Les différents conflits entre la CFTE et la municipalité française

Les conflits sont également au cœur des relations entre la CFTE et la municipalité française car, selon cette dernière, la CFTE fait preuve de mauvaise volonté. En 1920, la municipalité presse Lafargue, directeur de la compagnie, d’engager des travaux pour faire face à la demande croissante d’eau et d’électricité ; la Concession française est en effet en pleine expansion : entre 1914 et 1920, le nombre des abonnés a triplé. Or, selon la municipalité, Lafargue préconise des économies et ne souhaite pas se lancer dans des travaux dispendieux ; déjà en 1915, pour répondre à la hausse de la consommation en électricité, la CFTE a conclu un accord avec le SMC pour la cession de courant électrique destiné à compléter sa propre production- la guerre ne lui permettant pas de recevoir de France le matériel nécessaire pour se lancer dans de nouveaux travaux et augmenter sa capacité de production. Pour ce faire, elle branche deux câbles sur les installations électriques anglaises. Le 20 septembre 1920, la CFTE présente une demande à la municipalité pour ajouter un nouveau câble de jonction au réseau anglais ; or, selon le contrat, la Compagnie française doit assurer seule la production en eau et électricité. La CFTE signe pourtant un contrat avec le SMC pour obtenir une cession de courant électrique jusqu’en 1930 ; l’emprunt d’électricité à la société anglaise, supposé temporaire, est en fait devenu, selon le président du CAM, un mode de production, ce qui est en contradiction avec les termes du contrat signé avec la municipalité, qui impose un concessionnaire unique. La volonté d’autonomie des responsables français, qui a entraîné la création de l’usine d’eau française et celle d’électricité, se trouve remise en cause.

Dans ce contexte, le CAM exige que, dans un délai de deux mois, la CFTE réalise les extensions nécessaires pour subvenir aux besoins de la concession. 435 En parallèle, le président du Conseil propose à l’ambassadeur français de Beijing d’agir pour remplacer le président de la compagnie, Lafargue, ingénieur de la Marine, ce qu’il justifie en alléguant que : « Depuis qu’il dirige la Cie à Paris, aucun rapprochement n’est possible entre celle-ci et la municipalité car il fait preuve d’un état d’esprit inconciliable et d’une incompréhension totale des conditions locales. La municipalité sait qu’elle courrait à un nouvel échec en négociant avec lui, si l’on attend encore, nous aboutirons à une catastrophe, la Cie étant fatalement amenée à déclarer qu’elle ne peut plus pour le service des Eaux et celui des tramways comme elle ne le peut plus déjà pour l’électricité, faire face aux besoins de la Concession. » 436

Au cours de l’année 1920, les conseillers du CAM souhaitent mettre en demeure la Compagnie française et la pressent d’entamer des travaux mais le Consul désapprouve ces méthodes et il parvient à atténuer le conflit en proposant un délai de trois mois durant lequel des négociations se tiendront entre les conseillers et Lafargue, président directeur général de la CFTE à Paris. Selon Laforest, directeur de la société française à Shanghai, la distribution en eau sur la concession est dans une situation critique, l’usine étant saturée, ce qui nécessite des extensions pour les pompes, les filtres, les bassins, et les conduites. Cependant les démarches auprès des autorités chinoises pour obtenir l’autorisation de passage en territoire chinois d’une nouvelle conduite maîtresse et du câble y afférant n’ont toujours pas abouti. Pour Laforest cet accord constitue « la clef de la situation. » 437 La municipalité et le CAM se renvoient la responsabilité des problèmes, ce qu’illustrent les reproches que Le Bris, président du CAM en 1920, adresse à Laforest : « Comment d’ailleurs la compagnie peut-elle dire que c’est à la municipalité française qu’incombe le soin de faire toutes les démarches nécessaires pour obtenir l’autorisation de passage de la conduite et qu’en cas d’échec elle devra en supporter toutes les conséquences ? » 438 Or, depuis la création de la Concession française, le consul français s’est présenté comme le seul représentant des intérêts français auprès des autorités chinoises de Shanghai. Par la suite, la CFTE fait preuve de mauvaise volonté à l’égard de la municipalité et ne souhaite pas fournir les renseignements demandés par les conseillers sur les travaux qui vont être engagés, suite à l’accord de la municipalité chinoise. « Il est inconcevable que la compagnie puisse se refuser systématiquement à fournir sur les constructions projetées toutes explications, à donner des plans complets, et qu’elle paraisse vouloir ainsi échapper à la loi commune. » 439 Le docteur Tartois, qui se présente aux élections municipales de 1921 et 1923, lance, par l’intermédiaire du journal français l’Écho de Chine, une campagne contre la CFTE et, dans le même temps, contre la municipalité dont il souhaite réformer le fonctionnement, et qui est incapable de garantir un service public de qualité. Le consul français précise au ministère des Affaires étrangères à Paris, à propos de cette campagne de dénigrement, que « son rôle d’agitateur est contraire aux véritables intérêts français. » 440

