1.4.1 La mixité

Dans les premiers temps de la colonisation, en Afrique par exemple, les relations des Occidentaux avec les femmes africaines étaient acceptées 342 et il en allait de même en Chine au début de l’installation étrangère. 343 Mais avec la stabilité, la durée du séjour et le développement des infrastructures, les familles occidentales prennent leur place et les Occidentaux, en minorité par rapport aux autochtones, veulent préserver leur culture et leur identité et craignent la mixité ; ces pratiques deviennent alors tabous, voire interdites. Parlant de la communauté française de Shanghai, Jean Malval, médecin français, précise que « tous ces derniers (les employés municipaux français), peuvent avoir une famille de leur race, tandis que les ancêtres avaient volontiers épousé la Japonaise, cette perle des débuts où Shanghai était une ville sans blanche. » 344 A Shanghai, les relations entre des hommes européens et des femmes asiatiques éveillent la désapprobation. Les Anglais sont particulièrement vigilants sur ce point ; Robert Bickers explique qu’une circulaire municipale éditée en 1908 dissuade fortement les employés municipaux de tout mariage avec des Chinoises et menace d’exil permanent à l’extérieur des grandes villes ceux qui se marient en dehors de leur groupe. L’arrivée de réfugiés russes à Shanghai, après la révolution bolchevique, rend inutile et tabou la relation entre les hommes occidentaux et les femmes chinoises. 345 Si des mariages avec des femmes russes sont prononcés, ils concernent toutefois les Occidentaux de basse classe, les femmes russes étant elles-mêmes dévalorisées en raison de leur statut de réfugiées, et représentant une menace pour la préservation de la communauté étrangère. Les mariages mixtes existent malgré tout mais la pression est particulièrement forte à l’égard des consuls et des entrepreneurs envoyés en Chine par leur société (les expatriés) afin qu’ils n’aient aucune relation avec des Chinoises, des Eurasiennes ou des Russes. 346

Dans la Concession internationale comme dans la Concession française, les différences de classe sont fortement marquées : l’employé municipal, l’agent de police ou le commerçant est moins considéré que le directeur d’une entreprise étrangère, l’avocat ou l’architecte. Bickers note: « Expatriates considered themselves socially superior to the shanghailanders of all classes, who were often described by businessmen and consuls as ‘low whites’ or ‘lesser Europeans’. » 347 On retrouve chez les consuls et conseillers français cette attitude méprisante ; ces derniers souhaitent que les postes de conseillers soient réservés à ceux qui détiennent des intérêts économiques importants au sein de la concession, et refusent que les employés municipaux, qui ne partagent pas les mêmes valeurs que l’élite, participent au conseil. La particularité de l’administration française, comparée à sa voisine, découle de la place centrale occupée par le consul : dès la création de la Concession française, celui-ci tient entre ses mains l’ensemble des pouvoirs. Le SMC, au contraire, fonctionne de manière plus autonome : il est géré par les hommes d’affaires les plus puissants de la Concession internationale.

Si les hommes d’affaires, les marchands, les banquiers, les agents immobiliers et les aventuriers ont été les artisans de la réussite économique de Shanghai et tiennent les rênes du pouvoir, ils ont ouvert la voie aux missionnaires, professeurs, intellectuels et médecins étrangers qui, bien qu’eux-mêmes imprégnés de culture impérialiste ont offert de nouveaux modèles aux Chinois. C’est à l’université ‘l’Aurore’ que Dai Wangshu (1905-1950), Shi Zhecun, Du Heng et Liu Na’ou (1900-1939) font connaissance et commencent leur coopération littéraire. Ils deviendront les figures principales du symbolisme et du modernisme dans la littérature chinoise. De plus le chercheur chinois Ma Xiangbo (1840-1939), s’inspirant du fonctionnement de l’Aurore qu’il a fondé avec les Jésuites, fonde à son tour la ‘Nouvelle Aurore’, à l’heure actuelle l’université Fudan. 348

