Création d’une compagnie des eaux gérée par la CFTE

La coopération entre le Conseil d’administration français et la ‘Shanghai Waterworks Company’ est difficile car celle-ci détient le monopole de la distribution d'eau dans les concessions, ce qui ne plaît guère aux Français. En 1889, par exemple, selon l'article 7 du contrat passé entre l'administration française et la compagnie distributrice de l’eau, le Conseil envisage la possibilité de modifications et invoque cette clause pour inviter la SWC à prendre à sa charge la pose de nouvelles canalisations et la distribution de l'eau dans les parties de la Concession française qui ne sont pas encore reliées au réseau. La société s'engage à effectuer les travaux, mais aux frais de l'administration française, ce que celle-ci refuse ; les négociations n'aboutissent pas et chaque partie reste sur ses positions : le contrat, avance la SWC, « n'affecte en rien l'obligation pour cette compagnie de compléter les travaux qui seraient jugés nécessaires pour les besoins municipaux et pour les besoins domestiques de tous les résidents de la Concession. » 424 La gestion de l’approvisionnement d’eau est différente dans les deux municipalités : l’eau est distribuée gratuitement aux habitants de la Concession française où des fontaines sont installées dans les lilong pour permettre l’approvisionnement en eau potable des habitants ; au contraire, dans la Concession internationale, des contrats sont passés avec les résidents qui souhaitent bénéficier de ce service. De fait, la conception du service public est différente dans les deux municipalités, la première privilégiant l’intérêt de la communauté, la seconde les principes de l’économie libérale. 425

Le Conseil de la Concession française veut être maître de son réseau d’approvisionnement en eau potable pour éviter les différends avec la société anglaise et, surtout, la possession d’une usine municipale est gratifiante sur la plan politique. L’esprit de compétition entre les deux municipalités est en effet omniprésent dans leurs rapports. Pour devenir indépendant de la SWC, le Conseil d'administration décide, dans sa séance du 4 février 1895, d'acheter un terrain dans le quartier de Dongjiadu, sur les bords du Huangpu, pour permettre à la municipalité d'y construire une centrale d'eau afin d'assurer elle-même l'alimentation en eau de la Concession. 426 En juin 1898, le Conseil, qui désire obtenir le monopole de la distribution d'eau sur la Concession française, rachète à la ‘Shanghai Waterworks Company’ son réseau de distribution d'eau au prix de 35.000 taëls. 427

Le 28 juin 1906 est créée la Compagnie française de tramways et d’électricité de Shanghai (CFTE). Le 1er mai 1908, la municipalité cède à bail pour soixante-quinze ans à la Compagnie française toutes les installations lui appartenant et faisant partie du Service des eaux, l’usine et la conduite maîtresse qui relie l’usine à la Concession française ; par contrat, la municipalité concède à la Compagnie le privilège exclusif de la distribution d’eau dans la Concession française. En 1929, la capacité journalière de l’usine est de 60.000 mètres cubes environ contre 4.000 à ses débuts en 1908. La Compagnie détient ainsi le monopole de trois services publics qui lui assurent des revenus fructueux jusqu’à la guerre sino-japonaise de 1937 car la municipalité, malgré les conflits récurrents, la soutient. Le Consul sert d’intermédiaire auprès des autorités chinoises et gère les négociations lors des grèves fréquentes des ouvriers des tramways à partir de 1925.

