'administration » 167 et le président cesse de lui transmettre les directives du Conseil, attendant que le consul statue sur son renvoi ; il précise au consul, attaché à défendre la cause d’Antoine : « Si nous ouvrons le registre des délibérations, nous voyons d'un côté le Conseil sans cesse occupé à combattre les empiétements du chef de la Garde qui paie, encaisse, ou crée des dépenses de son autorité privée et en dehors de tout contrôle : 20 novembre, 23 décembre 1865, 11 janvier, 15 janvier, 22 août 1866, 15 janvier, 28 février, 15 mars, 6 novembre 1867, 15 juin 1868, et, d'autre part, ce dernier éludant les instructions non par un refus direct, mais en persistant dans un système d'atermoiement ou d'inertie. L'incident Katzaros ne nous semble donc pas un fait isolé mais une conséquence de la règle de conduite adoptée par le Chef de la Garde. Cette conviction résulterait, selon nous, de l'examen du dossier où nous avons réuni en dehors de toute influence personnelle les pièces de cette enquête et nous sommes prêts, M. le Consul, à vous communiquer tout document que vous croiriez de nature à éclairer votre religion de cette cause délicate » ; 168 le consul accepte finalement les conclusions du Conseil et révoque le chef de la Garde pour le remplacer par M. Barbe.

En 1869, la Garde est composée d'un chef, un sous-chef, quatre sergents, quatre brigadiers, trente-deux gardes européens, trois interprètes chinois et deux agents secrets chinois, réunis au sein de deux postes de police, le poste Central et le poste de l'Est ; le Conseil décide, le 3 novembre 1869, de recruter douze auxiliaires chinois, faisant passer leur nombre à vingt ; cette décision marque le début du corps de police chinois ; pour compenser les dépenses résultant de leur recrutement, T. Barbe, nouveau chef de la Garde, réduit le personnel européen de trois hommes mais regrette de ne pouvoir disposer de plus d'agents pour combattre la recrudescence de l'insécurité sur la concession et l'augmentation des vols, tentatives de vols et escroqueries : le nombre de Chinois arrêtés passe de 1.420 en 1869 à 2.049 en 1870. 169

En avril 1869, une Cour mixte est créée sur la Concession française ; toutes les affaires liées aux résidents de la concession sont traitées au sein du Consulat français où le Daotai, ou son délégué, siège trois fois par semaine ; les affaires impliquant des Chinois -contraventions, affaires de police, délits, refus de s'acquitter de taxes- doivent être traitées par les représentants des autorités françaises et chinoises composant la Cour mixte ; les crimes concernant des Chinois sont du ressort des autorités chinoises. La première session de la Cour mixte se tient le 13 avril 1869. 170

