2.1. Les conditions sanitaires dans les concessions jusqu’en 1930

2.1.1. Le service d’hygiène publique

Le docteur Ricou, directeur du service sanitaire français de 1905 à 1914, et seul en poste pour assurer le service médical et sanitaire en 1917, réclame de manière régulière la modernisation du service d’hygiène publique. Il constate qu’en raison du manque de personnel de surveillance, de matériel et des locaux nécessaires, l'organisation du service manque d'efficacité au point qu’il n’a pas été possible de faire face à l'épidémie de peste de 1910. Aussi y a-t-il urgence à le réorganiser et, en particulier, à promulguer une ordonnance consulaire afin de rendre obligatoire la dératisation des maisons neuves et la réfection des maisons chinoises existantes.

Au contraire, des mesures draconiennes ont été adoptées par le SMC contre la peste bubonique, qui provoquent un important conflit entre les Chinois et les autorités de la Concession internationale ; de nombreuses habitations situées en dehors des limites de la concession ont fait l’objet de fouilles, provoquant un sentiment d’agression chez les Chinois. Le SMC a demandé aux habitants de colmater les trous dans les murs et les sols des habitations pour empêcher les rats d'y pénétrer et les responsables de l'hygiène publique distribuent des pièges à rats et du raticide, après quoi les employés du service d'hygiène ramassent les cadavres pour les brûler.

Fin octobre 1910, suite à la mort de deux personnes due à la peste, les médecins occidentaux décident d'envoyer le personnel du service d'hygiène examiner les maisons des familles voisines et les vider pour désinfecter les objets ou vêtements qui ont été en contact avec les malades ; le service d'hygiène isole les maisons concernées, désinfecte les objets, envoie des médecins effectuer un examen médical des voisins afin d’adresser à l'hôpital ceux qui sont contaminés ; les enfants non encore vaccinés le sont rapidement. Des bandits chinois se présentent dans les familles en se faisant passer pour des employés du service d'hygiène et, sous le prétexte d'envoyer les enfants à l'hôpital, les kidnappent pour les vendre. Ces mesures sont mal vécues par la population locale et, dans ce contexte de peur, des rumeurs se répandent. 402 À la suite de ces faits, des agents de police accompagnent les agents du service d'hygiène, pour expliquer qu'il ne s'agit que d'un examen tandis que les fonctionnaires chinois, de leur côté, demandent de ralentir ces mesures afin de calmer les tensions. Un compromis est adopté : les Chinois obtiennent que les examens soient effectués par des employés chinois et les Occidentaux qu'un employé occidental accompagne les employés chinois. Il est décidé en outre que l'hôpital chinois enverra un médecin chinois de formation occidentale, accompagné d'une femme médecin pour traiter les femmes. 403

En fait l’attitude du SMC a été motivée par son désir d’étendre les limites de la concession au quartier de Zhabei. Dès 1908, des démarches sont effectuées par le Corps consulaire auprès des autorités chinoises pour obtenir l’agrandissement des concessions. En juillet 1909, le gouvernement chinois refuse. En 1910, les consuls de Grande-Bretagne, des États-Unis, de Belgique et du Japon reprennent leur action diplomatique pour étendre les limites de la Concession internationale 404 et la peste bubonique qui se déclare en octobre 1910 offre le prétexte au SMC d’agir dans le quartier de Zhabei. Pour les autorités françaises, il ne fait aucun doute que le SMC invoque des raisons de surveillance sanitaire pour justifier une extension de sa juridiction dans ce secteur ; elles-mêmes soucieuses d’inclure les routes extérieures à la Concession française et de conserver une bonne entente avec les autorités anglo-saxonnes, elles se gardent de toute protestation. 405