Sur le terrain de Dongjiadu, la municipalité a construit une station de pompage au fleuve, un bassin de sédimentation, des filtres lents et rapides et des bassins de réserve d’eau filtrée. Jusque dans les années 20, la station de pompage est actionnée par des machines à vapeur qui, devenues insuffisantes, ont été remplacées par des pompes électriques. Après avoir obtenu l’autorisation des autorités chinoises, la Compagnie a relié l’usine à la centrale électrique située en Concession française par deux câbles électriques souterrains haute tension qui empruntent le territoire chinois ; la Compagnie paie une redevance aux autorités chinoises pour le passage de ces câbles sur leur territoire. De même, pour amener les eaux filtrées à la Concession française, des conduites souterraines en fonte, dites conduites maîtresses, sont établies et passent en territoire chinois. La pose de la première conduite et la mise en route de l’usine ont donné lieu à quatre années de négociations avec les autorités chinoises, entre 1897 et 1901, les demandes successives présentées par l’intermédiaire du Consul français. En 1909, est construite une deuxième conduite qui passe également en territoire chinois, allant de l’avenue de Bezaure jusqu’au pont Sainte Catherine. La municipalité française souhaite augmenter la capacité de production de l’usine car elle a été confrontée à l’impossibilité d’alimenter sa pompe à incendie par manque d’eau, 428 ce qui peut placer la concession dans une situation dramatique en cas d’incendie. En 1921, la CFTE obtient de nouveau le droit de poser une conduite d’eau avec un prix de location de 300 dollars par trimestre. 429

La pose d’une quatrième conduite en territoire chinois est accordée en décembre 1926 par le fonctionnaire chinois chargé des Affaires étrangères et par la municipalité chinoise : en février 1927, elle accepte le tracé de la conduite mais retarde l’ouverture des travaux et, le 21 avril 1928, le bureau chinois des travaux publics retire l’autorisation accordée ; par lettre du 28 août 1928, la municipalité chinoise demande, comme condition préalable à la pose de la quatrième conduite, la révision du contrat du 8 janvier 1921 relatif à la pose de la troisième conduite. C’est qu’en 1927 la fondation du régime nationaliste a entraîné des changements politiques qui se ressentent dans les relations avec les autorités étrangères des concessions : Jiang Jieshi cherche à restaurer la souveraineté chinoise au sein des concessions ; il y travaille à différents niveaux, autant politique que social, par exemple en menant une politique de modernisation des services publics. Le bureau en charge de ce secteur décide de prendre le contrôle de la distribution d’eau et de supplanter les entreprises étrangères qui se chargent parfois de la distribution d’eau dans la municipalité chinoise. 430 La CFTE fournit quelques clients en territoire chinois, fait stipulé dans le contrat de janvier 1921, que la municipalité chinoise désire désormais réviser. Cette demande paraît légitime à la CFTE qui accepte de s’y conformer. Cependant, la municipalité chinoise veut aussi astreindre la CFTE à s’alimenter en électricité auprès de la compagnie chinoise pour faire fonctionner les pompes de son usine d’eau, et exige une augmentation de la redevance payée pour le passage des conduites. Le nouveau contrat présenté par la municipalité chinoise assimile la CFTE aux sociétés concessionnaires de la municipalité chinoise (article 4) ; l’article 8 stipule qu’en 1941 la CFTE devra rendre sans condition à la municipalité l’usine et les conduites placées en territoire chinois ; enfin, aux termes de l’article 9, la CFTE « devrait se conformer aux dispositions des règlements de contrôle régissant les entrepreneurs de services publics du ‘Plus Grand Shanghai’ ainsi qu’aux instructions des bureaux de la municipalité. » 431

