Un cas de figure : l’épopée de la Route de Xujiahui

Ainsi que nous l’avons vu, la route de Xujiahui a été aménagée par le corps expéditionnaire français entre 1853 et 1862 dans le contexte de la révolte des Taiping. A partir de 1862, le Conseil prend en charge les dépenses liées à l'aménagement de cette voie qui relie la concession aux villages avoisinants, comme le village de Simen et le village de Xujiahui.

Appelée à l’époque Route de Siccawei, ou Route française de Zikawei après son acquisition par les autorités françaises en 1900, c’est la seule voie reliant la Concession française avec le village de Xujiahui où se sont installés les Jésuites après la signature du Traité de Nanjing (voir annexe n°2). A environ 6 kilomètres de Shanghai, il a été fondé par la famille Xu dont un des membres les plus réputés est le mandarin Xu qui, vers 1580 sous la dynastie Ming, se convertit au catholicisme au contact de Ricci, le célèbre missionnaire jésuite. A partir de 1722, les persécutions de chrétiens obligent les Jésuites à quitter la Chine. Fin 1843, une ambassade est envoyée pour demander la liberté du culte catholique en Chine ; elle est conduite par De Lagrené et comprend cinq pères jésuites qui essaient d’obtenir des privilèges similaires à ceux obtenus par les Anglais en 1842. Le traité de Huangpu, signé en 1844 par De Lagrené, contient une clause plaçant les missionnaires sous la protection des consuls de France ; les Jésuites reprennent leur travail au village de Xujiahui. La devise de la Compagnie de Jésus, fondée en 1540 par Ignace de Loyola, est l’action plutôt que la prière, la mission plutôt que la contemplation, aussi s’investissent-ils en Chine, dans la science, l’éducation, la charité, la conversion et la rédemption des âmes. A Xujiahui, ils créent un orphelinat pour filles et un pour garçons.

En dehors de leur action religieuse, éducative et philanthropique, leur œuvre la plus célèbre est l’Observatoire de Xujiahui ; construit en 1900 en remplacement d’un bâtiment plus ancien construit en 1873 et affecté par la suite à la photographie stellaire, Xujiahui devient un centre météorologique relié à un réseau de stations dans le monde, par exemple en Indochine et à Guam dans le Pacifique ; deux cents messages parviennent quotidiennement à l’observatoire, transmis par le sémaphore situé dans la Concession française qui appartient à la municipalité, permettant d’établir la carte du temps deux fois par jour et de déterminer la formation de typhons. Le personnel du sémaphore renseigne les commandants de navires, cargos et paquebots : en cas de typhon, un coup de canon est tiré du port. Le travail des Pères est salué par les marins et la communauté étrangère. Les Jésuites effectuent aussi des voyages d’exploration à l’intérieur du pays au cours desquels, avec l’aide d’organisations commerciales ou de missionnaires, ils fondent des stations météorologiques dont les données sont utilisées pour étudier le climat en Extrême-Orient. Dans les années 20, l’observatoire est doté des instruments astronomiques les plus récents et de récepteurs TSF très puissants pour servir à l’observation astronomique ; à vingt-cinq kilomètres de Xujiahui se trouve notamment une coupole abritant deux lunettes jumelées de sept mètres de longueur focale, et quarante centimètres d’ouverture, l’une destinée aux observations visuelles, l’autre à la photographie. 205 Entretenir et contrôler la route de Xujiahui est un enjeu de première importance pour l’administration française qui rencontre des difficultés à la maintenir en bon état ; elle en appelle aux autorités chinoises afin d’agir auprès de la population chinoise et de sanctionner ceux qui dégradent la route. Les autorités françaises souhaiteraient pouvoir dévier la route pour la placer entièrement sous la surveillance de la police municipale, projet impossible à réaliser en raison du refus des propriétaires, en majorité chinois, de vendre leurs terrains. 206 La densité est forte, entre les maisons chinoises, les restaurants, les marchands ambulants. Entre 1862 et 1864, le Conseil peut racheter quelques terrains pour élargir la route dont, à partir de mai 1864, il confie l'entretien à un entrepreneur chinois pour 20 taëls par mois ; il décide en outre d'enjamber les trois principaux canaux qui la croisent par des ponts de briques. En novembre 1869, le Conseil reprend l'entretien qui lui revient à 300 taëls par an, négligeant d’empierrer la route, ce qui lui reviendrait à 4.240 taëls.