Une fois acceptée l’acquisition du terrain sollicité, la CFTE prie le consul d’entamer des démarches auprès des autorités chinoises pour le passage des câbles en territoire chinois. Le consul français Wilden reçoit une réponse négative des autorités chinoises en mai 1918 ; l’affaire est alors portée auprès du Zongli Yamen qui donne l’autorisation de poser les canalisations envisagées pour l’eau et l’électricité. A Shanghai, l’administration chinoise persiste cependant dans son refus et il est alors décidé de construire l’usine d’électricité en territoire français. En 1921, une nouvelle centrale municipale à vapeur est bâtie sur la Concession française, pouvant fournir une énergie atteignant progressivement une puissance de 200.000 KW/h ; elle approvisionne en électricité toute la concession, les installations publiques, les tramways, et les particuliers. Bien que les investissements soient similaires pour les trois services, eau, électricité et tramways, la vente de l’électricité est le secteur qui apporte à la CFTE le plus de revenus. 441

L’interprétation de la situation est ainsi différente selon qu’on lit les rapports de la municipalité ou ceux de la CFTE, chacun accusant l’autre de l’insuffisance d’approvisionnement en eau et électricité de la Concession française. Selon la municipalité, c’est la CFTE qui n’est pas parvenue à s’adapter à la croissance démographique de la concession et donc à l’augmentation des abonnements ; aux yeux des responsables de la Compagnie, la faute incombe au consul et aux conseillers municipaux. La direction de la société anglaise d’eau de Tianjin, qui approvisionne aussi la Concession française de cette ville, est également critiquée pour son manque d’initiative et pour sa recherche de profits, au détriment de la qualité des services offerts. 442 A Shanghai, la municipalité française reproche également à la CFTE d’oublier son rôle envers la communauté et d’être dépendante de la société anglaise, ce qui, dans un contexte de défense de la concession face aux menaces d’assimilation du SMC, est mal vécu. Pour les responsables français, la Compagnie française est uniquement motivée par un souci de rentabilité économique au détriment de l’intérêt général ; en fait, une des caractéristiques de la municipalité française, comparée au SMC, est de vouloir contrôler les entreprises de biens publics pour être ainsi la garante du bien-être général et l’arbitre des conflits qui surviennent entre les employés et la direction ou entre la population et celle-ci. Dans ce cas, la municipalité souhaite préserver son image en évitant une détérioration du climat parmi les ouvriers et la population chinoise tandis que le consul agissant au nom du gouvernement français, s’implique dans les affaires relatives à la vie quotidienne de la communauté pour valoriser l’action française à Shanghai.

Notes
435.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°66bis, Rapport du président du CAM sur le conflit entre la municipalité et la CFTE, le 14 octobre 1920.

436.

Op.cit., Rapport du président du CAM au Consul général de France à Shanghai.

437.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°66 bis, Lettre de Laforest, directeur de la Compagnie française des tramways et de l’électricité, au président du CAM, le 27 avril 1920.

438.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°66 bis, Lettre de le Bris, président du CAM, au directeur de la Compagnie française des tramways et de l’électricité, le 18 mai 1920.

439.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°66 bis, Lettre de P.Legendre, secrétaire du conseil au directeur de la Compagnie française de tramways et d’électricité, le 13 janvier 1921.

440.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°66 bis, Lettre du Consul français à Shanghai au MAE, Paris, le 13 janvier 1921.

441.

Article de Jean-claude Manso, La Compagnie française de tramways et d’éclairage électrique de Shanghai, 1906-1953, in Le Paris de l’Orient, Présence français à Shanghai, 1849-1946 , Musée Albert Kahn, mars 2002, pp 139-141.

442.

Delphine Spicq, ‘La politique de l’eau et de l’hydraulique urbaine dans la plaine du Nord de la Chine: le cas de Tianjin, 1900-1949’, p 178.