Ces conditions sont inacceptables pour le consul français, Koechlin, étant donné que la CFTE est une société française dont les capitaux sont français en grande partie, et dont le siège est à Paris et l’antenne locale dans la Concession française. Cependant, le consul remarque que la municipalité française, propriétaire de la Compagnie française concessionnaire à bail de l'usine de Dongjiadu, ne possède aucun titre de propriété lui donnant des droits particuliers sur le terrain de l'usine. De plus, une panne survenue au sein de l’usine montre au consul combien la municipalité et la CFTE se trouvent dans une position délicate : le 30 octobre 1928, les deux câbles qui relient la centrale électrique à l’usine ont sauté simultanément, entraînant l’arrêt de l’usine. Les autorités chinoises interdisent à la compagnie chinoise d’électricité de prêter secours à la Compagnie française qui assure malgré tout la distribution de l’eau, grâce à ses bassins de réserve et au secours de la société anglaise de la Concession internationale. Le 31 octobre 1928, les autorités chinoises font savoir à la CFTE qu’en cas de nouvelle mise hors service de ses câbles, elles lui refuseraient l’autorisation de les réparer, tant que les responsables français n’auraient pas pris l’engagement de prendre à l’usine chinoise tout le courant électrique nécessaire au fonctionnement de l’usine française. L’attitude des autorités chinoises inquiète les autorités françaises qui se sentent à leur merci. Le consul Meyrier et le responsable des services administratifs Verdier envisagent alors la création sur la Concession française d’une nouvelle usine des eaux ; ce projet ne verra pas le jour car les négociations entre le directeur général de la CFTE, venu spécialement de Paris, et les autorités chinoises, concernant la distribution de l’eau à partir de l’usine située en territoire chinois, aboutissent à un contrat favorable aux deux parties. 432 Il l’est au niveau financier pour les autorités chinoises car la municipalité française accepte de verser, à compter du 1er janvier 1930, 10.000 dollars par an pour l’établissement en territoire chinois de l’usine des eaux, en plus des impôts fonciers et locatifs. Pour la pose de la quatrième conduite, la Compagnie paie en outre un droit de location de 400$ par trimestre ; la CFTE, pour sa part, échappe à toutes les prétentions antérieures de soumission aux lois et règlements chinois qui se traduisaient par le contrôle des autorités du Grand Shanghai au sein de l’usine : au dernier moment un article a été supprimé, qui permettait à des fonctionnaires chinois de surveiller les travaux éventuels engagés au sein de l’usine. 433 Cette politique est liée à l’interventionnisme du Bureau des Utilités Publiques de la municipalité chinoise qui « cherche à remédier à ses propres faiblesses, le plus souvent avec succès, en jouant de son autorité pour améliorer le fonctionnement des entreprises privées d’intérêt public, et par conséquent les conditions de vie des habitants. » 434 La municipalité française doit désormais adapter sa politique à celle de la municipalité du Grand Shanghai, qui adopte les critères de gestion urbaine des administrations étrangères, ce qu’elles n’avaient pas prévu ; la municipalité française est déroutée par les exigences de la municipalité chinoise mais n’a pas de moyens légaux de s’y soustraire car elle est dans son droit.

Une nouvelle phase des relations entre les municipalités étrangères et la municipalité chinoise se dessine : les dirigeants municipaux veulent prouver leur capacité à gouverner la ville et y parviennent dans plusieurs domaines, comme celui des travaux publics, ce qui remet en cause les affirmations d’incompétence avancées par les autorités des concessions et du corps consulaire de Shanghai. Les autorités étrangères de Shanghai doivent de ce fait réévaluer leur politique à l’égard du gouvernement chinois ; l’attitude de supériorité et de mépris des Occidentaux, convaincus de leur puissance et de l’acquis de leurs privilèges en Chine, s’effrite sous le coup de l’instabilité politique. Au plan international, la montée du nationalisme et la remise en cause du colonialisme s’ajoutent à la politique de reconquête nationale du gouvernement de Jiang Jieshi et aux troubles politiques et sociaux que traverse Shanghai.

Notes
424.

AMS, U38 1 2754, Séance du CAM de 1889 relatif au conflit entre le Conseil et la Shanghai Waterworks Company.

425.

Marie-claire Bergère, Histoire de Shanghai , Paris, Edition Fayard, 2002, p 133.

426.

AMS, U38 1 2764, Séance du CAM, février 1895.

427.

AMS, U38 1 2766, Séance du CAM, juin 1898.

428.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°114, Lettre de la municipalité française au daotai, le 9 avril 1909.

429.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°114, Contrat entre le bureau des Travaux, de la Police et des Taxes et la CFTE, concessionnaire du service des eaux de la CF de Shanghai, le 8 janvier 1921.

430.

Christian Henriot, Shanghai 1927-1937 , p 205.

431.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°114, Contrat entre le gouvernement de la ville du Plus Grand Shanghai et la CFTE relatif à la 4 ième conduite d’eau, le 22 mars 1929.

432.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°114, Note personnelle pour M.Koechlin le 30 novembre 1928.

433.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°114, Contrat entre le gouvernement de la ville du Plus Grand Shanghai et la CFTE relatif à la 4 ième conduite d’eau, le 22 mars 1929.

434.

Christian Henriot, Shanghai 1927-1937 , p 207.