Chapitre 2. L’hygiène publique au sein de la Concession française

La rapide industrialisation et l’urbanisation accélérée de l’Europe au début du XIXème siècle mettent au premier plan les préoccupations sanitaires. A la fin du XIXème siècle, l’idée est acquise en Occident que la puissance publique a l’obligation d’imposer des règles d’hygiène aux individus pour le bien de la collectivité. 375 Après les découvertes de Pasteur, les notions sur l’hygiène ont rapidement évolué et conduisent à l’adoption de nouveaux comportements ; la santé est associée à « l’élimination des germes pathogènes, par le bain, le recours au savon et l’utilisation de produits présentés comme désinfectants. » 376 La bourgeoisie se réfère à ces nouvelles théories pour donner une valeur morale à la notion de propreté : « le vice est aussi sale que la vertu est propre, on peut alors présumer que l’individu sale est nécessairement vicieux et que le propre est vertueux. » 377  ; à partir du second Empire, puis au cours de la Troisième République, elle s’attache à éduquer les classes populaires dont elle juge les modes de vie dangereux. 378 Cependant, comme le relève J. Csergo, « le corps populaire dispose, paradoxalement de peu de moyens pour accéder à la propreté.» 379 Au début du XXème siècle cabinets de toilette et salles de bain sont considérés par les médecins hygiénistes comme une composante essentielle des logements, point de vue adopté par les architectes, mais seules les classes aisées et la bourgeoisie accèdent à ce confort moderne. 380 Transmettre ces valeurs au peuple pour une démocratisation de la propreté reste une mission de la République ; l’histoire de la propreté est ainsi, selon ce chercheur, d’abord histoire politique. 381

En Chine, les Occidentaux adoptent le même discours hygiéniste et s’efforcent, par le perfectionnement des technologies, d’améliorer les infrastructures urbaines et de contribuer au confort sanitaire des logements. Influencés par leur exemple, des réformateurs chinois mettent en avant les bienfaits de ces transformations urbaines pour la santé et le bien-être général et la nécessité d’adopter des méthodes d’administration occidentale. Mais l’attitude n’est pas la même dans les concessions où, les règlements sanitaires étant imposés par une puissance étrangère, résister représente un acte politique contre l’impérialisme occidental, tandis que le discours hygiéniste permet de justifier l’expansion politique et territoriale des administrations étrangères : mettant en valeur l’insalubrité et les risques d’épidémie inhérents à la proximité des quartiers chinois, elles souhaitent étendre leur souveraineté sur les zones situées près des concessions.

A Beijing, les améliorations urbaines mises en œuvre par le gouvernement chinois ont pour but de préserver la puissance impériale plutôt que de répondre aux besoins des habitants. La Cité Interdite qui occupe le centre et symbolise la concentration des pouvoirs par l’élite gouvernante, freine la circulation et les communications dans la ville. Une hiérarchie sociale apparaît nettement entre les parties bien entretenues et celles qui sont délaissées. 382 Au début du XXème siècle, Beijing présente ainsi, en dehors des bâtiments et lieux impériaux, un aspect lugubre ; 383 les rues, poussiéreuses ou boueuses selon le temps, sont jonchées d’excréments, les égouts à ciel ouvert émettent des gaz toxiques, les habitants boivent une eau acide et à forte odeur et ne disposent pas de places publiques pour se détendre. Durant les trois premières décennies, la ville se transforme radicalement, sous l’influence de la modernisation du quartier où résident les étrangers, la municipalité chinoise de Beijing engageant une politique urbaine inspirée des méthodes de gestion occidentales. Angela Ki Che Leung parle de honte nationale ressentie par le gouvernement chinois face aux territoires concédés aux étrangers et à leur discours stigmatisant l’insalubrité des villes chinoises et l’impuissance du gouvernement chinois à y remédier ; elle cite en particulier les propos du docteur John Dudgeon qui observe le manque de principes d’hygiène dans les villes chinoises et les déficiences des infrastructures urbaines. 384 Les médecins occidentaux présents à Shanghai font largement état des faiblesses du système d’égout ainsi que de l’insalubrité de l’eau. 385

