1.4.2. La communauté française de Shanghai

Les Français fondent en 1905, le Cercle sportif français, qui devient, dans les années 20 et 30, le club le plus cosmopolite de la ville. 355 En 1933, le Cercle enregistre 1.098 membres hommes et 729 femmes. 356 Ce club se veut le reflet de l’esprit français, dont le rayonnement culturel et intellectuel dans le monde attire les élites de différentes nationalités. Contrairement aux Anglais qui maintiennent des limites bien définies, les responsables du club préfèrent jouer la carte de l’hospitalité et accueillir des personnes de diverses nationalités, certaines appartenant à une communauté qui ne possèdet pas de club aussi prestigieux que le Cercle sportif. L’échange culturel ne se fait tout de même pas à n’importe quel prix : le statut social et la richesse restent le critère de sélection. Dans ses mémoires, le docteur Malval restitue l’atmosphère qui règne dans ce club : « Le CSF est célèbre dans tout l’Extrême-Orient. On peut y passer ses journées, ou presque. En pratiquant l’hiver les sports d’intérieur : culture physique, badminton, boules avec entractes de bains-douches, station dans les ‘lobby’, salons de coiffure, salles de lecture (Illustrated London News, Punch, Sketch) et tous les grands illustrés ou revues français. Lunch au grill-room, jeux (cartes, billard, mahjong), tea-dance, drinks, diner, re-danse. Il s’agit là de dancings, où les partenaires sont des Russes blanches, parfois juives, marquées par l’émigration malgré des vestiges de splendeur. La clientèle masculine, c’est le tout Shanghai étranger, célibataires ou en rupture d’épouses, businessmen, petits-clercs, Russes indéfinissables, portant beau toujours. Tout ce monde grille les dollars en carnets de tickets de danse et drinks, avant de partir mélancoliquement à la fermeture (2 heures du matin). » Le docteur Malval sera cependant rapidement happé par ses diverses activités professionnelles ne pourra plus se rendre au club que pour profiter de la piscine.

Le Cercle français met davantage l’accent sur la préservation de la culture française. Ce club, fondé en 1892 sous l’appellation de ‘Cercle des Volontaires et des Pompiers’, change ensuite de nom pour intégrer l’ensemble de la communauté française de Shanghai. Son objectif est de perpétuer la tradition française en permettant aux Français de se réunir et de se distraire dans une atmosphère familiale. En 1926, grâce à sa position de président de la Commission provisoire d’administration, l’avocat Du Pac de Marsoulies, président du Cercle français, organise les démarches pour l’octroi par la municipalité d’une parcelle de terrain du Parc de Koukaza, dans le centre de la concession ; (à l’heure actuelle il est situé près de Chongqing Nan Lu et de l’Université médicale n° 2 de Shanghai, précédemment université L’Aurore) ; requête accordée le 1er mars 1927 et un immeuble est construit sur le lot cédé par la municipalité, grâce à son financement ; l’inauguration des nouveaux locaux a lieu en 1933. En 1937, la municipalité subventionne également l’aménagement d’une salle de billard et la Caisse des œuvres d’intérêt public octroie au Cercle une aide annuelle en raison des difficultés financières liées à la guerre. 357 L’avocat d’Auxion de Ruffé devient président du Cercle français en 1938 mais il entre en conflit avec les membres du club et démissionne le 20 mai 1939. 358

