La rivalité politique de l'Association des contribuables chinois et de l'Union des citoyens

L'Association des contribuables chinois et l'Union des citoyens apparaissent sous le régime nationaliste comme l'expression de l'affirmation de l'élément chinois et d'un nouveau régime politique. L'action demeure le fait de la première, la seconde étant plus fortement imprégnée par les objectifs politiques du Guomindang.

L’Association des contribuables s’est fixé pour objectif de défendre les droits des citoyens chinois de la Concession française. En 1927, suite à une mesure similaire prise dans la Concession internationale et aux besoins financiers de la concession, les autorités françaises décident d’augmenter l’impôt locatif de 2% ; l’Association des contribuables chinois se mobilise rapidement, mettant en avant la bonne entente franco-chinoise sur laquelle repose le maintien de l’ordre et la nouvelle orientation politique décidée par les autorités françaises qui acceptent donc que le taux de 14% des impôts locatifs ne s’applique que sur une période restreinte, de juillet à décembre 1927 ; pour le consul, ce dialogue entre autorités françaises et conseillers chinois en contact avec les groupements des résidents chinois de la Concession, permet de connaître les revendications avant qu’elles ne se traduisent en désordre social, attitude raisonnable qu’il compare aux difficultés rencontrées par la Concession internationale liées à son refus de négocier, ce qui pousse les commerces à réagir en fermant leurs portes. 286 Toutefois, la condition au règlement du problème de l'impôt locatif était que le nombre des conseillers municipaux chinois soit augmenté de trois et les autorités françaises tardent à établir une telle mesure ; les commerçants rappellent les engagements pris : «Les relations amicales entre la Chine et la France sont toujours les mêmes. Nous espérons que les autorités françaises prendront au sérieux les demandes des Chinois, afin d'éviter tout malentendu. En somme notre demande de représentation chinoise dans le conseil d'administration municipale est une demande raisonnable et une loi internationale. Vous devez faire tous vos efforts, afin d'atteindre notre but » ; 287 le but est, à terme, d'obtenir une représentation dans l'administration et de pouvoir y installer les personnes choisies ; le consul français argue de la capacité du pouvoir à maîtriser l'emprise croissante des Chinois, l'Association des contribuables étant à ses yeux une création factice du groupe de l'opium, sans lien profond avec la population et l'entente entre la police française et le groupe de l'opium permettant, dans une large mesure, de contrôler les activités de l'association et de ses élus, et de neutraliser ainsi les concessions accordées. 288 Or les relations entre la Bande verte et la Concession française sont dans une phase critique pour celle-ci, les membres de la société devenant plus nombreux au sein du Conseil et exerçant un contrôle croissant, rendant la situation de plus en plus difficile à gérer pour les Français dont le pouvoir politique est fragilisé par le manque de stabilité et, à partir de 1927, la concentration des pouvoirs dans les mains d'une seule personne. Le contrôle social passe par l'intermédiaire des éléments dominants de la société chinoise et les autorités françaises laissent le problème en suspens jusqu'au moment où les revendications se font trop pressantes ; obligées de négocier, l'orientation dépend du contexte et des interlocuteurs, le consul s’en remettant le plus souvent à Du Yuesheng pour les affaires importantes ; pour ce qui est de la perception des taxes, dans la plupart des cas les actions en restent aux protestations, à des menaces de non-paiement, elles permettent de rendre effective la capacité des Chinois à se mobiliser. Résidant sur la Concession française, profitant de ses avantages matériels et de son infrastructure moderne, les Chinois participent au paiement des taxes imposées par la municipalité française, les recettes fiscales s'appuyant en grande partie sur les commerces chinois ; ce processus rencontre une opposition avec l'action de défense émanant de l'Association des contribuables chinois ; en janvier 1929, la guilde des marchands de riz remet en cause la taxe de 10 dollars à titre de frais d'enquête et 2 dollars par an pour frais de licence à laquelle ils sont astreints pour obtenir de la municipalité une licence sanitaire, taxe élargie à la Corporation des marchands de chaussures à partir de février 1929 ; à cette même date, la Guilde des propriétaires de rickshaws refuse de