1.4. La position des Français au sein de la société occidentale de Shanghai

Bien que les Anglais n’aient jamais dépassé 1,16% de la population de la Concession internationale, 330 les Anglais et les Américains sont les ‘enfants gâtés’ ou les ‘rois’ de Shanghai, selon l’expression de Nicholas Clifford. 331 Le conseil administratif de la Concession internationale, le SMC ‘Shanghai Municipal Council’, représente l’instance municipale et la source d’autorité les plus puissantes de Shanghai. En 1936, le SMC est composé de quatorze membres, dont cinq Anglais, deux Américains, deux Japonais, et cinq Chinois. 332 Parmi ces derniers se trouve Yu Qiaqing (1867-1945), un homme d’affaires chinois reconnu et puissant. Le centre économique et financier se situe également dans la Concession internationale. Les Japonais, qui représentent la communauté étrangère la plus importante de la ville, ont établi leur quartier à Hongkou, dans la partie ouest de la Concession internationale. En 1921, mille sept cent quarante et une entreprises sont dirigées par des entrepreneurs étrangers : 984 par des Japonais, 266 par des Anglais et 216 par des Américains. 333

La Concession française, comme le souligne Marie-Claire Bergère, est, en comparaison, considérée comme la ‘sœur cadette’ de la Concession internationale, les Français représentant moins de 1% de la population au sein de leur propre concession. 334 Lorsque les représentants chinois du SMC demandent l’augmentation du nombre de leurs conseillers en proportion avec le nombre des conseillers étrangers, on s’attend à ce que leurs revendications soient rapidement reprises dans la Concession française, par un effet d’entraînement. Cette initiative n’inquiète cependant pas le Consul français qui considère que les Chinois ne pourront obtenir l’accord du Conseil municipal. De plus, si une demande similaire était formulée par les conseillers chinois du Conseil français, le Consul pourrait, comme le lui permet le règlement municipal, contrebalancer leur pouvoir par la nomination d’un nombre égal de conseillers français. 335 Le Conseil d’administration français, dont les membres sont nommés par le Consul depuis 1927, est formé de onze Français, deux Anglais, et cinq Chinois. Du Yuesheng (1888-1951), le chef de la Bande verte, en place au sein du Conseil jusqu’en 1935 mais ensuite écarté par le Consul, conserve son influence par le biais de l’Association des contribuables chinois qui désigne en fait les conseillers chinois. Les sièges les plus importants des deux conseils sont ainsi occupés par les Anglais, les Américains et les Français. Les conseillers appartiennent à l’élite occidentale : directeurs de grandes entreprises étrangères principalement, hommes d’affaires ou personnages influents au sein de la société locale. Les responsables administratifs de certains bureaux, comme ceux de la santé ou des travaux publics, siègent également au conseil municipal en tant qu’experts pour donner leur avis sur la politique municipale dans ces domaines.

La Concession française, comme sa voisine, offre les privilèges et la protection liés à l’extraterritorialité et au pouvoir consulaire. Les étrangers comme les Chinois y trouvent une enceinte de liberté propice à la réalisation de leurs intérêts personnels 336 et peuvent se lancer dans les affaires et le commerce, contribuant ainsi aux ressources municipales par le paiement de diverses taxes. Toutefois, le nombre des entreprises étant limité sur la Concession française, diverses sources de revenus sont recherchées pour pallier ce manque : les impôts locatifs chinois et, en second lieu, les licences de pousse-pousse et de véhicules privés constituent la source la plus importante de revenus pour les finances municipales. Les difficultés financières de la municipalité amènent toutefois ses dirigeants à des compromis dangereux, comme ceux avec la Bande verte qui donnent lieu, en 1925, à ce que Brian Martin a appelé le ‘Pacte avec le Diable’. 337 En 1915, l’homme d’affaires Huang Chujiu ouvre un centre de divertissement de trois étages près du Champ de Courses de la Concession internationale, nommé le ‘Nouveau Monde’. Le succès est rapide et Huang décide de quitter la direction du Nouveau Monde pour fonder un nouveau complexe commercial dans la concession avec les bénéfices réalisés par cette première affaire. Le Consul français, mis au courant des projets de Huang, le convainc de construire dans la Concession française : la municipalité pourra ainsi bénéficier de nouveaux revenus issus des taxes perçues sur ce lieu de distraction dont le succès semble assuré. L’emplacement choisi se situe à l’intersection de la rue du Tibet (Xizang zhong lu) et de l’avenue Edouard VII (Yanan lu). Le ‘Grand Monde’ ouvre ses portes le 14 juillet 1917, jour de la fête nationale française. Ce centre de cinq étages, avec sa surenchère de spectacles et son style architectural moderne, attire rapidement un large public et fait de l’ombre au Nouveau Monde. Dans les années 30, le succès de Huang ayant attiré d’autres investisseurs chinois, Shanghai compte vingt centres de divertissement de ce genre qui ne constituent pas une source importante de revenus et fragilisent de surcroît la municipalité française face à l’emprise des gangs sur les activités de la ville. Celle-ci se révèle plus particulièrement en 1931 lors de la prise en main du Grand Monde par Huang Jinrong, un des chefs de la Bande verte, à la suite de la mort de son fondateur Huang Chujiu. Le Grand Monde devient alors le centre des maisons de jeu, maisons de prostitution, fumeries d’opium et cabarets gérés par Huang Jinrong, Zhang Xiaolin, et Du Yuesheng, les trois gangsters les plus connus à l’époque. De surcroît, Huang Jinrong travaille officiellement au sein de la police française et peut, dans ce contexte, poursuivre impunément ses affaires lucratives. 338

