La représentation politique des Chinois

Le 20 janvier 1927, après l'instauration de conseillers municipaux chinois, se forme l'Association des contribuables chinois qui devient un tremplin politique et social. La situation particulière de Shanghai s’ajoute aux dysfonctionnements du régime politique français pour favoriser l’emprise d'éléments chinois sur la concession dont les deux figures principales sont Du Yuesheng et Huang Jinrong qui contrôlent le trafic de l’opium à Shanghai et souhaitent accroître leur pouvoir en agissant à divers niveaux, notamment en garantissant l’ordre dans la Concession française : Huang Jinrong est le chef des agents chinois de la police française. La division de la ville en trois pouvoirs politiques distincts se répercute sur le contrôle policier : chaque secteur possède sa propre police, sans réelle collaboration entre les trois structures, notamment entre la Concession internationale et la Concession française ; malgré leurs intérêts communs à maintenir leur autorité en pays étranger, elles ont emprunté des voies différentes ; la Concession française, possédant les structures de divertissements les plus importantes et les plus nombreuses -maisons closes, casinos, fumeries d’opium, est considérée comme le lieu où crime et vice trouvent asile, tandis que la Concession internationale, tolérant difficilement les signes de déviances sociales, fait preuve de fermeté. Le statut d’extraterritorialité augmente les difficultés de la police ; les trois municipalités ayant des juridictions nationales séparées, le fonctionnement de la police prend la tournure de négociations entre les différentes parties ; la limitation d’une activité illicite dans une des juridictions peut être compromise par des événements extérieurs à la zone ; ce morcellement est devenu la caractéristique de la ville qui finit par être considérée comme la capitale du vice. 269 A cette difficulté s’ajoute l’emprise des sociétés secrètes qui monopolisent les sphères du divertissement ; à mesure que le nombre de leurs membres augmente, leurs dirigeants se rendent compte qu’ils peuvent jouer un rôle dans le monde du travail en se chargeant du recrutement et du renvoi des travailleurs ; la direction des entreprises passe alors implicitement entre leurs mains par le contrôle de la main d’oeuvre. Ainsi, la Bande verte devient le médiateur de grèves importantes, autrement dit un interlocuteur à ménager, son pouvoir étant conforté par le rattachement de ses membres aux forces de police de la ville ; cette tendance est renforcée par un recrutement délibéré de gangsters dans les rangs policiers des concessions. Le caractère stratégique de la relation entre sociétés secrètes et autorités étrangères s'exprime de façon marquante dans la Concession française durant les années 20 et 30 ; contrairement à la Concession internationale dirigée par le Conseil municipal assisté d’un corps consulaire, le pouvoir exécutif de la Concession française est concentré dans les mains du consul qui tient la police, plus précisément la Garde municipale, sous sa tutelle ; pouvoir du consul et force policière sont affaiblis par les insuffisances du système de défense. Cette préoccupation apparaît surtout avec les événements prenant place fin 1926 et début 1927, quand de grandes concentrations d’étudiants et d’ouvriers réceptifs au communisme agitent la ville ; alors que la population augmente considérablement, la concession ne peut maintenir une force de police au niveau de ses ambitions. Dans ce contexte, l’arrivée des Nationalistes marque la consolidation des liens entre les autorités françaises et les dirigeants de sociétés secrètes, plus particulièrement Du Yuesheng ; les autorités françaises et notamment le responsable de la police, Etienne Fiori, pour pallier la faiblesse de leur défense, recherchent le soutien de Du Yuesheng en contact avec Jiang Jieshi ; cette démarche est fortement critiquée par les étrangers, en particulier ceux de la Concession internationale, malgré le prétexte du maintien de l’ordre invoqué par le consul, donnant lieu à une confrontation entre les deux concessions, posant la question de la suppression de la Concession française au profit d’une fusion, poussant l’administration locale à accroître l’autorité française. 270

