La Cour mixte et la législation du travail : un exemple d’action de la municipalité chinoise

Shanghai présente pour le régime nationaliste deux dangers potentiels : la division en trois municipalités, limitant le pouvoir du gouvernement chinois et le style de vie ‘décadent’ de Shanghai qui déstabilise le gouvernement de Nanjing avec sa tolérance à l’égard des révolutionnaires, et la généralisation du crime. Aussi va-t-il y tester son pouvoir dans les années 20 et 30. Après la fondation du gouvernement nationaliste à Nanjing, celui-ci met tout en œuvre pour réglementer Shanghai ; le 7 juillet 1927 est établie la municipalité du Grand Shanghai, la Cour Mixte, fondée le 1er mai 1864, passant sous le contrôle de la Cour Provisionnelle Chinoise, qui donne plus de pouvoir au gouvernement de Nanjing pour gérer les cas purement chinois dans les concessions ; le gouvernement de Nanjing essaie alors de se servir de la Cour Provisionnelle pour prélever des taxes sur les propriétaires fonciers chinois de la Concession internationale et réussit également à contrôler les routes extérieures de la Concession internationale ; le 1er janvier 1930, il décrète même l’abolition de l’extraterritorialité, décret ignoré par les puissances étrangères. 295

Entre 1927 et 1937, le bureau des Affaires sociales est chargé d’implanter une politique sociale à Shanghai ; avec l’industrialisation, la ville s’étend et Zhabei, zone résidentielle au nord et à l’ouest de la Concession internationale, devient un district important. Lors de la fondation du Grand Shanghai en 1927, la municipalité reçoit du gouvernement nationaliste de Nanjing, malgré un étroit contrôle, une autorité directe sur Nanshi et Zhabei, assortie de la tâche d’établir une politique sociale et une réglementation du travail qui doivent s’appliquer aussi dans les entreprises et usines des concessions. 296 Le 1er août 1931, le gouvernement chinois promulgue une loi sur les conditions de travail dans les usines, qui impose la journée de huit heures, des jours de repos mensuels et des congés annuels, restreint les heures de travail de nuit pour les femmes et les enfants, interdit de faire travailler les enfants au-dessous de quatorze ans, fixe un barème d’indemnités pour les accidents du travail et précise les conditions de formation et de dissolution du contrat de travail. Sur la Concession française, la loi de huit heures est appliquée à partir du 1er septembre 1931 aux compagnies des tramways, d’électricité et d’eau en tant qu’usines employant plus de trente ouvriers, usines dont le nombre est d’environ quarante ; pour limiter l’ingérence du gouvernement chinois sur cette question, la municipalité française avance sa réglementation et les obligations d’hygiène et de sécurité déjà en vigueur sur les établissements classés. La situation est plus délicate sur la Concession internationale en raison du nombre élevé d’usines ; en 1925, les tentatives du SMC pour entériner une nouvelle loi interdisant le travail dans les usines des enfants âgés de moins de dix ans avaient échoué, les Land Regulations de 1854, source de l’autorité du SMC, et les ‘by-laws’, rattachées aux Land Regulations, ne comportant aucune clause concernant ces questions et les efforts pour y inclure des articles appropriés rencontrant une forte opposition des étrangers et des Chinois dont les intérêts économiques sont touchés par ces changements. 297 Entre 1932 et 1933, le gouvernement chinois, s’appuyant sur la mort d’une centaine d’ouvriers causée par deux incendies, lance une campagne contre le SMC et réclame l’application immédiate de la législation chinoise sur le travail dans les usines ; le SMC s’engage alors dans le sens d’une réforme sociale du travail ; en 1932, il établit un bureau en charge de l’industrie pour faire respecter la législation mise en vigueur par le Guomindang sur les usines ; ce bureau est aussi un lieu de médiation. 298 Des négociations entre le SMC et le gouvernement chinois sont engagées en 1933, le gouvernement chinois souhaitant un engagement plus conséquent ; la Concession française est laissée en dehors de ces négociations en raison du nombre limité d’établissements industriels sur son territoire. En juillet 1933, un projet est élaboré et rejeté par le SMC ; profitant de la Conférence Internationale du travail en juin 1934, le représentant du gouvernement chinois demande au Bureau International du Travail qu’il intervienne auprès des municipalités étrangères afin d’appliquer la législation chinoise relative aux usines ; à partir d’octobre 1935, les négociations reprennent et un accord est ratifié par le SMC le 24 juin 1937, que le corps consulaire refuse de reconnaître, ce qui provoque une vive réaction de l’opinion publique. C’est dans ce contexte d’âpres discussions sur l’inspection du travail à Shanghai que la Concession française renforce sa législation sur les établissements classés, portant toutefois un jugement critique à l’égard du gouvernement chinois ; les responsables français décident de se doter de règlements plus stricts en matière de législation du travail mais sans considérer la municipalité chinoise comme un interlocuteur viable ; selon l’ambassadeur français : « Toute cette législation du travail si étudiée et complète, n’existe que sur le papier. Elle n’est jamais entrée sérieusement en vigueur et ne peut encore être considérée que comme article de propagande. Le gouvernement chinois, par un curieux paradoxe, se préoccupe davantage de l’aménagement du travail dans les concessions étrangères. La question soulevée à Shanghai est toute résolue dans la Chine du nord où l’influence japonaise se donne encore libre carrière. L’existence de la concession japonaise de Tianjin, le développement de l’activité industrielle et commerciale japonaise, sa protection par les autorités militaires, s’opposent à toute amélioration prochaine de la condition du travailleur chinois. C’est encore le patronat européen et américain qui apporte le plus de modération dans l’exploitation de son travail » ; 299 la situation des ouvriers, ne bénéficiant d’aucune assurance maladie ni protection sociale, est réellement désastreuse ; l’avocat français Escarra, spécialiste du droit chinois, en témoigne : « Nombre de patrons chinois et étrangers rivalisent d’ardeur dans l’exploitation inhumaine d’une population ouvrière misérable. L’arrogance brutale de certains filateurs japonais a soulevé de nombreux incidents. Mais les ouvriers eux-mêmes sont doués d’une passivité qui leur fait préférer à la misère les conditions de travail les plus lamentables. Il y a là des problèmes douloureux et graves, dont la solution ne peut venir que très lentement et par suite d’une évolution générale dans les conditions sociales, économiques et politiques de la Chine ». 300 La passivité politique des ouvriers découle d’une faiblesse interne, selon Alain Roux ; 301 l’origine régionale, les différences de savoir-faire et l’appartenance à des gangs rivaux divisent profondément les travailleurs chinois ; 302 une personne d’une autre région est souvent méprisée par les ouvriers originaires de Shanghai, l’accent devenant source de rejet ; les travailleurs moins qualifiés s’unissent avec les patrons pour conserver leur position et dénoncer les grévistes, ainsi durant les grèves initiées par les fileuses de soie : elles se trouvent desservies par des ouvriers masculins sans savoir-faire qui s’allient aux entrepreneurs pour maintenir leurs privilèges, leur manque d’éducation les rendant sourds aux théories marxistes ; les ouvriers possédant un savoir-faire prennent généralement la tête des mouvements de contestation et adoptent plus largement les théories socialistes véhiculées par le parti communiste chinois. 303