Après le massacre à Tianjin, le 21 juin 1870, de plusieurs résidents étrangers dont la plupart sont français -le consul de France de cette ville, deux missionnaires, et dix sœurs de Saint Vincent de Paul- les Conseils de la Concession internationale et de la Concession française établissent un couvre-feu pour les Chinois ; le ‘Shanghai Municipal Council’ forme en outre une compagnie de volontaires de cent hommes tandis que le Conseil d’administration municipal en organise une de soixante-dix volontaires pour aider la Garde, 171 son effectif étant, en outre, augmenté de dix nouveaux agents ; après l’atténuation du choc provoqué par le massacre, le CAM avance la nécessité de réduire ce personnel, les frais de ce service représentant 38,5 % des ressources municipales, demande qui soulève les protestations du Consul, le Comte Méjan. En mars 1873, le Consul Godeaux, à la demande de notables chinois s’insurgeant contre la présence de femmes dans les fumeries, ordonne la suppression de seize des trente-six maisons d'opium qui en emploient ; cette demande avait été rejetée par le Conseil et son président, M. Morel, qui démissionne, jugeant cette décision abusive, d’autant qu’il n’en a pas été avisé ; c’est le docteur Galle qui est élu à sa place. Le 7 mai 1873, le CAM soumet à nouveau au consul une demande de diminution des effectifs de la police, mettant l'accent sur la nécessité de réduire les dépenses municipales mais pour le consul les questions de sécurité et d'ordre public ne doivent pas passer au second plan ; cette demande doit aussi s’analyser dans un contexte politique où le Conseil tente d'affirmer sa position à l'égard du consul ; il reste que le rapport soumis par la police au Conseil fait état quotidiennement d'ivresse, tapages nocturnes, attaques et violences du fait de marins étrangers, d’escroqueries commises par des fonctionnaires du district, de contraventions aux règlements de police et de voirie par la population locale, de vols individuels ou par des bandes chinoises organisées qui profitent de la présence de trois districts autonomes pour trouver refuge dans la Concession internationale ou la cité chinoise. C’est aussi à partir de cette époque que le chef de la Garde est à nouveau recruté en métropole, le Conseil s’en remettant au ministère des Affaires étrangères pour trouver un militaire ou un policier de carrière ; les conditions posées par le Conseil sont une personne en bonne santé avec une instruction générale satisfaisante, l'expérience du commandement militaire et une connaissance des services de police judiciaire, de la vie publique et des mœurs ; cette personne doit en outre établir une relation de confiance avec le consul dont il reçoit directement les directives. En 1892, les problèmes de santé du chef de la Garde imposent l’engagement d’un remplaçant ; il doit commander quarante agents européens et soixante agents chinois, aussi le nouveau venu doit-il être familier avec un milieu asiatique. A cause des conditions exigées par la fonction et des avantages moins importants, tant au niveau salaire que conditions de travail, en comparaison de positions à responsabilité égale, les candidats sont difficiles à recruter en France ; en 1895, l'ingénieur des travaux publics, un des employés municipaux les mieux rémunérés, perçoit 315 taëls par mois (indemnités comprises). En 1908, après le départ de l'ingénieur en poste depuis 1894, la municipalité rencontre de nombreuses difficultés à recruter en France un remplaçant, les candidats exigeant un salaire plus important ; or, les agents de la Garde gagnent au minimum 70 taëls pour un maximum de 200 taëls pour le chef, ce qui leur assure un niveau de vie relativement bas ; de plus, leur contrat ne leur confère pas le statut de fonctionnaire et ils seront confrontés, en cas de retour en France, aux difficultés liées à la recherche d'un emploi, compte tenu que la plupart sont d'anciens marins sans qualification particulière ; seul le goût du changement et de l'aventure peut attirer, selon le consul, un candidat au poste de chef de la Garde, les conditions modestes du poste étant aggravées par la hausse des prix observée à Shanghai à cette époque. Il faut toutefois rester fermes sur les qualités requises, indique le Conseil, pour ne pas rencontrer les mêmes difficultés que précédemment. Deux candidats sont sélectionnés : le premier, M. Lalmand, est un ancien commissaire de police aux délégations judiciaires, âgé de 47 ans et sa candidature est d’abord écartée par le conseiller présent à Paris, en raison de la mauvaise santé de sa femme et parce que Lalmand lui a laissé l'impression d'aimer vivre confortablement, ce que ne peuvent lui permettre le salaire et le logement offerts par la municipalité ; il ne reste donc qu'un seul candidat, M. Krémer, entré dans l'infanterie en 1859 et sorti avec le grade de capitaine en 1874 ; âgé de 56 ans, marié et père de quatre enfants, il a été basé pendant six ans en Cochinchine. Cet engagement entraîne un nouveau conflit entre le Conseil et le consul, se traduisant par la démission du président du Conseil, Brunat ; en raison du désaccord sur le choix du candidat, le Conseil tarde à verser les fonds nécessaires à la venue du nouveau chef de la Garde : il refuse de recruter Krémer qu'il considère trop âgé, avec une charge familiale trop lourde et préfère attendre d'obtenir des informations plus complètes sur Lalmand avant de prendre une décision définitive ; le consul, de son côté, souhaite agir rapidement et reproche au Conseil d’intervenir dans le choix du candidat ; il le rappelle à l'ordre : "C'est au chef du consulat général de France seul responsable qu'il appartient de choisir les membres de notre Garde municipale aux termes du règlement précité, qui forme la loi constitutionnelle de notre communauté et qui s'impose au respect absolu du Conseil […] Le Conseil manquerait à son mandat qui est de pourvoir à l'aide des revenus publics et sous ma responsabilité, à l'entretien de notre corps de police, s'il refusait de me mettre en mesure de faire venir à Shanghai le futur Chef de la garde". 