Au niveau politique, Du Yuesheng consolide sa position par le biais de l’Association des contribuables chinois. Même si, avec la mise en place de la Commission provisoire, les conseillers municipaux chinois sont passés au nombre de cinq, leur absence de relations avec le régime nationaliste en fait des ^partenaires négligeables, contrairement aux dirigeants de la Bande verte ; 271 parallèlement, le 20 janvier 1927, se constitue l’Association des contribuables chinois qui s'efforce d’obtenir le droit d’élire les conseillers municipaux chinois de la Concession, menant des campagnes d’opinion et de presse ; en octobre 1930, les responsables de l’Association obtiennent satisfaction auprès du consul Koechlin ; aussi, l’année suivante, en juin 1931, l’association prend-elle les dispositions nécessaires pour procéder en fin d’année à l’élection des cinq conseillers mais, prétextant des événements sino-japonais, le consul reporte l’élection et les conseillers restent les mêmes ; en décembre 1932, l’Association réunie en Assemblée Générale décide de procéder une nouvelle fois à l'élection des cinq conseillers municipaux chinois mais se heurte au refus du consul Meyrier ; des protestations s’élèvent tandis que les incidents sino-japonais empêchent de nouveau le déclenchement d'une manifestation. 272

Dans le contexte de l’attaque japonaise sur Shanghai en janvier 1932, le gouvernement français, décidant de mettre un terme à la corruption et à l’emprise de Du Yuesheng, nomme le contre-amiral Herr, commandant de la flotte française en Extrême-Orient, à la tête de la concession ; le consul Meyrier et Fabre, hommes de confiance et expérimentés, sont chargés de remettre de l’ordre; Du Yuesheng doit alors transférer son commerce dans la partie chinoise de la ville tandis que ses anciens amis, l’avocat Du Pac de Marsoulies et le Consul Koechlin qui ont contribué à son ascension au sein de la concession, meurent, officiellement de maladie, peu de temps après cette éviction. Le consul Meyrier décide de limiter le rôle joué par les conseillers municipaux et plus particulièrement par son président Du Yuesheng ; les hostilités entre Japonais et Chinois l’empêchent de continuer ses activités, ce qui permet au consul d'exiger sa démission le 15 février 1932. 273 Meyrier, après avoir évincé Du Yuesheng de sa place de trafiquant, purge la police de ses membres corrompus et redonne la primauté au Consul général sur la Commission provisoire ; des personnes intègres sont placées à des postes clés : le commandant Fabre est nommé chef de la police, Jobez, ancien chef de la sûreté à Tianjin, directeur adjoint des services politiques et de sûreté au sein de la police, Blanchet, beau-frère du commandant Fabre, fils du lieutenant-colonel Blanchet et secrétaire général de la municipalité de Tianjin, est nommé chef-adjoint de la Garde ; ainsi secondé, le commandant Fabre rétablit la discipline au sein de la police, ayant constaté avec le consul Meyrier par exemple dans la nuit du 22 mars 1932, lors du passage sur la concession d’un chargement d’opium, que tous les agents de la police française, européens ou chinois, sont corrompus et profitent du trafic mené par la Bande verte ; informé par un volontaire russe, Fabre découvre, après enquête, que les agents du poste où a transité la voiture ont reçu 200$ chacun ; le chef du poste est révoqué, les sept agents français sanctionnés 274 et une totale réorganisation de la police française s’ensuit. Les notables qui, avant l'arrivée de Du Yuesheng et des membres de la société secrète, occupaient les sièges de conseillers municipaux, retrouvent leur place d'intermédiaires entre la population et l'administration française ; 275 l'Association des contribuables chinois préfère laisser le siège de la présidence vacant, décision entérinée par le Consul Meyrier qui ne remplace pas la place de conseiller chinois occupée par Du Yuesheng.

Le 25 décembre 1932, est convoquée l'Assemblée Générale de l'Association des contribuables chinois pour élire les conseillers municipaux chinois de l'année 1933 ; l’influence de Du Yuesheng est importante et l’Association propose sa candidature au poste de président des différentes associations et à celui de conseiller municipal ; le Consul Meyrier, qui était parvenu à l’évincer, refuse de les suivre et son choix s'arrêt, en accord avec les membres des comités directeurs de l'association, sur Wei Tingrong, administrateur du Crédit franco-chinois et directeur de la banque chinoise The Agricultural and Industrial Bank of China. La divergence entre les objectifs de chacune des parties s'exprime dans l’interprétation opposée des événements : pour le consul, la prise de fonction des conseillers municipaux constitue une nomination, pour l'Association des contribuables, elle signifie une élection ; le consul nomme donc par ordonnance consulaire le nouveau conseiller, les quatre autres restant les mêmes que l'année précédente ; se référant au droit conféré par le consul Koechlin, l'Association présente la formation des conseillers municipaux comme le résultat d'une élection pour l'année 1933, que ce soit Wei Tingrong ou les quatre conseillers en exercice.

