La police française dans les années 20 et 30 

La police suscite l’inquiétude chez certains dirigeants français, elle est le tremplin au pouvoir et à l’enrichissement pour d’autres. Dans les années vingt, les questions politiques prennent de l’importance entraînant la création d’une section politique gérée par la police pour surveiller tout mouvement révolutionnaire et politique qui pourrait mettre en danger la présence française à Shanghai et en Asie, comme nous le verrons pour le cas des Coréens.

En 1923 est créé un service de la Sûreté, dirigé par un chef assisté d’un sous-chef, qui mène les enquêtes criminelles importantes ; cette section est organisée par M. Traissac, qui a suivi un stage à Paris, et formé un corps de détectives chinois. 306 En 1922 le Consul français Wilden est confronté au problème de chefs de service recevant de l’argent des marchands d’opium et des directeurs de maisons de jeux, et doit licencier le personnel d’un poste, un sergent et quatre agents, qui ont accepté des sommes variant entre 500 et 100 dollars par mois ; 307 il en conçoit des doutes sur l’avenir de la police, dont l’intégrité ne peut être garantie sans la création d’un corps de police spéciale pour lutter contre la vente d’opium, les chances de réussite étant minces : « Alors même, peut-être, le remède serait-il insuffisant : car la vente de l’opium assure aux trafiquants de tels bénéfices qu’ils sont toujours prêts à employer les moyens nécessaires pour séduire ceux-là mêmes qui sont chargés de les surveiller » ; 308 le Consul Wilden souhaiterait lutter contre ce phénomène et prendre des dispositions lorsque des agents encouragent les activités illicites mais il se rend compte qu’il est impossible de prendre des sanctions pénales contre ces employés : « Il est évident que si des actes aussi répréhensibles ne comportent ici aucune sanction judiciaire sérieuse, nos agents résisteront difficilement aux tentations de tous genres qui peuvent les assaillir ». 309 En 1924, la Garde municipale intègre, par ailleurs, des agents russes, l’effectif comptant cinquante-trois agents français, neuf agents russes, deux cent quatre-vingt annamites et deux cent quatre-vingt dix-sept chinois, en tout sept cent trente-neuf hommes commandés par le capitaine de réserve Fiori ; suite à la démission du chef Traissac compromis dans une affaire de corruption, 310 le service de la Sûreté est placé sous ses ordres et compte cette année-là cent quatorze détectives de diverses nationalités (Français, Chinois, Russes et Coréens) pour agir auprès des différentes communautés présentes sur la Concession française. 311