A la tête de ces associations se retrouve l’élite française de Shanghai, ceux qui occupent les postes de directeurs au sein de l’administration, les conseillers municipaux, les hommes d’affaires, avocats, architectes et autres professions de renom ; des liens de solidarité et de sociabilité s’y créent. De ce fait, le cercle des Français est restreint. Certains cherchent à en tirer profit pour faire des affaires et se mettre en valeur. Il y a ceux qui agissent par conviction et par goût du contact et les autres qui préfèrent rester à l’écart pour ne pas se trouver enfermés dans un microcosme étouffant où le regard social est pesant et réducteur. La communauté française a ses codes et règles, sa hiérarchie et ses barrières sociales. Comme le docteur Malval l’observe au début des années 30: « Coiffant le tout, omnipotente, la municipalité, son directeur M. Verdier, et ses multiples services administratifs. Le Conseil municipal est peu visible, on cite quelques sommités, MM. Lion, Sauvayre, Chollot, Baboud, le Père Moulis, Lo Pahong. Ce sont des notables que je vois d’en bas. Dans les nuages enfin, le grand-chef, le Consul général. » 359 Il remarque aussi ‘l’esprit de clocher’ qui peut régner parmi la communauté française : « Apparemment ville cosmopolite, certains de ses coins sont typiquement français. Notamment la route Vallon, près du Parc de Koukaza, le cimetière de Pahsienjo, l’hôpital et les cornettes, l’église Saint-Joseph, un segment d’avenue Joffre, les verdures de certaines cités. Enfin, les inscriptions françaises, les station de Jinrickshaw, les noms de rue perpétuant le souvenir des morts de la guerre, d’autres évoquant les provinces de la vieille France. Ainsi se compartimente l’immense ville et, chez les résidents, l’esprit de clocher ne fait pas défaut. » 360 Chaque personne est déterminée par son milieu professionnel et doit adapter ses activités en fonction de son niveau social. Malgré l’accent porté sur la nécessité de solidarité et d’union entre les résidents français de Shanghai pour faire face aux attaques du SMC ou résister aux pressions du gouvernement et de la population chinoise, les dissensions et conflits de personnes déchirent la Concession française et de nombreux griefs sont exprimés à l’égard de la municipalité. Des noms apparaissent dans les documents, comme ceux des docteurs Richer et Martin, des avocats Du Ruffé et Du Pac de Marsoulies, des hommes d’affaires Rémond et Collet. Le docteur Richer lance une campagne dans la presse et auprès de la population française afin de changer le système médical de la municipalité française ; il critique l’obligation faite aux employés municipaux de se faire soigner par le médecin municipal, son objectif étant, bien entendu, de se constituer une clientèle privée auprès de la population française, ce que le système actuel lui interdit ; une raison supplémentaire tient certainement à son caractère qui tend à établir des rapports de force ; face à l’échec de sa démarche, sa rancune à l’égard de la municipalité s’intensifie ; il ne lâche pas prise et trouve, par le biais de l’élection de mars 1937 pour le poste de commissaire foncier, le moyen de réunir autour de lui un certain nombre de Français qui partagent ses idées et souhaitent, comme lui, remettre en cause le fonctionnement de la municipalité française, 361 mais sa démarche se solde par un fiasco car, faute de candidats, il est désigné par le consul à ce poste, ce qui lui enlève toute opportunité d’action publique, sa position au sein de la municipalité exigeant sa coopération avec les autorités françaises ; il démissionne et lance une action en justice contre la municipalité française, arguant que les avis de candidatures ne sont pas restés affichés durant le délai prévu par les règlements ; il demande au tribunal consulaire de lui verser un dollar de dommages et intérêts en raison du préjudice causé à sa réputation par cette nomination au poste de commissaire foncier. En effet, cette nomination est bien marquée par des irrégularités mais l’avocat