Le secteur de Zhabei, où ont été enregistrés les cas de peste, est une zone très animée, avec une circulation dense et de nombreuses industries et commerces ; le développement y est rapide, la croissance démographique importante. De riches marchands chinois de ce district s'associent et réunissent le capital nécessaire à l’achat d’un terrain pour la construction d’un hôpital d'isolement afin de gérer eux-mêmes les mesures de prophylaxie. La propriété d’un notable cantonais, Zhang Zibiao, est choisie et en 1914, le premier hôpital prophylactique chinois voit le jour à Zhabei ; on y traite, entre autres, la peste et la variole ; chaque malade chinois trouvé porteur d’une maladie contagieuse est envoyé dans cet hôpital pour y être isolé et recevoir un traitement. Les Chinois montrent désormais une ferme détermination à prendre en main leur santé. 406

Durant sa séance du 12 juin 1911, le Conseil vote les mesures présentées par le docteur Ricou qui stipulent que la Concession française et les routes extérieures doivent être partagées en quatre districts sanitaires à la tête desquels sont placés quatre inspecteurs ayant sous leurs ordres des coolies chargés du piégeage et de l'empoisonnement des rats, de la destruction des moustiques et des désinfections ; dans chaque district est créé un poste sanitaire sous la direction de l'inspecteur en charge. Cette organisation préconisée par le docteur Ricou, réitérée en 1917, ne sera effective qu’à partir de 1920, à cause de la première guerre mondiale qui affecte le fonctionnement de l’administration suite au départ de nombreux étrangers. 407

Toutefois, pour le docteur Ricou le manque de moyens financiers octroyés limite la capacité d'action du service ; la communauté ne considère pas ce domaine comme primordial et, sans demande sociale, l'administration n'y consacre pas les fonds nécessaires. La construction d'une station de désinfection est reportée année après année ; le personnel est réduit, composé seulement d’un chef inspecteur et de trois inspecteurs de district ; avec les changements de personnel ou les départs en congé, le service fonctionne le plus souvent avec un seul chef inspecteur et un inspecteur. Le médecin français précise que « le service sanitaire a traversé des temps difficiles depuis 1911. Jamais le public ne saura ce que la prophylaxie de la peste, par exemple, a causé à ce service de soucis et d'inquiétudes pendant plusieurs années. » 408  ; il relève la différence entre le service sanitaire de la Concession internationale et celui de la Concession française qui rencontre d'autant plus de difficultés que ses moyens financiers sont limités : « Récemment encore, l'épidémie de scarlatine qui a sévi sur la Concession a été l'objet de mesures prophylactiques qui ont, semble-t-il, donné toutes satisfactions puisque notre rudimentaire service a soutenu avec succès la comparaison avec l'important ‘staff’ de la Concession internationale. Les lacunes à combler sont immenses si nous voulons avoir un service sanitaire digne de ce nom et digne de la Concession française. » 409 Malgré la conscience professionnelle du docteur Ricou et ses préoccupations en matière d'hygiène publique, il ne s’ensuit pas de profondes transformations ; tout en constatant le manque d'intérêt de la communauté étrangère pour les enjeux de l'hygiène publique et l’absence de réflexion de la municipalité sur la nécessité d'octroyer des fonds à ce secteur, il préconise une prise de conscience préalable des responsables de l'administration qui doivent prendre l'initiative des réformes.

Les difficultés du service sanitaire de la Concession française découlent également de la gestion du personnel : d’abord, la pénurie d'employés ; en 1917, le docteur Ricou propose, sans succès, que le service soit composé de six inspecteurs français, soit un inspecteur pour chacun des districts (Est, Central, Ouest) et deux inspecteurs pour le district des Routes extérieures, et un dernier attaché à la future station de désinfection. Ensuite, manque de compétence des employés ; le travail auprès de la population locale, source de nombreux conflits, est délicat ; les résidents européens, de leur côté, ne sont pas toujours enclins à suivre les directives du service sanitaire. La responsabilité en revient, aux yeux du médecin, à l'administration française qui manque de rigueur dans le choix des candidats, et n’applique pas une politique propre à susciter une plus grande conscience professionnelle et une réelle motivation des employés: « Je crois le moment venu d'en finir avec la légende si accréditée (et si discréditante pour le service) qu'une bonne recommandation..., l'absence de toute profession définie et le fait d'avoir été jugé impropre à tout autre emploi municipal constituent aux solliciteurs la meilleure qualification pour un emploi dans le Service sanitaire. Pour rendre possible un tel recrutement du personnel et pour avoir le droit d'exiger de lui les qualités indispensables au bon fonctionnement et au bon renom du Service, il est désirable que ce personnel soit encouragé par une solde et des avantages suffisants. Il faut en somme que le Service sanitaire devienne pour son personnel une carrière où chacun puisse trouver avancement, satisfaction d'amour propre, satisfaction pécuniaire et paix du cœur. Faute de quoi ce service n'a que trop longtemps été pour les employés qui s'y sont succédés une sorte de situation d'attente qu'on espère transitoire et où on ne s'attarde que faute de mieux avec l'espoir d'un sort meilleur. » 410