Un changement s’opère lors de la nomination du commandant Fabre à la tête de la police française en mars 1932 ; il devait rejoindre les cadres de l’armée coloniale mais, sur la demande de Wilden et du Consul général Meyrier, il accepte de remplir ce qui lui est présenté comme un devoir : sa mission est, selon ses termes, « d’assainir » le corps de police compromis avec les gangs et le trafic d’opium. Après le premier conflit sino-japonais de 1932, Fabre organise, parallèlement à la Garde municipale et au corps de volontaires français, une section militaire qui comprend deux bataillons motorisés : 17 auto-mitrailleuses, 18 side-cars armés, 92 armes automatiques ; cent cinquante Français encadrent quatre cent cinquante Russes et sept cents Tonkinois ayant reçu une instruction militaire et soumis à une discipline identiques à celles de l’armée ; Fabre a en outre créé le service politique qui, durant la guerre sino-japonaise, recueille des informations sur les opérations militaires, navales et aériennes, des armées présentes à Shanghai. 312 L’objectif de la police étant d’éviter toute agitation politique qui nuirait à la sécurité de la concession, toute activité politique y est interdite et les émigrés russes, considérés comme trop politisés, voient leurs demandes de création d’association ou de journaux rejetées, sauf si elles sont de nature caritative ; 313 la communauté ukrainienne, suite à son action d’information sur la lutte nationale pour l’indépendance de l’Ukraine, se voit obligée de quitter la concession. 314 Suite à l’échec en Corée du mouvement révolutionnaire du 1er mars 1919, de nombreux réfugiés coréens résident sur la concession et leur résistance génère des tensions avec les autorités japonaises ; en 1925, entre quatre cents et cinq cents Coréens sont installés sur la concession, fuyant les exactions japonaises et prêts à se lancer dans des activités politiques ou terroristes ; 315 ce contexte fait envisager une coopération avec le gouvernement japonais : en échange de renseignements sur les nationalistes vietnamiens réfugiés au Japon, la municipalité française communiquerait ce qu’elle sait des révolutionnaires coréens résidant sur la concession ; 316 le Consul Meyrier transmet à ses supérieurs les données recueillies la Sûreté sur la communauté coréenne mais suggère d’en limiter la transmission : « Il faut également remarquer que les noms et adresses des révolutionnaires coréens et de leurs organisations y étant indiqués, il nous sera difficile, si ces renseignements sont communiqués au gouvernement japonais, de nous dérober aux demandes de répression qu’il pourra nous adresser et que nous avions pu jusqu’ici laisser sans suite, sous le prétexte que nous n’avions aucune information exacte et que, malgré nos efforts, il nous était impossible de nous en procurer » ; il sait combien ce jeu pourrait s’avérer dangereux et préfère éviter toute immixtion des autorités japonaises au sein de la concession. 317 Les Coréens mènent, de fait, plusieurs actions terroristes à Shanghai, la plus importante étant l’attentat de Hongkou Park le 29 avril 1932 : lors d’une revue des troupes japonaises dans ce jardin public, un Coréen lance une grenade sur un groupe d’officiels japonais ; sont blessés le Ministre du Japon en Chine, le Consul général à Shanghai, le Commandant des troupes japonaises de la ville, le président de l’association des résidents japonais à Shanghai ; de nombreux Coréens, considérés comme citoyens japonais s’ils n’ont pas obtenu la nationalité chinoise, sont arrêtés par les autorités japonaises 318 qui demandent aussi l’extradition des sujets coréens qu’elle souhaite interroger ; le 2 décembre 1932, deux Coréens sont arrêtés par les Japonais sans que la police française ait été prévenue ; sur les protestations du consul Meyrier, le Consul général du Japon adresse à la police française un mandat d’arrêt contre les deux Coréens mais, les autorités chinoises ayant fait savoir qu’ils ont été naturalisés chinois en octobre 1929, le consul français demande alors la suspension de l’exécution du mandat délivré contre eux. 319 A. de Lens, chargé d’affaires de la République française au Japon, envisage de poursuivre la coopération avec les Japonais, démarche qui rencontre l’opposition du consul Meyrier et de l’ambassadeur Wilden qui préconisent de rester en dehors de toute entente avec les Japonais pour ne pas compromettre la sécurité et l’indépendance politique de la concession française ; 320 comme l’indique Meyrier à Wilden : « Les bases de l’échange ne seraient pas égales pour les deux parties. En effet, les renseignements que nous fournirions aux autorités japonaises leur permettraient soit de nous présenter un mandat d’arrestation que nous pourrions difficilement refuser de viser, soit si nous étions amenés à leur opposer ce refus, d’opérer eux-mêmes l’arrestation par des moyens illégaux comme ils l’ont fait ces temps derniers à plusieurs reprises. Par contre, il est probable que les autorités japonaises opposeront les mêmes difficultés que par le passé aux demandes d’extradition présentées par le gouvernement de l’Indochine. Il ne semble pas que l’échange proposé de renseignements présente un grand intérêt pour le gouvernement général de l’Indochine, d’une part, en effet celui-ci a sans doute son propre service de renseignements déjà organisé au Japon, d’autre part, je ne crois pas que l’on puisse compter sur la bonne foi des services japonais qui, sans doute, ne nous fournirons que des informations sans importance » ; 321 l’ambassadeur Wilden appuie l’opinion de Meyrier auprès de A. de Lens et, pour montrer le danger qu’il y aurait à travailler avec les Japonais, ajoute que « la police japonaise a, dernièrement, été amenée à procéder, de façon irrégulière, à de véritables enlèvement qui ont vivement ému l’opinion étrangère ». 322

En 1934, la police compte deux mille et quarante-six personnes : cent quarante-six Français, cent soixante et onze Russes, cinq cent vingt Tonkinois, mille deux cent neuf Chinois ; les effectifs de la Garde municipale sont toujours répartis entre les cinq grands secteurs : Mallet, Joffre, Central, Foch et Pétain, et l’Est, de moindre importance ; chaque secteur est commandé par un inspecteur et un sous-inspecteur qui gèrent les affaires de simple police : amendes, contraventions, poursuites, etc ; 323 les services politique et de sûreté sont dirigés par un directeur adjoint assisté du secrétariat ; le service politique comprend une division des affaires européennes (activités politiques, presse, enquêtes diverses, etc.), une section des affaires asiatiques (syndicats, mouvements militaires et politiques en Asie) et un service de presse qui surveille les magazines et journaux publiés en Chine. 324 A la suite de la guerre sino-japonaise, les effectifs de la police sont augmentés pour assurer des patrouilles permanentes dans toutes les parties de la concession, surveiller les réfugiés et les soldats chinois placés dans des camps, éviter le pillage des magasins de riz, contrôler la presse, qui pourrait prendre position contre la municipalité française, et toute organisation politique qui pourrait mener des attentats ; il s’agit d’étendre la présence policière et militaire au sein de la concession par crainte qu’elle ne passe entre les mains des Japonais qui pourraient avancer comme argument sa complaisance à l’égard des activistes chinois et étrangers et la faiblesse de la municipalité française, incapable de gérer la situation causée par la guerre. 325 En 1938, les effectifs des services de police sont de trois mille et trente hommes, dont cent trente-sept Français, trois cent quarante-huit Russes, sept cent onze Tonkinois, et mille huit cent trente-quatre Chinois ; 326 pour préserver le caractère français de la police, dont les trahisons politiques sont moins à craindre, avance le consul P. Auge, l’ambassadeur français à Beijing accorde l’augmentation du nombre des agents français.