payer, en plus de la licence, une plaque d'identité qui leur a été imposée ; en août 1929, l'Association des contribuables chinois fait savoir à la municipalité qu'elle s'oppose à l'application d'une taxe imposée aux établissements classés. L'augmentation de l'impôt locatif constitue une mesure fiscale supplémentaire permettant aux dirigeants français d’augmenter leurs recettes et ils l’appliquent de nouveau en 1929, après un essai pendant les six derniers mois de l'année 1927 ; cette imposition est justifiée par la hausse du coût de la vie sur laquelle s'est alignée l'administration française pour réévaluer les salaires, l'impôt locatif porté de 12% à 14% en 1929 permettant une augmentation de recettes aussi élevée qu'en 1927 ; mais les Chinois sont les plus touchés par l'inflation et la hausse des loyers, et cette mesure suscite un vif mécontentement ; Du Yuesheng, président de l'Association des contribuables chinois, sert d'intermédiaire entre l'administration française et la population chinoise, pour l’amener à accepter le principe de l'évolution fiscale qui reste acceptable en raison de son caractère provisoire ; en 1930, l'Association des contribuables chinois demande le retour au taux initial, les Chinois étant soumis à de nombreuses taxes qui deviennent, précise-t-elle dans sa logique de défense, « un fardeau dont sont accablés les habitants de la Concession française » ; 289 les négociations sont à nouveau menées par Du Yuesheng qui parvient à obtenir de Koechlin l'élection des conseillers municipaux ; 290 d'autres facteurs ont joué dans cette décision comme le rôle joué par Du Yuesheng dans le règlement de la grève de la Compagnie française de tramways en août 1930. Les recettes fiscales passent aussi par des taxes sur les logements comme celle, en 1930, exigée de la Guilde des maisons de transport, perçue uniquement pour les logements de ces maisons, ce qui révèle son caractère arbitraire ; de plus, c'est une pratique courante, en raison de la cherté des loyers, de sous-louer les chambres disponibles sur la Concession française et l'imposition apparaît comme une contrainte supplémentaire face aux difficultés de logement inhérentes à Shanghai. Les extensions successives et les différents statuts promulgués peuvent par ailleurs créer une confusion, recherchée ou non ; pour les Chinois, la taxe locative ne doit pas être perçue sur les ‘fangtan’ situés sur la Concession et les terrains des routes extérieures, mais pour les Français, seuls quelques terrains sont exemptés ; la convention du 8 avril 1914, passée entre les autorités françaises et chinoises, stipule en effet que seuls sont exemptés d’impôts foncier et locatif : «les terrains cultivés et les habitations appartenant aux chinois cultivateurs ou de condition modeste » ; les autorités françaises se dotent en outre de moyens coercitifs pour contraindre à payer en cas de refus : «par des accords locaux, la Compagnie Concessionnaire des Services publics peut, en cas de refus de payer les taxes, supprimer, à la demande des Autorités françaises, l'eau et l'électricité aux contribuables récalcitrants ». 291 Certains éléments différencient les Chinois de la Concession française de leurs voisins du secteur chinois : les premiers ne paient pas l'impôt prélevé par le gouvernement municipal chinois ; ils possèdent moins de propriétés que les étrangers sur la Concession française et la plupart de leurs logements sont loués, ce qui explique l'importance des différends relatifs aux impôts locatifs. 292 Devant un contentieux en constante augmentation, l'Association des contribuables demande que deux Chinois participent au Comité foncier pour défendre leurs droits au sein de la municipalité ; l'évaluation foncière étant constamment à la hausse, les commerçants touchés par la crise économique rencontrent des difficultés financières ; l'association prend l'habitude de protester contre les augmentations et les fluctuations trop importantes touchant les taxes et les loyers et bien qu'aucune loi ne les protège, les Chinois parviennent à s'organiser et à agir face aux impositions françaises ; si les méthodes employées par ces associations ont déjà révélé leur efficacité dans l'aboutissement de leurs revendications, la place occupée par Du Yuesheng dans la Concession française et sa grande influence, tant du côté de la population chinoise que du côté de l'administration française, constitue un élément nouveau ; les Chinois se regroupent autour de cette association pour défendre leurs droits et réagissent de façon similaire vis-à-vis des autorités françaises et chinoises.