L’étude de l’ethnologue Soizick Crochet sur la notion de propreté et de saleté 386 montre les barrières dressées par cette perception à l’égard des pays en voie de développement et les incompréhensions persistantes qu’elle entraîne chez les travailleurs sociaux. En outre, les causes de maladies sont souvent mal définies et l’accent est mis sur le changement des comportements individuels en matière d’hygiène, alors que le problème relève davantage de questions politiques ou économiques plus globales. A l’époque des concessions, les municipalités étrangères de Shanghai ne cherchent pas à réduire les inégalités ni à améliorer les conditions de vie de la population chinoise ; leur souci principal est de moderniser leur territoire pour le bien-être de la communauté étrangère, son expansion et sa réussite économique. Les habitudes de vie des Chinois apparaissant dangereuses pour la santé des Occidentaux, les municipalités édictent des règlements urbains qu’elles appliquent par le biais de la police municipale des concessions.

La communauté étrangère aime se définir à travers des valeurs de civilité par lesquelles elle se différencie de la population locale, dressant des barrières culturelles pour mieux se démarquer ; des codes sont imposés à ses membres pour éviter toute immixtion avec les Chinois. Les notions de propreté et de saleté servent à justifier l’idée de supériorité sur les Chinois : « il n’existe pas de construction identitaire sans affirmation du propre.» 387 (…) « appliquée de l’extérieur, (la notion de saleté) sert le même but : se démarquer de l’étranger, de l’inconnu qui, par définition, n’est jamais bien net. Le besoin, apparemment universel, pour expliquer le désordre ou la saleté, d’un bouc émissaire qui est l’Autre ou le sale étranger, confirme les théories de Mary Douglas : la notion de souillure nécessite le principe d’exclusion, signifié par des lignes de démarcation, non seulement entre l’espace domestique, propriété de la famille, et le vaste monde extérieur qui commence au-delà du seuil de la maison, mais également entre les groupes sociaux. » 388 En poursuivant l’analyse sous l’angle psychologique, on peut remarquer que l’habitude invétérée de cracher pourrait bien être la manifestation chinoise d’un rejet viscéral contre l’intrusion étrangère, d’abord mandchoue puis occidentale, refoulé depuis des siècles ; rejet qui, ainsi que le montre Lu Xun, se doublerait d’un dégoût de soi devant une telle impuissance face à une spoliation qui va jusqu’à la négation d’identité.

Kerrie MacPherson, pour sa part, montre l’aspect positif de la politique d’hygiène publique menée par les Anglais ; son étude retrace le travail de l’administration et des médecins qui transforment un espace marécageux et insalubre en un lieu accueillant voué au commerce international. 389 L’auteur adopte là le point de vue des protagonistes de l’époque, considérant que la population chinoise ne participe pas aux efforts des étrangers et que la médecine chinoise ne paraît pas offrir de méthode efficace dans la lutte et la prévention des maladies. 390 C’est surtout l’élite chinoise qui intègre les méthodes occidentales dans la gestion urbaine et les notables chinois sont présentés comme des partenaires dans le développement et la prospérité de Shanghai. Au début du XXème siècle, « it was no longer necessary to wait for major medical and sanitary initiatives to be launched almost exclusively by foreigners. » 391 Ce qui n’apparaît pas dans cette recherche, ce sont les conséquences de la politique urbaine et sanitaire des municipalités étrangères, les nombreux conflits entre la population chinoise et les responsables occidentaux ou le système policier et judiciaire mis en place pour sanctionner les infractions aux multiples règlements.

