Protestations de la population chinoise contre la CFTE

En 1930, la CFTE est confrontée à une grève sérieuse menée par les ouvriers chinois du service des tramways 443 ainsi qu’à une crise économique et une hausse des prix qui entraîne la mobilisation des abonnés chinois consommateurs d’eau et d’électricité. Dans les deux cas, Du Yuesheng fait fonction d’intermédiaire. En 1932, suite aux protestations de la population chinoise contre l’augmentation annoncée des tarifs d’eau et d’électricité, la CFTE abandonne son idée mais décide d’apporter des modifications aux règlements relatifs aux abonnements d’eau et d’électricité ; pour limiter les risques de non paiement des factures, elle exige que les abonnés fournissent une garantie, prenant ainsi exemple sur le système déjà établi dans la Concession internationale et dans la partie chinoise, à savoir le paiement de trois mois de consommation pour l’eau et de deux mois pour l’électricité comme garantie. Lorsqu’un abonné ne paie pas sa facture, la compagnie décide, avec l’accord de la commission municipale, de cesser la fourniture en eau ou en électricité dans les cinq jours suivant l’envoi d’un avis recommandé. On distingue entre les abonnements d’eau et ceux d’électricité de sorte que, si une personne n’a pas payé sa facture d’électricité, l’eau ne lui sera pas coupée dans le même temps. 444 Le prix de location des compteurs est également modifié mais, selon la Compagnie et la municipalité française, il s’agit d’un « réajustement et non d’une augmentation. » 445

Du Yuesheng, président de l’Association des contribuables chinois de la Concession française, entame des pourparlers avec la CFTE pour obtenir la diminution des garanties exigées par la Compagnie. 446 Selon les membres de cette association, « les autorités municipales ont oublié la responsabilité de cette compagnie vis-à-vis des résidents, et ont laissé ainsi cette compagnie faire comme elle veut. » 447 Une lettre des résidents de la cité de Hengshan lu précise que pour l’électricité, « autrefois le minimum du tarif de la garantie était de 3,50$, mais maintenant il est porté à 6$ et ce tarif n’est pas applicable aux magasins, pour lesquels une garantie double de base fixée sera exigée. Si, par la suite, pour tout abonné, le montant d’une facture mensuelle vient dépasser le chiffre de la garantie, cette dernière pourra être majorée dans le courant du semestre suivant, ce qui est contraire à la situation précédente où le supplément de garantie était exigible à la fin de chaque année. De cette façon la garantie est sensiblement augmentée. D’autre part il n’est pas raisonnable d’exiger des magasins de payer la garantie doublement plus forte. » Pour le tarif de l’eau, l’association souligne qu’« autrefois aucun dépôt n’était exigé mais actuellement on exige le paiement du tarif de garantie et du tarif d’installation du compteur. En un mot la compagnie a fait tout ce qu’elle a pu pour accabler les abonnés pauvres. » 448

Toutes les remarques avancées par l’Association des contribuables aboutissent aux modifications du règlement des abonnements en eau et électricité qui, après délibérations et amendements apportés par la commission municipale, sont acceptées et enregistrées par cette dernière en mai 1934. Selon l’assemblée générale de la CFTE du 13 juin 1934, les recettes totales de 1933, c’est-à-dire l’année précédant la nouvelle réglementation, ont progressé de 448.284 dollars sur celles de 1932 ; certes, les recettes de la CFTE avaient baissé en février et mars 1932 lors du conflit sino-japonais mais il n’en reste pas moins que les recettes de 1933 ont été de 6.695.461 dollars au lieu de 6.247.177 en 1932. 449 Cette augmentation résulte de l’accroissement de la population sur la Concession française : le nombre des abonnés passe de 38.120 en 1932 à 41.066 en 1933. 450 Les profits de la Compagnie sont donc importants et, comme le précise Jean-Claude Manso, il s’agit d’ » une affaire très productive, bien cotée par la Bourse française, et qui a toujours su réaliser des profits, malgré toutes les difficultés rencontrées. » Les années 30 représentent également, selon cet auteur, son « âge d’or » car « les appuis solides et la sécurité que lui apportent ses trois monopoles ont permis à la compagnie d’assurer dans une relative sérénité ses activités à Shanghai. » 451 Lorsque la Compagnie est confrontée à la mobilisation de la population chinoise qui, en 1932, proteste auprès du Consul français contre les augmentations de tarifs envisagées, la municipalité prend le parti des abonnés : « La répercussion sociale et financière qui peut résulter pour les pouvoirs publics et la municipalité d’une augmentation de tarifs, surtout en temps de crise, exige que la preuve péremptoire de la nécessité d’une augmentation soit fournie. Si le conseil doit veiller à donner tous les moyens aux compagnies concessionnaires pour assurer la bonne marche et le développement de l’affaire, il doit veiller à l’intérêt du consommateur dont il est le seul défenseur légal. Dans le cas où le consommateur n’aurait pas l’impression que ses intérêts ont été défendus, on pourrait craindre qu’il assure lui-même sa défense. » La CFTE ne peut agir librement, comme c’est le cas pour les entreprises de la Concession internationale, gérées selon le libéralisme économique anglo-saxon. La Compagnie française est sous le contrôle de la municipalité, très attentive à son évolution et à sa gestion, car elle souhaite assurer les principes d’un service public. Comme on l’a vu précédemment, la municipalité presse la CFTE pour qu’elle finance des travaux et développe ses infrastructures afin de faire face à la rapide croissance de la Concession française.

