L’extension définitive de la Concession française de Shanghai en 1914

Les autorités étrangères ne souhaitent pas s’arrêter à cette victoire ; en 1908, les responsables de la Concession internationale font à nouveau connaître leurs prétentions territoriales aux autorités chinoises et rencontre le refus du gouvernement chinois de toute nouvelle extension des concessions étrangères de Shanghai en juillet 1909 ; le corps diplomatique laisse provisoirement cette question en suspens mais, en 1910, les Consuls généraux de Grande-Bretagne, des États-Unis, de Belgique et du Japon affichent leur volonté d’étendre les limites de la Concession internationale. Le consul français Dejean de la Bâtie est réticent à les appuyer et se voit incité par le consul général de Belgique Siffert, doyen du corps consulaire à réclamer pour la France l’extension de sa concession ; le moment lui semble mal venu mais pour ne pas entrer en conflit avec les autorités voisines, le consul français reste évasif sur sa position. Il considère l’extension de la Concession internationale vers le district de Zhabei injustifiée, et les raisons d’insalubrité invoquées pour contrôler ce territoire peu viables : « Quant à l’assainissement urgent de ce quartier, c’est un simple prétexte, car la population chinoise qui nous encercle vit depuis longtemps dans des conditions hygiéniques déplorables. D’ailleurs, sous ce rapport, il est indéniable que les Chinois ont réalisé quelques progrès. Je crains qu’en fin de compte, la campagne entreprise ne cache, comme on le dit ici couramment, une spéculation sur les terrains qui avoisinent la station du chemin de fer » ; 236 les autorités françaises ont pourtant elles-mêmes avancé des raisons d’hygiène publique pour justifier leur extension précédente, mais voir le SMC étendre ses pouvoirs sur de nouvelles zones territoriales dérange le consul français.

Dès le début du siècle, des intellectuels radicaux lancent l’idée d’une révolution qui verra le jour dix ans plus tard. Leur voix se fait entendre jusqu’en 1904 au moment où la répression s’abat sur les groupes radicaux de Shanghai. Le fort sentiment national qui se développe au contact des étrangers entraîne en outre la mobilisation de la population pour la défense de la nation chinoise ; « la révolution de 1911 témoigne de l’avance prise par la ville en termes d’éveil de la conscience nationale et de participation populaire à la vie politique ». 237 La particularité à Shanghai est la coopération entre notables (lettrés fonctionnaires et marchands) et révolutionnaires, qui « précède et prépare » le soulèvement. 238 Les révolutionnaires sont représentés par Song Jiaoren qui fonde à Shanghai le bureau de la ‘Ligue Jurée’ 239 et Chen Qimei qui, outre ses contacts avec de grands financiers et entrepreneurs originaires du Zhejiang, établit des liens avec la Bande verte. La révolution de 1911 débute le 10 octobre à Wuchang (Hubei) ; trois semaines plus tard, Shanghai participe au soulèvement dont le succès renforce le pouvoir des notables qui l’ont appuyé ; 240 Chen Qimei établit, début novembre, un gouvernement militaire provisoire dans lequel les marchands de Shanghai occupent des positions importantes. Face à la révolution chinoise, les puissances étrangères obtiennent l’arrivée de renforts militaires, quinze navires de guerre dont trois français ; la Concession française est protégée par ses cent vingt-cinq marins ; 241 mais les autorités étrangères souhaitent rester neutres face aux troubles révolutionnaires, s’inquiètant surtout de l’arrêt du commerce et des difficultés rencontrées par les maisons d’import-export. L’alliance entre notables (shenshang) et révolutionnaires est entravée par le manque de financement ; Chen Qimei, pour trouver de l’argent, adopte les méthodes des sociétés secrètes, initiant des liens étroits entre le Guomindang, le parti issu de la Ligue Jurée et la Bande verte de Shanghai. 242  ; malgré ces difficultés, la République chinoise est fondée à Nanjing le 1er janvier 1912 et les shenshang financent le Gouvernement national provisoire, dirigé par Sun Yat-sen, qui ne parvient pas à trouver d’autres sources de financement pour étendre son assise ; Yuan Shikai (1859-1916) profite de sa faiblesse et prend le pouvoir en février 1912, instaurant une dictature qui marque la fin du rêve républicain.