L’effet d’entraînement sur le gouvernement chinois et les élites locales de la modernisation des infrastructures engagée dans les concessions de Shanghai amène aussi des changements au niveau institutionnel. A Shanghai, la bourgeoisie locale crée des institutions municipales chinoises directement inspirées par les municipalités des concessions, comme le montre Mark Elvin, 392 expérience qui prend fin avec l’instauration, en 1913, de la dictature par Yuan Shikai. Cette tentative offre toutefois un précédent qui servira d’exemple à la municipalité du Grand Shanghai, créée lors de la fondation du gouvernement nationaliste de Jiang Jieshi en 1927. 393

Malgré le poids du gouvernement central, Beijing se transforme aussi. 394 Selon Shi Mingzheng, l’exemple offert par la politique urbaine des étrangers entraîne la création d’une police moderne et d’institutions municipales autonomes. Le gouvernement chinois crée un Conseil municipal géré par des réformateurs progressistes qui souhaitent réorganiser la ville selon les principes occidentaux modernes de démocratie, d’efficacité administrative et technologique. Pour cela, ils adoptent la technologie occidentale dans les travaux publics, importée à travers les réseaux commerciaux établis par les étrangers ; 395 il note que, pour la première fois dans l’histoire chinoise, cette administration s’efforce d’être proche des habitants et de connaître leurs problèmes et leurs attentes mais qu’elle est freinée par des moyens financiers limités 396 et surtout par un sentiment de distinction sociale : l’élite chinoise bénéficie en priorité des nouvelles infrastructures modernes. De plus, tout au long du XXème siècle, l’État va renforcer son contrôle sur la société et les institutions, ce qui entraîne une perte d’autonomie pour la municipalité chinoise de Beijing. 397

Laura Andrews McDaniel montre l’impact des technologies occidentales sur la fréquentation des maisons de thé et autres lieux publics où se produisent les conteurs chinois. 398 Une distinction s’établit entre les maisons de thé situées dans la partie chinoise et celles construites dans les concessions, celles-ci bénéficiant des nouvelles infrastructures, approvisionnement en eau potable et en électricité par exemple, attirant de ce fait une clientèle plus aisée. 399 Ces lieux se modernisent et, par leur confort voire leur luxe, rehaussent le statut social des conteurs qui étaient considérés comme des mendiants, au bas de l’échelle ; dans le Shanghai des années 30, certains deviennent riches et célèbres. D’une manière générale, l’introduction des technologies occidentales dans les concessions et les transformations urbaines qui s’en suivent entraînent la valorisation des quartiers sous juridiction étrangère appréciés pour leur modernité et leur confort.

C’est dans la presse chinoise féminine du début du XXème siècle, que Constance Orliski analyse l’importance des notions occidentales d’hygiène publique qui transforment la sphère domestique à Shanghai et la perception à l’égard de la nation chinoise. 400 Elle montre la réceptivité de la bourgeoisie chinoise à ces idées et la valorisation des pratiques occidentales en matière d’hygiène, considérées comme le reflet de la supériorité des pays occidentaux sur la Chine. Cette valorisation reste toutefois un discours confiné à la presse ; dans la vie quotidienne, les lectrices chinoises restent fidèles aux principes traditionnels d’hygiène et de santé personnelle tandis que dans les concessions, la persistance des épidémies et des maladies parmi la population étrangère montrent que le système de santé occidental, avec sa théorie des germes et son arsenal de règles hygiéniques, n’est pas infaillible. 401

Notes
375.

Florence Bretelle-Establet, ‘La Santé en Chine du Sud (Yunnan, Guangxi, Guangdong) à la fin de l’Empire et au début de la République’, Doctorat, université Paris VII-Denis Diderot, 1999, p 214.

376.

Soizick Crochet, Le péril fécal, p 24, dans Rony Brauman, Utopies sanitaires , Paris, Editions le Pommier-Fayard, 2000.

377.

J.Csergo, Liberté, Egalité, Propreté, la morale de l’hygiène au XIXième siècle , Paris, Albin Michel, 1988, p 41.

378.

J.Csergo, Liberté, Egalité, Propreté , p 101.

379.

J.Csergo, Liberté, Egalité, Propreté , p 147.

380.

J.Csergo, Liberté, Egalité, Propreté , pp 237-239.

381.

J.Csergo, op.cit., p 290.

382.

Shi Mingzheng, ‘Beijing transforms : Urban infrastructure, public works, and social change in the Chinese capital, 1900-1928’, Ph.D., Columbia University, 1993, p 125.

383.

Shi Mingzheng, ‘Beijing transforms’, p 9.

384.