de la municipalité, M. Cattand, ne voit pas en quoi cette affaire aurait pu porter atteinte à la réputation du docteur Richer ; il ressort des comptes-rendus du procès que le docteur Richer a agi dans le but de « mettre dans l’embarras » les autorités françaises, 362 attitude qui le dessert davantage qu’elle n’atteint son objectif de faire condamner la municipalité. L’avocat D’Auxion de Ruffé est également bien connu de la municipalité. Toutes les raisons sont bonnes pour lui d’en critiquer le fonctionnement et de défendre des clients qui portent en justice des affaires l’y mêlant ; il reproche par exemple à la police de faire preuve d’abus de pouvoir en exigeant la fermeture sans raison valable de certains commerces ainsi que de laxisme à l’égard des marchands ambulants qui produisent un bruit assourdissant en signalant leur présence par des cris. 363 En 1937, D’Auxion de Ruffé présente au consul Baudez une pétition signée de vingt-trois Français qui souhaitent remettre le système des élections ; selon eux, l’instabilité politique à l’origine de l’instauration de la Commission provisoire municipale n’est plus d’actualité et l’assemblée des électeurs devrait retrouver son rôle ; les médecins Richer et Martin font partie des signataires, ce qui montre l’état d’esprit de certains résidents toujours prêts à se lancer dans des actions contre la municipalité. Pour le Consul français au contraire, la Commission provisoire permet de conserver le caractère français de la concession, constituant une garantie contre le nombre croissant d’étrangers pouvant participer aux élections. 364 L’avocat adresse une lettre au Consul pour lui reprocher le contrôle trop étendu de la police dans la gestion de la concession et les abus d’autorité suite à la réglementation du 16 octobre 1934 relative aux établissements classés, contraire au principe de la liberté du commerce ; 365 il critique également la suspension de l’approvisionnement en eau et en électricité pour les personnes qui ne paient pas leur taxe ; à l’exemple du SMC, la municipalité française a en effet choisi ce moyen de pression au paiement suite aux relèvements de tarifs et aux nouvelles taxes. L’avocat critique en outre certaines des dépenses municipales qu’il juge inutiles, comme l’emploi d’avocats chinois au cabinet juridique de la municipalité, et il réclame la liberté pour le Conseil de désigner un avocat de son choix, la refusant en ce qui concerne le médecin municipal ; il dénonce aussi l’octroi à tous les chefs de service d’une voiture aux frais de la municipalité. 366 Il regroupe les réclamations diverses à l’encontre de la municipalité, contrôle minutieusement toutes les nouvelles réglementations et mesures, dans le but de la prendre en défaut. Son extrémisme ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté française mais, sa réputation établie, il étend son activité à tous types d’affaires et parvient de cette façon à maintenir son cabinet dans la ville, défendant des clients de toutes nationalités, Chinois, Européens, et Russes. Certains émettent des critiques influencées par des considérations d’ordre professionnel. Il en est ainsi de l’entrepreneur et agent immobilier Sigaut, qui se plaint auprès de la municipalité du développement architectural et urbain de la Concession française qui a, selon lui, donné une trop grande place aux quartiers chinois. Même si la majorité des habitants est de nationalité chinoise, les Français n’en occupent pas moins une place privilégiée dans cet ensemble : les plus aisés résident dans des villas spacieuses et les résidences immobilières, situées au centre de la Concession, sont, pour leur part, aménagées selon les critères européens d’hygiène et de confort. Toutefois, comme nous le verrons dans notre étude, la communauté française comprend en son sein des personnes qui vivent dans la précarité. Dans le contexte d’une recherche de prestige et de cohésion des membres de la communauté, une association est fondée pour financer le rapatriement de ces personnes en France.

