1.4.3. L’installation de la communauté russe dans la Concession française

Le destin de la Concession française est marqué dans les années 20 par l’immigration des réfugiés russes : la révolution bolchevique et la guerre civile qui s’ensuit entraînent le départ des Russes blancs, ceux qui ne se rallient pas au communisme comme les Russes rouges. Cette immigration touche le monde entier et plus particulièrement l’Europe ; la capitale française accueille 45.000 Russes entre 1919 et 1939. 367 La présence des étrangers en Chine, au sein des ports ouverts, représente pour les Russes blancs une nouvelle possibilité de refuge. Comme dans les autres pays, ils y sont mal perçus en raison de l’instabilité qu’ils provoquent, de leur pauvreté criante et de leur perte de statut ; ils ont dû abandonner leurs richesses et leurs biens en Russie et sont devenus des apatrides et, de ce fait, c’est à travers le drame de l’exil et du déracinement qu’ils vont être définis. En tant que réfugiés politiques, ils sont désignés par le terme de ‘émigrés russes’. De nombreux russes s’installent dans la Concession française de Shanghai, particulièrement autour de l’avenue Joffre, plus tard connue sous le nom de ‘Concession Russe’ ou ‘Petite Russie’ en raison de la concentration de magasins et restaurants de style russe. Ce quartier donne l’idée d’une société en exil : en 1928, il compte 2.358 Russes sur une population de 9.500 Russes résidant dans le reste de la ville 368 et ce chiffre augmente au fil des années ; les Russes de la Concession française sont au nombre de 5.671 en 1931, 6.045 en 1932 369 et 11.828 en 1936 370 . La vie communautaire s’organise autour de nombreuses associations : ils se retrouvent dans les églises et les restaurants qu’ils créent et la cohésion sociale se réalise autour des représentants des anciennes classes dirigeantes. Les réfugiés qui vivent dans la Concession française sont considérés comme privilégiés par rapport à ceux qui, trop pauvres, doivent vivre dans des zones où le prix des appartements est moins élevé, comme le quartier de Hongkou dans la Concession internationale. Plus particulièrement, les Russes de la Concession française peuvent bénéficier des aides offertes par la municipalité française et d’un meilleur environnement. Les plus chanceux trouvent du travail dans les banques ou dans la police des municipalités étrangères ou, créant leur propre affaire, peuvent participer à la vie municipale des concessions. La majorité des réfugiés russes doivent cependant se reconvertir : ils deviennent chauffeurs, gardes du corps, vendeurs de rue, contrôleurs de tickets de tramways, serviteurs ou, dans le pire des cas, mendiants. Les femmes russes réfugiées travaillent souvent dans le monde des cabarets, des night-clubs et des maisons de prostitution. Selon un rapport de la SDN, 22,5% des femmes russes de Shanghai de 16 à 45 ans, soit environ 7.200, sont engagées dans la prostitution, ce qui représente une femme sur quatre pratiquant la prostitution. 371 La vie des réfugiés russes de Shanghai révèle de manière flagrante que la communauté étrangère est loin d’être homogène : une élite appartenant aux communautés anglaise, américaine et française domine la vie politique et économique de Shanghai mais la ville compte aussi des étrangers obligés de rivaliser avec les coolies chinois pour de menus travaux.