En 1920 est adoptée la division de la Concession française en quatre secteurs sanitaires (voir le plan en annexe 6) :

le Secteur Est : du quartier chinois à la rue Montauban
le Secteur Central : de la rue Montauban au Boulevard de Montigny
le Secteur Ouest : du boulevard de Montigny à la route des Sœurs
les Routes extérieures : de la route des Sœurs à Xujiahui

Malgré cette délimitation, le nombre des inspecteurs n’augmente pas. Le service sanitaire fonctionne encore avec quatre inspecteurs, auxquels est adjoint un personnel indigène de trente-quatre personnes ; chaque secteur possède deux équipes sanitaires qui parcourent la ville deux fois par jour ; comme le stipulent les règlements, à l’intérieur de leur secteur les inspecteurs sont responsables des marchés, de la qualité des denrées alimentaires, de la surveillance du transport des viandes, de la vérification des patentes, du service des vidanges, de la vérification de l'enlèvement et du dépôt des ordures, de la propreté des établissements, de la propreté des rues, de la surveillance des décès en cas de maladies contagieuses, de la dératisation, des réclamations de contribuables, de l'examen des fosses septiques. Le travail est considérablement ralenti par le manque d'inspecteurs étrangers secondés par des interprètes.

En 1926, le service d'hygiène est toujours sous la direction du médecin municipal et fonctionne avec un inspecteur en chef, Tillot, et trois inspecteurs européens dont un en congé au Japon, ramenant le nombre à deux ; chaque matin, les inspecteurs doivent se présenter aux bureaux du service sanitaire, boulevard de Montigny (Xizang nan lu), pour soumettre leurs rapports et recevoir des instructions ; la situation n'a pas évolué. 411 Par contre, si des améliorations de l’approvisionnement en eau et de la surveillance alimentaire se réalisent dans la Concession française, cela tient à l’effet d’entraînement produit par les initiatives de l’administration anglo-saxonne, le SMC.

Notes
402.

Shen Bao, le 5 novembre 1910.

403.

Shen Bao, le 12 novembre 1910, Dongfang zazhi, le 26 décembre 1911.

404.

ADN, Fonds Pékin, n°260, Lettre du Consul général de France à Shanghai au Ministre de France à Beijing, le 9 août 1910.

405.

ADN, Fonds Pékin, n°260, Lettre du Consul général de France à Shanghai au Ministre de France à Beijing, le 9 août 1910.

406.

Xue Liping, Shanghai zhanggu cidian, ( Dictionnaire des anecdotes historiques sur Shanghai), Shanghai Cishu Chubanshi, 1999, p 346.

407.

AMS, U38 1 494(2), Rapport du docteur Ricou sur le service sanitaire de la municipalité française pour l’année 1920.

408.

AMS, U38 1 494(2), Note sur le Service sanitaire de la Concession française du docteur Ricou, directeur du Service, 20 novembre 1917.

409.

Ibid.

410.

AMS, U38 1 494(2), Note sur le Service sanitaire de la Concession française du docteur Ricou, directeur du Service, 20 novembre 1917.

411.

AMS, U38 1 494(2), Séance du 23 mars 1926.