Face à la double oppression des conditions de production et de la présence étrangère, les différences sont dépassées, le sentiment nationaliste effaçant toutes les disparités ; les ouvriers s’unissent dans leur combat contre l’impérialisme et le capitalisme ; les femmes, comme les hommes, s’organisent en association et parviennent, par leur mobilisation, à dépasser les différences. La politique du Parti Communiste chinois a joué un rôle important dans le développement de la solidarité entre les travailleurs : au sein des usines, il a rallié à sa cause les ouvriers sans distinction d’origine, de sexe, de niveau de compétence, et d’appartenance à des gangs : de nombreux gangsters participent à la grande vague de grève qui suit l’incident du 30 mai 1925. La montée en puissance du PC chinois à travers les mouvements populaires inquiète de nombreux dirigeants, dont Jiang Jieshi : assuré de l’aide financière des marchands de Shanghai et soutenu par les puissances occidentales, Jiang décide de couper les liens avec les nationalistes de gauche favorables à une union avec le PC chinois et, le 12 avril 1927, il ordonne le démantèlement du Syndicat Général. Ainsi prend fin la collaboration entre le PC et le Guomindang, entraînant le règne de la terreur et le massacre de centaines de syndicalistes communistes ; le Guomindang, en partie par l’intermédiaire de la Bande verte, reprend le contrôle des ouvriers.

La présence des gangs freine la mobilisation et la solidarité entre les travailleurs. De 1927 à 1937, les organisations de gangs, sous le contrôle du Guomindang, contribuent à segmenter les travailleurs de Shanghai, limitant l’union de la classe ouvrière et son radicalisme politique ; 304 les ouvriers deviennent l’instrument des différents groupes politiques et leur condition ne peut s’améliorer, maintenus qu’ils seront dans une situation de force sans pouvoir ni reconnaissance de la part d’un gouvernement communiste supposé les représenter, mais arrivé au pouvoir grâce au soutien des paysans. 305

Notes
295.

Christian Henriot, Shanghai 1927-1937 , pp.17-35.

296.

Christian Henriot, op.cit.

297.

Robert Bickers, Britain in China , p 135.

Alain Roux, Grèves et politiques à Shanghai . Les désillusions (1927-1937 ), Paris, EHESS, Editions, p 38.

Mark S. Swislocki, ‘Feast and famine in republican Shanghai : urban food culture, nutrition, and the state’, Ph.D. Stanford University, 2001, p 34.

298.

Robert Bickers, Britain in China , p 135.

299.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°999, Lettre de Naggiar, Ambassadeur français en Chine à MAE, le 26 juin 1937.

300.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°999, Ecrit de M. Escarra de 1931 cité par l’Ambassadeur français en Chine, M. Naggiar.

301.

Alain Roux, Grèves et politique à Shanghai , p 60.

302.

Shiling Zhao McQuaide, ‘Shanghai Labour: gender, politics, and traditions in the making of the Chinese working class, 1911-1949’, Ph.D. Queen’s University, Ontario, Canada, 1995, p 352.

303.

Shiling Zhao McQuaide, op.cit.

304.

Shiling Zhao McQuaide, op.cit, pp 352-356.

305.

Alain Roux, Grèves et politiques à Shanghai . Les désillusions (1927-1937 ), Paris, EHESS, Editions.