172 Brunat revient sur sa décision et met à la disposition d'un des conseillers présents à Paris les fonds nécessaires aux frais de voyage et à l'avance d'un mois de salaire, ce qui ne calme pas les dissensions entre le consul et le président du Conseil ; le Consul exprimant des reproches à Brunat, celui-ci envoie une nouvelle lettre de démission, qu’il retirera cependant à la demande du consul « afin que nulle trace du conflit ne subsiste dans la correspondance officielle nous considérions de supprimer ma lettre du 12 décembre » ; 173 le consul explique ce conflit auprès du Ministre français de Beijing par le fait que le Conseil municipal, composé par moitié de Français et d'étrangers, « a toujours aspiré à assumer le commandement de notre corps de police qu'une disposition du règlement de 1868, dont nous devons nous féliciter au point de vue de l'influence française dans ce pays, a fort sagement attribué exclusivement à notre Consul général » ; 174 le consul prend sa décision et, par Ordonnance consulaire du 15 février 1893, déclare Krémer, ancien capitaine d'infanterie de marine, chef de la Garde municipale. 175 Krémer s'adapte rapidement à sa nouvelle fonction et prend le commandement en main avec efficacité : il préconise des changements d’organisation : mise en place d'un état numérique du personnel, récapitulatif des arrestations effectuées annuellement, état comparatif des recettes et des dépenses effectuées sur deux années pour permettre aux agents d'être plus consciencieux dans l'application des règlements de voirie et de police et dans le recouvrement des licences ; l'objectif est d'augmenter les recettes par le biais des taxes sur les véhicules et des amendes perçues par les agents, ce que Krémer réalisera au cours de son service ; 176 il préconise en outre de former une Garde municipale composée uniquement d'agents français ; en 1893, celle-ci compte neuf agents d'origine étrangère, un Autrichien, un Belge et sept Grecs ; bien qu’ils n’aient pas fait l'objet de sanctions et que leur travail soit apprécié, le recrutement de nouveaux agents s'effectuera désormais, selon la volonté de Krémer, en priorité parmi des Français afin de franciser le corps de police ; les candidats qui se présentent sont, dans l'ensemble, des marins du commerce ou d'anciens marins de l’État. Krémer occupe sa fonction de 1893 à 1904, période durant laquelle seront effectuées de nombreuses arrestations d’Européens pour tapage nocturne, bagarres, ivresse, concernant des marins et militaires stationnés à Shanghai. En 1884, Berthelot, chef de la Garde, rapporte l'attaque par des marins d'agents de la garde venus rétablir l'ordre ; le 26 décembre 1884, cent cinquante marins environ se trouvent sur la Concession française ; une vingtaine d'entre eux entrent dans une maison close et, devant le refus de la propriétaire de les laisser entrer, se mettent à saccager l'intérieur ; la police arrive sur les lieux, provoquant la fuite des marins qui, rencontrant d'autres policiers, déclenchent une bagarre ; six marins sont arrêtés, les autres s'enfuient et se dirigent vers le quartier de l'Est où les agents de la Garde partent à leur poursuite, mais se trouvent bientôt cernés par une centaine de marins ; noyés dans la masse, les agents sont séparés et ne peuvent agir. Un sergent, un garde européen, et un garde chinois sont attaqués à l'angle du quai et de la rue de l'Est ; le sergent est roué de coups et jeté à l’eau dans la ‘crique’ 177 proche, l'agent chinois est grièvement blessé à la tête, tous deux doivent être soignés à l'hôpital ; le lendemain, les six prisonniers sont ramenés à bord de leur navire. 178 Les agents doivent faire face à un nombre important de marins qui nuisent à l'ordre public, leur seul moyen d'action étant de les emprisonner et de les ramener sur leurs navires lorsqu'ils sont dégrisés ; dans le cas d'actes graves, ils doivent être jugés par leur consul mais restent la plupart du temps exempts de punitions sévères, astreints à rembourser les dégâts causés. A partir du 1er janvier 1900, afin de limiter les troubles fréquents et sérieux qui fragilisent la Concession française, le Conseil municipal, avec l'accord du consul, décide de fermer les bars situés sur le quai du Yangjingpang, leur concentration étant propice aux désordres et portant préjudice à la valeur foncière des maisons et magasins proches ; la réputation du secteur en serait rehaussée, facilité le travail de surveillance de la police autour des magasins des quais qui écoulent le butin des voleurs Chinois et à l’égard des vagabonds qui y résident. 179