A partir d'août 1880, le Conseil invite le consul à agir auprès du Daotai afin d’obtenir les titres de propriétés du terrain de la route de Xujiahui, ce qui limiterait l'ingérence des autorités chinoises ; il justifie sa demande par les sommes engagées dans l'aménagement et l'entretien de la route, frais auxquels le Daotai a refusé de participer ; en outre, on ne peut prélever de taxes municipales sur les habitants chinois d’une route qui n’appartient pas à la municipalité. Afin de rassurer le Daotai, il s’engage à ce que la route demeure publique et ne fasse l’objet d'aucun droit de péage. Le 6 décembre 1880, le Daotai, par lettre, refuse catégoriquement d'accorder les titres de propriétés et le Conseil lui soumet une nouvelle proposition : s'il incite les Chinois à vendre les terrains nécessaires à la création d'une route prolongeant la rue du Consulat (Jinling zhong lu) jusqu'à Xujiahui, le Conseil renoncera à tous droits sur l'ancienne route ; nouveau refus du Daotai. Le consul invite le Ministre plénipotentiaire de Beijing à agir auprès du Zongli Yamen qui ne voit pas l’opportunité de cette transaction. Aussi le Conseil décide-t-il finalement d'établir les devis évaluant les réparations à réaliser sur la route existante 207 qui, en dehors des limites de la concession, constitue pour les autorités chinoises une voie gouvernementale, d’autant que l'impôt foncier est acquitté par les propriétaires chinois auprès des autorités chinoises. Le Conseil compte au moins exiger du Daotai le remboursement d'une partie des frais liés à ces aménagements. La présence de la population locale aux environs de la route ne cesse de poser des problèmes ; en 1877, l'ingénieur chargé des travaux de la route de Xujiahui signale que la circulation est limitée, au niveau du village de Simen, par la présence de brouettes. Le chef de la garde se rend sur les lieux pour vérifier les remarques et en rendre compte au Conseil : « J'ai constaté qu'il y avait au milieu de la route des paniers de légumes, des brouettes, des baquets de vidanges. Les restaurateurs et marchands de thé qui résident à cet endroit ont même établi devant leurs maisons des tables et des bancs où s'installent les consommateurs; en un mot le passage d'une voiture est très dangereux, et il serait impossible à deux voitures venant en sens contraire de se croiser à ce point » ; 208 dans un autre village situé en bordure de la route, les habitants étalent du coton à sécher au soleil, soit sur des tables soit sur la route même ; en outre, de nombreux mendiants stationnent les lieux et gênent la circulation. Durant le courant de l'année 1877, pour régler le problème de l'affluence des brouettes, les autorités chinoises, sur la demande du Consul, consentent à procéder à l'achat des maisons situées sur les bords de la ‘crique’ pour les démolir et établir à côté de la route une place publique destinée à servir de station de brouettes.

Notes
205.

L’observatoire de Zikawei , Imprimerie d’art, G.Bouan, Paris.

Rev. C. E. Darwent, Shanghai, a handbook for travelers and residents , Kelly and Walsh Limited, Shanghai, Hongkong, Singapore, and Yokohama.

206.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°74, août 1878.

207.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°74, août 1881.

208.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°74, Extrait du Rapport de l'Ingénieur du 16 octobre 1877, Extrait du Rapport du chef de la Garde du 17 octobre 1877.