L'attitude du consul se modifie toutefois l'année suivante ; le 22 janvier 1934, il décide de changer trois des conseillers de la Commission provisoire d'administration et le fait savoir à l'Association des contribuables chinois, sans l'avoir consultée au préalable ; dès lors, l'Association entame, par l’intermédiaire de Du Yuesheng qui en accepte de nouveau la présidence en avril 1934, de laborieuses négociations avec le consul pour élire les conseillers municipaux et voir leur nombre augmenter ; par ce biais, Du Yuesheng garde un poids dans la Concession française. 276 Pour protéger la concession de l'agitation chinoise et contrebalancer l'importance prise par l'élément étranger, le consul Naggiar a permis aux Chinois d'accéder au pouvoir ; en outre, l'arrivée des Nationalistes au pouvoir lui donne l'occasion d'instaurer une Commission provisoire et de concentrer les pouvoirs entre les mains du consul, le système politique perdant de son caractère démocratique ; si le poids des étrangers a diminué, comme les membres de la société secrète font partie des rangs de la police, l'occasion se présente maintenant pour eux de parvenir au pouvoir par les voies légales et de peser sur les décisions politiques de la concession où la Bande verte possède déjà une grande influence : Du Yuesheng occupe par élection la présidence de l'Association des contribuables chinois qui sert d'intermédiaire entre les autorités françaises et la population chinoise, position qui la hisse au sein du pouvoir politique ; les liens de Du Yuesheng avec le régime nationaliste et son rôle de négociateur entre les dirigeants d'usine et les travailleurs chinois durant les grèves, sont perçus comme des éléments susceptibles de compromettre l'avenir de la Concession française s’il ne l’appuie pas ; la meilleure garantie pour maintenir l'ordre et le système français en place repose donc sur la Bande verte, plaçant le consul et la police française dans une situation de dépendance. Le système politique manque de stabilité pour se présenter comme une force face aux troubles sociaux ; le manque de cohésion entre les membres du gouvernement, les luttes d'intérêts qui les agitent, l'absence de coopération avec la Concession internationale et ses velléités persistantes à réunir les deux parties, amènent les dirigeants français à s'allier avec l'élément qui maîtrise la population chinoise et empêchent l'élaboration d'une politique de défense commune des concessions.

Le contrôle social de la concession est donc assuré par les dirigeants de la société secrète ; ses responsables cherchent à faire de cette position, combinée au pouvoir politique, un tremplin vers le contrôle de la Concession française ; les changements réalisés par Meyrier, s’ils freinent la domination politique de la Bande verte, ne constituent pas une entrave suffisante au rôle joué par Du Yuesheng ; en outre, l'évolution des structures sociales révèle la tentative du Guomindang, par le biais d'une nouvelle organisation l'Union des citoyens, de prendre dans la concession la place occupée par les dirigeants de la société secrète ; ainsi, les Nationalistes représentent une nouvelle menace pour la Concession française.

Notes
269.

Frederic Wakeman,

270.

ADN, Répertoire numérique n°52, le 29 mai 1927.

271.

Article deBrian G.Martin, The pact with the devil in Frederic Wakeman, Wen-hsin Yeh (eds.), Shanghai sojourners, Berkeley, University of California Press, 1993,pp 266-304.

272.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°73, Service de Police, le 15 janvier 1933.

273.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°70.

274.

ADN, Fonds Pékin, Série A, n°256bis, Lettre de Meyrier, Consul général de France à Shanghai à M.Wilden, Ministre de la République française en Chine à Beijing, le 16 avril 1932.

275.

Article deBrian G. Martin, The pact with the devil in Frederic Wakeman, Wen-hsin Yeh (eds.), Shanghai sojourners, Berkeley, University of California Press, 1993,p 301.

276.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°107 le 6 janvier 1933, Extrait du Sin Wan Pao le 23 janvier 1934, Service de Police le 8 février et 15 avril 1934.