En mars 1900, en raison de l'extension de la Concession française, le travail de la police est étendu aux routes extérieures où de nouvelles constructions européennes s'érigent ; pour faire face au surcroît de travail, quinze agents chinois supplémentaires sont recrutés portant leur effectif à soixante-dix-sept, ce qui reste insuffisant. En 1904, la fréquence de bateaux en provenance d'Europe et d'Amérique augmente, transportant des personnes sans ressources, et cinquante-huit Européens sont arrêtés, contre une trentaine les années précédentes ; une fois arrivés à Shanghai, ces exilés tentent de rester sur place et doivent s'en remettre à la charité de la communauté étrangère ; dans la plupart des cas, ils sont obligés de repartir, faute de trouver financement ou travail mais certains, pour survivre, n’hésitent pas à commettre des délits et sont arrêtés pour escroquerie, vols et abus de confiance.

Les arrestations de Chinois sont, le plus souvent, pour vol, vagabondage, mendicité ou résultent de scandales et bagarres dans les établissements et sur la voie publique ; durant les années de présence du chef Krémer, il y en aura entre 2.500 et 4.500 ; elles sont aussi le fait de contraventions aux règlements de voirie et de police ; peu de crimes, deux en 1894 par exemple, mais des vols importants, cette même année, à bord de navires de commerce, qui sont jugés à la Cour mixte de la concession. Krémer met l'accent sur l'arrestation des joueurs professionnels : les maisons de particuliers ou les établissements publics soupçonnés de leur donner asile sont étroitement surveillés ; en 1894, certains de ces joueurs s’installent sur le quai de Confucius afin de s'enfuir rapidement vers la Concession internationale en cas d'alerte ; quatre des joueurs sont arrêtés et traduits en Cour mixte, leur punition très sévère a pour objectif de limiter les récidives et d'intimider les autres. Les mendiants « déguenillés, sales, repoussants » selon les termes de Krémer, sont nombreux sur la concession ; ils viennent de la cité chinoise et demandent l'aumône pendant la journée, retournant dans la cité le soir, sachant qu'ils seront chassés par la police s’ils restent.

Notes
154.

Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai ,Paris, Librairie Plon, 1929, p 330.

155.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°31, Séance du CAM, le 26 juin 1862.

156.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°33, Lettre du président du conseil au chef de la Garde, le 26 juin 1862.

157.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°29, Garde municipale.

158.

ADN, PER 373, Séance du CAM, le 30 avril 1864.

159.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°29.

Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , Paris, Librairie Plon, 1929, p.283.

160.

ADN, PER 373, Rapport du chef de la Garde T. Barbe pour l'année 1868-69.

161.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°31, Séance du CAM, le 10 novembre 1864.

162.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°29, Affaire du 14 au 22 août 1864.

163.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°31, Séance du CAM,les 12 et 19 octobre 1864.

164.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°29, Engagement du 29 août 1864.

165.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°29, Lettre du 30 août 1864.

166.

Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , Paris, Librairie Plon, 1929, p 283.

167.

ADN, Série B Rose, n°31, Lettre du président du conseil à Brenier de Montmorand, Consul de France à Shanghai, le 8 août 1868.

168.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°31, Lettre du président du conseil à Brenier de Montmorand, le 13 août 1868.

169.

ADN, PER 373, Compte-rendu de T. Barbe, chef de la garde, 1869-1870.

170.

Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , Paris, Librairie Plon, 1929, p 348.

171.

Ch.B. Maybon, Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Shanghai , Paris, Librairie Plon, 1929, p 351.

172.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°30, Lettre de Vissière, Consul de France à Shanghai au président du conseil, le 12 décembre 1892, retirée d'un commun accord de la correspondance officielle le 21 décembre 1892.

173.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°30, Lettre de Vissière, Consul de France à Shanghai au Ministre de France à Beijing, le 23 décembre 1892.

174.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°30, Lettre de Vissière, Consul de France à Shanghai, au Ministre de France à Beijing, le 23 décembre 1892.

175.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°30, Dossier sur le remplacement du chef de la garde, 1892-1893.

176.

ADN, PER 373, Rapport du chef de la garde de 1893 et 1902.

177.

Crique : Dans la Concession française ce terme est utilisé comme en anglais (creek), où c’est son deuxième sens, pour désigner un petit cours d’eau. Il s’agit donc d’un anglicisme pour désigner les fossés et canaux qui bordent la concession. On notera que le canal qui borde la concession au nord ouest est appelé ‘Crique de défense’

178.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°27 Bis, Rapport du chef de la Garde à V.Collin de Plancy, Consul de France à Shanghai, le 27 décembre 1884.

179.

ADN, PER 373, Rapport du chef de la garde pour l'année 1899.