Les contacts que les Occidentaux entretiennent avec les Chinois se limitent, comme le relève Robert Bickers, à ceux qui occupent des emplois modestes : employés de maison, vendeurs, chauffeurs de pousse-pousse, travailleurs de force -‘coolies’ selon l’appellation locale ; quant aux Chinois que les étrangers côtoient dans leur milieu professionnel ou social, comme les compradores ou les hommes d’affaires, ils n’intègrent pas leur cercle de relation sociale : « Class prejudice was often used to articulate race prejudice: all Chinese were socially inferior ». 349 Ludwik Rajchman, responsable de la section d’hygiène à la SDN, s’indigne de cette situation : « les Chinois éduqués à l’étranger ‘sur un pied d’égalité’ avec les Occidentaux revenaient dans leur pays pour se faire traiter par des Européens, ‘inférieurs à ce qu’ils ont connus en Europe, comme des dirty natives ‘sales jaunes’ ». 350 On peut constater en bref que les rapports entre étrangers et Chinois sont marqués par le mépris et la violence et que cette situation est considérée par les Occidentaux comme allant de soi.

Dans les moments de crise, la communauté étrangère est solidaire mais la nationalité reste un élément de forte distinction entre les groupes. Les Anglais sont particulièrement exigeants et refusent de se mélanger aux autres communautés occidentales. « Children were educated to be British, not cosmopolitan ». 351 Ils se maintiennent en Chine par le système des traités et la présence militaire britannique, à travers la socialisation des nouveaux venus et le contrôle sur la vie privée et publique de ses membres. 352 La socialisation s’effectue au sein des clubs où l’appartenance de classe affecte le droit d’entrée. Le salaire des agents de police de la Shanghai Municipal Police, par exemple, ne leur permet pas de participer à toutes les activités qu’offre Shanghai et certains vont s’endetter pour accéder à cette vie mondaine. Les expatriés sont les plus à même de profiter de la vie nocturne. 353 Ils se rencontrent dans des clubs et au sein de loges maçonniques ; le Shanghai Club, qui accueille les Anglais, est considéré comme le plus prestigieux. Les Américains se retrouvent à l’American Club et au Columbia Club. Les Chinois peuvent accéder à ce club à partir de 1929, mais les femmes en sont exclues. Les Allemands et les Japonais possèdent leurs propres lieux de rencontre. Les premiers subissent un rejet de la part des autres communautés à la suite de leur défaite lors de la première guerre mondiale. Les autorités françaises de Shanghai prennent notamment possession, en 1917, de la célèbre école médicale allemande ‘Tongji dewen yixuexiao’ qui se situe dans la Concession française. Dans les années 20, les clubs et écoles allemandes ouvrent de nouveau, mais les Allemands sont désormais tenus à l’écart. Leur sentiment d’humiliation et leur isolement expliquent, en partie, leur nationalisme exacerbé et leur ralliement au parti nazi durant les années 30. 354 Il existe en outre des clubs pour les femmes, comme la Young Women’s Christian Association.

Notes
342.

Owen White, Children of the French Empire, 1895-1960, miscegenation and colonial society in French West Africa , Clarendon Press, Oxford, 1999.

343.

Comme le note Robert Bickers: “As elsewhere in the colonial world, British men took native partners where there was a shortage of fellow Britons or other Europeans”, in Britain in China , p 98.

344.

MAE, Mémoires du Docteur Malval, Tome 1.

345.

Robert Bickers, Britain in China , p 98.

346.

Robert Bickers, Britain in China , p 99.

347.

Robert Bickers, Britain in China , p 97. “Les Expatriés se considèrent comme socialement supérieurs aux ‘Shanghailanders’ quelles que soient la classe sociale. Ils étaient souvent désignés par les hommes d’affaires ou les Consuls comme des ‘blancs de bas niveau’ ou des ‘Européens de moindre importance’.

348.

Shao-yi Sun, ‘Urban landscape and cultural imagination: literature, film, and visuality in semi-colonial Shanghai, 1927-1937’, PhD. University of Southern California, 1999.

349.

Robert Bickers, Britain in China , p. 97 : “Les préjugés de classes sont souvent utilisés pour exprimer les préjugés de race : tous les Chinois sont socialement inférieurs.”

350.

Marta Aleksandra Balinska, Une vie pour l’humanitaire Ludwik Rajchman (1881-1965 ), p 131.

351.

Robert Bickers, Britain in China , p 96.

352.

Robert Bickers, Britain in China , p 107.

353.

Robert Bickers, Britain in China , p 97.

354.

Recherche de Françoise Kreissler sur la communauté allemande de Shanghai.