Zones de répartition de la population en 1934 dans la Concession française
Zones de répartition de la population en 1934 dans la Concession française

La répartition de la population s’est dessinée dès le début du siècle pour perdurer dans ses grandes tendances. D’après l’étude cadastrale de 1934, c’est la zone située près de la cité chinoise (Zone I) où la concentration des Chinois est la plus forte. Pour l’administration, elle est réservée aux indigènes ; les constructions de tous les styles sont autorisées, s’y mêlent les commerces, les usines, et les habitations. La zone II qui la jouxte est celle des affaires et du commerce, où l’on trouve de nombreuses habitations et commerces chinois. La municipalité souhaiterait la transformer en ‘ville européenne’ en raison de son étendue et de sa proximité avec le quartier des affaires de la Concession internationale mais le rêve des conseillers ne peut se réaliser étant donné le coût financier trop élevé ; toutefois, avec l’optique d’améliorer la circulation et d’assurer le plus d’espace libre devant les immeubles, des mesures sont prises pour éviter l’anarchie dans les futures constructions : on retient l’idée de construire en hauteur. La troisième zone (III) est occupée par des commerces et des résidences bon marché. Toutes les constructions y sont autorisées, mais en respectant des règles d’esthétique et de tranquillité autour des établissements publics, comme les écoles ou les hôpitaux, ce qui exclut les établissements industriels susceptibles de créer des nuisances sonores ou ceux qui sont trop polluants ; on favorise les espaces libres et l’installation de boutiques européennes en façade. La quatrième partie (Zone IV) ne comporte que des résidences et s’étend par la suite vers Xujiahui, d’où, pour garantir l’absence de pollution et une architecture de type occidental, l’interdiction de toutes les usines qui ne respectent pas les ‘contraintes esthétiques’ exigées par la municipalité.

Notes
355.

En effet le club accueille des personnes de diverses nationalités. En 1933, le club compte ainsi 164 Français, 490 Anglais, 168 Américains, 27 Italiens, 40 Hollandais, 50 Danois, 10 Suédois, 11 Norvégiens, 15 Belges, 41 Russes, 7 Hongrois, 2 Syriens, 1 Turc, 5 Autrichiens, 1 Cubain, 1 Roumain, 13 Suisses, 4 Portugais, 1 Latvien, 3 Polonais, 6 Espagnols, 4 Finlandais, 3 Grecs, 2 Letoniens, 2 Allemands, 9 Japonais, 16 Tchécoslovaques, 1 Bulgare.

356.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°27, Rapport administratif sur le Cercle sportif français, le 12 avril 1933.

357.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°27, Dossier sur le Cercle français, 55, route Vallon.

358.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°48, Lettre d’Auxion de Ruffé à M.Baudez, Consul général de France, le 20 mai 1939.

359.

MAE, Mémoires du docteur Jean Malval, Tome 1, p 35. M.Lion est un négociant, ainsi que Sauvayre et Baboud, le Père Moulis dirige la Mission du Jiangnan, Lu Baihong est un homme d’affaires chinois catholique.

360.

MAE, Mémoires du docteur Jean Malval, Tome 1, p 38.

361.

ADN, Fonds Pékin, Série A, n°256, Lettre de M.Baudez, consul général à Shanghai à M.Naggiar, ambassadeur de France à Beijing, le 11 mars 1937 : “Une commission foncière a été établie le 16 décembre 1919 qui en cas de litige entre le Conseil et les propriétaires expropriés détermine l’indemnité à payer à ces derniers. La commission est composée de trois membres. Les commissaires sont au nombre de six, trois titulaires et trois suppléants. Un membre titulaire et un membre suppléant sont nommés chaque année par le Conseil. Deux membres titulaires (un français et un étrangers) et deux membres suppléants (un français et un étranger) sont élus par les contribuables ayant droit de vote dans la Concession française”

362.

ADN, Fonds Pékin, Série A, n°256, Articles du Journal de Shanghai rendant compte du procès entre le docteur Richer représenté par l’avocat M. d’Auxion de Ruffé et la municipalité representée par l’avocat M.Cattand, du 9 avril, 11 mai, et 4 juin 1937.

363.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°110, Lettre d’Auxion de Ruffé au Consul général de France et au président de la Commission provisoire de la Concession française, le 29 juin 1935.

364.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°107, Lettre du Consul général de France à Shanghai Baudez à Naggiar Ambassadeur de France à Nanjing, le 15 avril 1937.

365.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n° 110, Lettre D’Auxion de Ruffé au Consul de France à Shanghai Baudez, le 15 juillet 1935.

366.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°110, Lettre de D’Auxion de Ruffé au Consul Baudez, le 15 juillet 1935.