L'Union des citoyens agit également au niveau politique et social. Au niveau politique, elle exerce un contrôle permanent sur les commerçants et industriels dont le Guomindang veut faire son assise financière et favoriser ainsi la mobilisation contre la puissance des concessions. Au niveau social, l'Union des citoyens agit dans le domaine de la vie quotidienne : affaires de moralité, activités illicites, défense de la population chinoise sur la Concession française, le but étant de se substituer progressivement à l'Association des contribuables. L'Union est dirigée par un comité exécutif de quinze membres et se trouve divisée en dix branches, chacune d'elle centrée sur une partie de la Concession française, avec une délimitation précise ; les critères de délimitation, particuliers ou données géographiques, sont fonctionnels et doivent permettre une plus grande emprise sur la concession ; un comité de trois personnes dirige chaque secteur délimité, les membres de ces comités étant pour la plupart des commerçants ; certaines branches comptent des professions libérales -avocats, médecins, directeurs d'école, et cette présence de personnes importantes leur permet de prendre plus de poids dans la concession et de s'affirmer comme une organisation détenant désormais les prérogatives d’associations de commerçants. Le 1er mars 1933, soit un an après sa création, le comité permanent de l'Union est dirigé par Du Yuesheng 293 et de nombreux problèmes traités sont communs aux deux associations, 294 dont des questions d'ordre moral ; ainsi, dans le but d'épurer la Concession française de ses activités illicites, les deux associations demandent aux autorités françaises, à plusieurs reprises entre février et mars 1934, la fermeture du canidrome et du Hai Alai qui constituent des établissements de jeux déguisés, démarche qui révèle la préoccupation du régime nationaliste de rehausser l'image de Shanghai ; de la fin des années 20 au début des années 30, les jeux d’argent sont plus importants à Shanghai que dans n’importe quelle autre ville ; les autorités françaises, contrairement aux dirigeants anglais, tolèrent les lieux de divertissements qui lui fournissent des revenus, sachant par ailleurs que la fermeture d’un casino dans le secteur français signifie sa réouverture dans un autre secteur ; le bureau de sécurité publique, avec l’aide diplomatique du gouvernement nationaliste et des autorités consulaires américaines et anglaises, exerce une pression sur les autorités françaises pour qu’elles ferment les casinos et purgent l’administration corrompue de Fiori.

L’Association des contribuables chinois se présente donc comme une organisation active dans la défense des droits chinois, jouant sur sa capacité à troubler l’ordre public ; au niveau social, sa présence consolide les liens entre les Chinois et au niveau politique, elle se sert de la présence de deux pouvoirs qui prennent des décisions séparément, prenant exemple sur le pouvoir voisin pour appuyer sa requête dans la Concession française. Le point central reste la volonté d’une représentation politique et le droit d’élire les conseillers municipaux pour obtenir l’égalité des pouvoirs ; en fait, la puissance de la société secrète est basée sur la Commission provisoire et si son exigence d’une égalité franco-chinoise n’aboutit pas, Du Yuesheng demeure influent dans la Concession française, les autorités françaises tentant de maîtriser la situation jusqu’à ce que les pressions se fassent trop fortes et qu’elles soient obligées de céder ; dans les relations avec le bureau des Affaires sociales, c’est l’intransigeance qui l’emporte, grâce au recours toujours possible de Du Yuesheng lorsque les circonstances l’y obligent ; au niveau fiscal, chacune des parties agit selon ses intérêts, la municipalité française cherchant la politique financière la plus rentable et les commerçants voulant conserver leurs privilèges et exprimant leurs revendications avec l’espoir de les voir aboutir. La carte présentant les différentes branches de l'Union des citoyens montre l'emprise territoriale et sociale de l'association, sa présence diffuse dans l'espace pour toucher le plus de Chinois possible tandis que la société secrète revêt aussi bien les traits d'une organisation de racketteurs que d’un soutien à la société chinoise, s'assurant sa fidélité et sa reconnaissance. Cette situation révèle la faiblesse du pouvoir politique français avec, comme conséquence, une inquiétude constante de la part des étrangers.

Notes
286.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°108.

287.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°108., Republican Daily News, le 28 octobre 1927.

288.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°70, Lettre n°142, le 7 octobre 1933.

289.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°108, Lettre du 25 janvier 1930.

290.

Article deBrian G. Martin, The pact with the devil, in Frederic Wakeman, Wen-hsin Yeh,(eds.), Shanghai sojourners , Berkeley, University of California Press, 1993, p 292.

291.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°106, Lettre du 16 oct. 1926.

292.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°108. Impôts foncier et locatif, 1933.

293.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°73, Service de Police le 8 février 1934.

294.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°73 Service de Police les 6 et 8 février, 1er mars 1934.