Dans les années 30, la municipalité française craint le mécontentement et l’agitation sociale : elle connaît la force de mobilisation de la population chinoise et ne souhaite pas agir, dans le contexte de crise économique que traverse Shanghai, sans être sûre de pouvoir justifier ses décisions. La municipalité souhaite, en même temps, défendre les intérêts de la CFTE et accepte, en 1934, que cette dernière impose des garanties pour se protéger contre le non-paiement des factures. Dans ce cas, comme dans le cas des grèves des ouvriers du service des tramways, Du Yuesheng est le médiateur entre la municipalité et la population chinoise et présente ses revendications. A la suite de l’enlèvement par la Bande verte en août 1929, de Wei Tingrong, directeur de la Banque franco-chinoise de crédit et conseiller de la municipalité française, le Consul général Koechlin et le capitaine Fiori sont accusés par les services consulaires américains et anglais de protéger Du Yuesheng. Pour faire bonne figure, ils exigent alors que le gangster libère son otage sous peine de nuire à ses activités dans la concession. Du Yuesheng tout en se conformant à leur demande, rappelle sa puissance aux responsables français en déclenchant une grève aux tramways qui, commencée le 18 juin, dure pendant 57 jours. Cette action est d’autant plus facile que le chef de la Bande verte possède des relations tant au sein de la police française que parmi le personnel et les syndicalistes de la CFTE et que, pour éviter de passer par l’intermédiaire du Bureau d’Action Sociale, les autorités françaises préfèrent s’en remettre à Du Yuesheng pour mettre fin au conflit. 452 Même si le gouvernement français a, depuis 1932, mis un terme aux activités illicite de la Bande verte sur la concession, Du Yuesheng garde toujours son aura aux yeux de la population chinoise en apparaissant comme le défenseur de leurs droits auprès de la municipalité. Celle-ci doit donc prendre en compte son influence au sein de la concession.

Notes
443.

Alain Roux, Grèves et Politique à Shanghai, les désillusions (1927-1932 ), Editions EHESS, Paris, 1995, pp 219-250.

444.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°115, Extrait de la décision de la commission municipale du 7 mai 1934 relative aux modifications de règlements des abonnements en eau et électricité.

445.

Ibid.

446.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°115, Nouvelles du China Times, le 23 octobre 1934.

447.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°115, Lettre de l’association des contribuables chinois de la CF au CAM, le 7 juillet 1934.

448.

Op.cit., Lettre des locataires de la cité Hengshan Lu, juillet 1934.

449.

Op.cit., Assemblée générale ordinaire du 13 juin 1934 de la Compagnie française de tramways et d’électricité.

450.

Op.cit.

451.

Article de Jean-Clause Manso, La Compagnie française de tramways et d’éclairage électriques de Shanghai, 1906-1953, in Le Paris de l’Orient, Présence français à Shanghai, 1849-1946 , Musée Albert Kahn, mars 2002, pp 141-142.

452.

Alain Roux, Grèves et politique à Shanghai, Les disillusions (1927-1932 ), Paris, Editions de l’EHESS, 1995, pp 234-235.