La ‘Petite Russie’ représente la réponse de ceux qui sont parvenus à se sortir d’un statut précaire de réfugié politique plongé dans la misère et l’insécurité, méprisés à la fois par les Chinois et les Occidentaux à cause du désordre qu’ils ont suscité, de la concurrence qu’ils représentent sur un marché du travail déjà saturé, et de l’image de détresse et de déchéance qu’ils imposent. La charité publique essaie d’apporter une assistance aux problèmes pratiques : se nourrir, s’habiller, se loger, qui demeure toutefois limitée face à l’ampleur du problème ; la pauvreté et la précarité persistent parmi eux. Pour survivre moralement et faire face au rejet de la communauté occidentale de Shanghai, ils se regroupent et tentent de retrouver leur univers : ils fondent des églises, des journaux et des écoles russes pour préserver leur culture et la transmettre à leurs enfants. La ville compte trois églises orthodoxes dont les deux plus importantes sont construites dans les années 30 à l’intérieur de la Concession française. La communauté fait paraître quatre journaux russes. La Confraternité orthodoxe russe gère un hôpital situé avenue Joffre et une formation professionnelle est offerte aux enfants pauvres au sein de l’École commerciale russe. L’avenue Joffre compte environ soixante-dix magasins russes ; tous les secteurs sont représentés : on peut s’y faire coiffer, s’habiller ou se restaurer, sans oublier les kiosques à journaux, les fleuristes, les magasins de jouets et les bijoutiers. 372 Les Russes ont trouvé un moyen de subsistance dans la société de consommation qui s’est développée à Shanghai : pour créer des commerces, ils empruntent le capital de départ auprès d’associations russes ou d’étrangers. 373 L’aide que leur apporte la municipalité française est fondée sur un mélange d’affinité culturelle et de crainte de désordre social : l’élite française est partagée entre le devoir de charité envers la communauté russe et l’indifférence, voire le mépris.

Les émigrés juifs, qui fuient le régime nazi à la fin des années 30, s’installent également dans les concessions et à Hongkou, la partie de Shanghai contrôlée par les Japonais après 1937. Les plus riches parmi ceux qui viennent d’Europe (environ 4.000 personnes sur les 18.000 réfugiés) habitent dans la Concession française. Face à l’absence d’aide de la part des étrangers, la communauté juive doit compter sur elle-même : elle organise son propre système d’assistance grâce à l’aide financière de riches résidents juifs de Shanghai, comme la famille Kadoorie, ou de Juifs résidant à l’étranger. Un organe est créé pour organiser cette assistance, la CFA qui fonde ses propres hôpitaux grâce à la présence de nombreux médecins parmi les réfugiés et en raison du coût trop élevé des hôpitaux étrangers de la ville. La municipalité française aide en priorité les réfugiés qui résident dans la Concession française, aussi les réfugiés juifs d’Europe apparaissent-ils peu dans les documents de l’administration, en dehors de la réglementation d’août 1939 relative à l’interdiction d’entrée imposée par les Japonais et le SMC dont ils sont l’objet ; pour éviter l’afflux de réfugiés sur son territoire, la municipalité française adopte une ligne de conduite identique.

La guerre et l’occupation de la ville chinoise par les Japonais, qui font également pression pour prendre le contrôle de la Concession française, limitent l’expansion de l’œuvre sociale de la municipalité française. Le système d’assistance publique repose sur les établissements de jeux, le canidrome et le champ de courses qui subissent les contrecoups de la récession économique et du contexte de guerre mais la vie mondaine, qui perdure malgré tout durant la guerre, assure des bénéfices à ces établissements. Dans ce contexte, les financements de la Caisse des œuvres d’intérêt public sont maintenus et souvent augmentés en raison de l’inflation. L’action sociale et médicale au sein de la Concession française est une idée à laquelle les responsables français restent attachés en raison des bienfaits politiques et sociaux qu’elle génère. L’image de la Concession française, après la rétrocession, sera toutefois marquée davantage par des questions politiques, comme la collaboration de certains responsables français avec les autorités japonaises et le gouvernement de Wang Jingwei, 374 que par son œuvre sociale et médicale en raison de son application tardive et restreinte.

Notes
367.

Hélène Menegaldo, Les Russes à Paris, 1919-1939 , Paris, Editions Autrement, 1998.

368.

NCDN, Article du 14 juin 1928.

369.

Shen Bao, le 21 octobre 1931 et le 16 novembre 1932, Recensement de la Concession française.

370.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°113, Recensement de la population sur la Concession française de Shanghai du 30 novembre 1936, Population de la Concession française par secteurs de police.

371.

Marcia R. Ristaino, Port of Last Resort, the Diaspora communities of Shanghai , Stanford, Stanford University Press, p.94.

372.

NCDN, 14 juin 1928.

373.

Ibid.

374.

Marie-Claire Bergère, The purge in Shanghai, 1945-6, the Sarly affair and the end of the French Concession, in Wen-hsin Yeh, ed., Wartime Shanghai , London and New York, Routledge, 1998, pp.157-178.