La distribution sociale de la population à Shanghai reproduit celle de la métropole. La société française du milieu du XIXème siècle, contrairement à la Grande-Bretagne qui possède une large population prolétaire 339 , se caractérise par un nombre important de petits commerçants formant une petite et une moyenne bourgeoisies. Les grands entrepreneurs et hommes d’affaires de Shanghai, ceux que l’on nomme les ‘taipans’, sont donc en majorité anglo-saxons. La population française de Shanghai est constituée des autorités et du personnel du Consulat, de quelques négociants, de marins et d’aventuriers. Concernant les premiers résidents français, Jean Malval, médecin détaché de la Marine, qui travaille en 1930 pour les troupes militaires stationnées dans la ville, écrit : « l’employé municipal moyen est un ‘old china hand’, venu pour les ‘boxers’, avant de trouver ici une stabilité. Ou bien de jeunes ex-marins, engagés sur place, voire des cadets diplômés, importés et très contractuels. » 340 Certains font fortune et profitent du développement de Shanghai dans les années 20 : « Dans une ville champignon, les architectes (Léonard) sont prospères ; ainsi que les Experts-comptables (Bouvier), les pilotes (Jourdan, Bauland, Fouletier), les douaniers, les postiers, sans oublier la magistrature officielle ou privée : présidents d’Hoogue et de Goth, Barraut, d’Auxion, Premet. » 341

A mesure que la Concession s’agrandit, la municipalité française offre de nombreux emplois, plus particulièrement dans la police. En 1937, la police représente un effectif de 2.235 hommes dont 158 français, 173 russes, 470 indochinois, et 1.434 chinois. La municipalité compte environ trois cents fonctionnaires tandis qu’au moment de la rétrocession de la Concession française en juillet 1943, le personnel administratif est au nombre de 400.

Notes
330.

Robert Bickers, Britain in China , p 104.

331.

Nicholas R. Clifford, Spoilt children of Empire, Westerners in Shanghai and the Chinese Revolution of the 1920s , Berkeley, University of California Press, 1991.

332.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°803, Lettre de Baudez, Consul général de France à Shanghai à Naggiar, l’Ambassadeur français à Beijing, le 10 août 1936.

333.

Shiling Zhao McQuaide, ‘Shanghai Labour’, p 51.

334.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , p 129.

335.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, n°803, Lettre de Baudez, Consul général de France à Shanghai à Naggiar, Ambassadeur français à Beijing, le 13 octobre 1936.

336.

Cet aspect a été mis en lumière par le livre de Robert Bickers et Christian Henriot, eds., New frontiers, Imperialism’s new communities in East Asia, 1842-1952 , Manchester University Press, 2000: “Instead of clearly identifiable colonialist communities serving their own states, this book shows a vast array of nationals (and the stateless) engaged in the pursuit of their livelihoods and interests in the interstices of empire, adroitly operating on the margins of treaty legality, using extraterritoriality, and the grey areas offered by colonial citizenship and settler autonomy to further their own ends” p 5.

337.

Brian G. Martin, The Shanghai green gang, politics and organized Crime, 1919-1937 , Berkeley, University of California Press, pp 113-134.

338.

Laura Andrews McDaniel, ‘Jumping the dragon gate : social mobility among storytellers in Shanghai, 1849-1949’, Ph.D. Yale University, 1997, pp 124-144.

339.

Robert Anderson, France 1870-1914 : politics and society , London, 1977, p 98.

340.

MAE, Jean Malval, Tome 1, p 35.

341.

MAE, Jean Malval, Tome 1, p 37.