La police s’est développée durant les années vingt et trente vers un corps militaire en recrutant en priorité d’anciens sous-officiers parmi les agents européens 327  ; pour les postes moins gradés, la municipalité recrute des agents de diverses nationalités par soucis d’économie et pour s’adapter à la multiplicité ethnique de la ville. Comme au début du XXème siècle, les conflits et mésententes entre certains responsables de la police et de la municipalité, qu’elle considère incompétents, persistent, obligeant sans cesse à recruter de nouveaux candidats. 328 La corruption au sein de la police s’atténue avec l’arrivée du commandant Fabre qui l’« assainie » en renouvelant les effectifs et en les formant. Le fonctionnement de la police est également le reflet de la politique menée par les consuls qui en ont le contrôle direct ; pendant la guerre, elle collabore avec les occupants selon l’exemple donné par le gouvernement de Vichy tout en gardant une liberté d’action, le consul s’adaptant surtout à la situation locale et agissant avec une certaine autonomie par rapport au gouvernement français. 329

Notes
306.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre du Consul Wilden à Poincaré, Président du Conseil, Ministre des Affaires étrangères, le 9 juillet 1923.

307.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre de Wilden à Poincaré, le 18 février 1924.

308.

op.cit.

309.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre de Wilden à Poincaré, le 21 juillet 1924.

310.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre de Wilden à Poincaré, le 21 juillet 1924.

311.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre de Wilden à Poincaré, le 18 février 1924.

312.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°814, Télégramme du MAE au Consul général à Shanghai, signé Hoppenot, le 2 décembre 1938.

313.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°802, Lettre de L. Fabre, directeur des services de police, à Ch. Metzler, Consul général de France à Shanghai, le 15 novembre 1933.

314.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°802, Le directeur des services de police au Consul général de France à Shanghai, le 26 février 1934.

315.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre de Meyrier, Consul général de France à Shanghai à De Martel, Ministre plénipotentiaire de la République en Chine, le 6 mars 1925 et Lettre de Meyrier à De Martel, et Renseignements sur la Colonie coréenne à Shanghai, le 23 juillet 1925.

316.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre du Ministre des Colonies au Ministre des affaires étrangères, le 4 juillet 1925.

317.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°336, Lettre de Meyrier, Consul de France à Shanghai, à De Martel, Ministre plénipotentiaire de la République en Chine, le 23 juillet 1925.

318.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°137, Compte-rendu des services de police sur l’attentat du 29 avril 1932.

319.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°137, Lettre de Meyrier, le 4 décembre 1932.

320.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°137, Lettre de A. de Lens, chargé d’affaires de la république française au Japon à Meyrier, Consul général de France à Shanghai, le 16 décembre 1932. Lettre de Meyrier, Consul général de France à Shanghai à Wilden Ambassadeur de France en Chine, le 28 décembre 1932, et Lettre de Wilden à A. de Lens, le 6 janvier 1933.

321.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°137, Lettre de Meyrier à Wilden, le 28 décembre 1932.

322.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°137, Lettre de Wilden à A. de Lens, le 6 janvier 1933.

323.

AEF, Série Asie, Sous-série Chine, n°806, Organisation des services de police de la Concession française de Shanghai pour l’année 1934.

324.

Ibid.

325.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°813, Rapport du directeur des services de police au Consul général de France à Shanghai, décembre 1937 ; Lettre de M. Baudez, Consul général à Shanghai, au Ministre des affaires étrangères à Paris, le 9 décembre 1937.

326.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°814, Lettre de Naggiar, Ambassadeur de France en Chine, à P. Auge, Consul général de France à Shanghai, le 30 juillet 1938.

327.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n° 810, Lettre de Meyrier, Consul general de France à Shanghai, au Ministre des affaires étrangères à Paris, le 25 juin 1934.

328.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, Dossier n°811, cas du Lieutenant Bruyère de l’Aviation, détaché du centre St Cyr, chef-adjoint de la police française et le Capitaine Vignolès qui prend sa succession. Le 1 octobre 1932, Meyrier, consul français, s’exprime ainsi au Ministre des Affaires étrangères concernant le Capitaine Vignolès: “D’une instruction insuffisante, d’une intelligence médiocre et d’un jugement peu sûr, prenant facilement des décisions hâtives, cet officier s’est montré très au-dessous des fonctions délicates qui lui étaient confiées.”

329.

Françoise Kreissler, Exil ou Asile à Shanghai? Histoire des réfugiés d’Europe centrale (1933-1945), Doctorat d’État, université Paris VIII, décembre 2000, pp 686-687.