Angela Ki Che Leung, Hygiène et santé publique dans la Chine pré-moderne, p 362, En ce qui concerne le sentiment de honte nationale, l’auteur précise qu’il « a donc été le facteur essentiel de l’introduction en Chine des doctrines d’hygiène occidentale au début du XXème siècle. » p 371, dans Patrice Bourdelais, ed., Les Hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques , Paris, Editions Belin, 2001.

385.

Kerrie L. Macpherson, A Wilderness of Marshes : The Origins of Public Health in Shanghai, 1843-1893 , New-York, Oxford University Press, 1987, p 70 : « water is believed by most settlement physicians to be the incubator or promoter of varieties of diarrhoea, cholera, and fever, including malaria, and was thought to serve as the point of origin for phagedenic sores, sloughing ulcers, and…helminthic infections. »

386.

Soizick Crochet, Le Péril fécal, in Rony Brauman, Utopies sanitaires , Paris, Editions le Pommier-Fayard, 2000, pp 22-32.

387.

Soizick Crochet, Le Péril fécal, p 32. Cite le chercheur J-C. Kaufman.

388.

Soizick Crochet, Le Péril fécal, p 32.

389.

Kerrie MacPherson, A Wilderness of Marshes : The Origins of Public Health in Shanghai, 1843-1893 , Hong-Kong, Oxford University Press, 1987.

390.

Kerrie MacPherson, op.cit., p 11.

391.

Kerrie MacPherson, op.cit., p 270.

392.

Mark Elvin, William G. Skinner, The Chinese City Between Two Worlds , Stanford University Press, 1974.

393.

Christian Henriot, Shanghai 1927-1937, Elites Locales et Modernisation dans la Chine Nationaliste , Paris, Editions de l’EHESS, 1991.

394.

Shi Mingzheng, ‘Beijing transforms : Urban infrastructure, public works, and social change in the Chinese capital, 1900-1928’, Ph.D., Columbia University, 1993, p 25.

395.

Shi Mingzheng, ‘Beijing transforms’, p 16.

396.

Shi Mingzheng, ‘Beijing transforms’, p 83.

397.

Shi Mingzheng, ‘Beijing transforms’, p 78.

398.

Laura Andrews McDaniel, ‘Jumping the Dragon Gate’: Social Mobility among storytellers in Shanghai, 1849-1949’, Ph.D. Yale University, 1997.

399.

Laura Andrews McDaniel indique la hiérarchie qui se créée entre les différentes maisons de thé à Shanghai et l’impossibilité pour la ville chinoise de rivaliser avec les concessions: « Because none of the teahouses or storytelling houses in the Chinese city had running water until well the twentieht century, this new utility also helped to create a hierarchy of space in greater Shanghai. By the 1920s it was clear that the foreign concession areas of Shanghai were considered by everyone to be superior in just about every way to the Chinese City. The foreign concession areas were thought of as cleaner, more efficient, more modern, and more attractive than the Chinese City for a myriad of reasons, but the lack of running water was one factor that doomed the Chinese city to its status as an inferior public space” dans ‘Jumping the Dragon Gate’: Social Mobility among Storytellers in Shanghai, 1849-1949, p 115.

400.

Constance Orliski, ‘Reimagining the Domestic Sphere : Bourgeois Nationalism and Gender in Shanghai : 1904-1918’, Ph.D. University of Southern California, 1998.

401.

Constance Orliski : « Empirical evidence exists that lends credence to the logic and the value many authors continued to ascribe to sanitation practices based on ritual, custom, and common sense. In 1917 Dr. Arthur Stanley, the Health Officer of the SMC, called attention to the fact that the International Settlement had an ‘enviable’ record as far as health statistics were concerned, and that the death rate was ‘exceedingly low’: 15.4 per thousand among foreigners, and 13.2 per thousand among the Chinese population. In other words, although non-native residents of the foreign concessions had access to modern sanitation measures, these had not yielded them greater longevity than that enjoyed by the Chinese. Perhaps the readers and writers of Shanghai women’s periodicals would have embraced scientific weisheng had there been more tangible proof of its merit- a healthier family that lived longer, for instance- instead of that which was merely provided by the paved streets of the foreign concessions” dans ‘Reimagining the Domestic Sphere’, pp 138-139.