Shanghai préfère se rallier à Yuan Shikai plutôt que soutenir une « seconde révolution » pour reprendre le pouvoir. 243 Le consul français Dejean de la Bâtie, fait courir la rumeur que le gouvernement britannique accepte de reconnaître la République chinoise en contrepartie de l’extension de la Concession internationale, ce qui ne laisse pas indifférents les conseillers français, eux-mêmes concernés par l’extension de la Concession française ; le consul considère prématurée l’extension des concessions qui pourrait aviver le sentiment xénophobe parmi la population chinoise. Or la proclamation de la République chinoise semble avoir apaisé les sentiments d’hostilité à l’égard des étrangers ; la réussite éventuelle de la politique du SMC, appuyée par le corps consulaire, devrait cependant donner lieu à l’acceptation des revendications françaises à l’égard des routes extérieures mais le consul français est dépité d’être soumis au bon vouloir des puissances étrangères : « Elle [la question de l’extension] demeure subordonnée à l’accroissement de la Concession internationale et au bon vouloir aussi des autres Puissances qui, en 1899, nous ont fait la plus vive opposition quand il s’est agi d’obtenir pour la Concession française une extension proportionnelle à celle dont bénéficiait la concession voisine ». 244 Des conflits éclatent toutefois dans la zone de Zhabei, partie que le SMC souhaite annexer, où il a installé un poste de police au début de la révolution, provoquant des altercations avec la police chinoise ; le 27 juillet 1913, les policiers chinois s’opposent à des Sikhs de la police internationale et le 31, le SMC proclame l’annexion de ce quartier. Le corps consulaire et toute la communauté étrangère s’opposent à cette décision ; le Consul français Kahn critique l’attitude du SMC : « Tout aussi bien pourrions-nous demander à annexer la cité de Shanghai pour protéger notre concession. Ainsi que je l’ai déclaré au Corps Consulaire, le Municipal Council finirait par annexer la Chine entière en faisant tâche d’huile à partir du Foreign Settlement ». 245

Les autorités françaises ne relâchent pas leur effort et obtiennent l’extension souhaitée par un accord signé entre le ministre de France à Beijing et le ministre des Affaires Etrangères chinois le 14 juillet 1914 (voir annexe n°5); elle s’étend à l’ouest et englobe les routes extérieures sur lesquelles ont poussé villas et immeubles habités par des étrangers et des Chinois ; le consul français précise qu’il s’agit d’une « régularisation administrative » pour éviter d’éveiller des objections de la part des Chinois et des autorités étrangères, plus particulièrement du SMC. 246 L’obtention des routes extérieures marque une étape importante dans l’histoire de la concession : elle permet de limiter l’ingérence du gouvernement chinois dans les affaires municipales, accroissant le pouvoir policier et judiciaire des Français, de prélever des taxes municipales dans ce secteur, augmentant ainsi les ressources et d’aménager à sa guise ce territoire. De nouvelles propriétés vont se construire, offrant à la municipalité des revenus supplémentaires, élargissant en outre le champ d’action de la compagnie d’eau et d’électricité française ; de riches chinois notamment y installent leur villa : en s’éloignant du centre de la concession, ils espèrent échapper aux critiques soulevées par leur acceptation tacite de la présence étrangère tout en profitant des infrastructures de l’administration française qui entretient les routes et y assure une surveillance policière. Le consul français présente au SMC les nouvelles limites de la concession. 247 Après la première guerre mondiale, des changements apparaissent dans la société occidentale de Shanghai où la politique de la municipalité française est considérée par les Anglo-saxons comme une gêne et un facteur d’affaiblissement de l’impérialisme étranger.

Notes
236.

ADN, Fonds Pékin, Série A, n° 260, Lettre de Dejean de la Batie, Consul général de France à Shanghai à M. de Margerie, Ministre de la république française en Chine, à Beijing, le 9 août 1910.

237.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , p 143.

238.

Marie-Claire Bergère, op.cit, p 151.

239.

Sun Yat-Sen a réuni en 1905 les différents groupes révolutionnaires au sein de la Ligue Jurée. Les dirigeants révolutionnaires envoyés à Shanghai sont issus de ce parti.

240.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , p 151.

241.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°37, Lettre du Consul général de France à Shanghai, au Ministre de France à Beijing, le 7 novembre 1911.

242.

Marie-Claire Bergère, op.cit, p 154.

243.

Marie-Claire Bergère, op.cit, p 156 : “Les notables de Shanghai se résignent plus qu’ils ne se rallient au pouvoir du nouveau dictateur. Ce dernier ne tarde pas à supprimer, en même temps que les institutions créées par la révolution, les organes d’autonomie locale, nés de la réforme à la fin de l’Empire. A Shanghai, les milices marchandes sont dissoutes et la puissante municipalité doit faire place à un bureau d’administration.”

244.

ADN, Fonds Pékin, Série A, n°260, Lettre de Dejean de la Bâtie, Consul général de France à Shanghai à de Margerie, Ministre de France à Beijing, le 24 mai 1912.

245.

ADN, Fonds Pékin, Série A, n°260, Lettre de Kahn, Consul général de France à Shanghai à de Margerie, Ministre de France à Beijing, le 2 août 1913.

246.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n° 74bis, Lettre du Consul général de France à Shanghai à M.Conty Ministre de France à Beijing, le 18 avril 1914.

247.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°74, Lettre du Consul général de France à Shanghai au président du SMC, le 14 juillet 1914.