2.1.3. La surveillance alimentaire et la construction d'abattoirs publics municipaux

La qualité de l’alimentation n'a vraiment concerné les autorités publiques qu'après les mises en garde des médecins et des inspecteurs des marchés ou de la salubrité publique des municipalités étrangères. En 1868, le SMC créé un poste d'inspecteur des marchés, occupé en premier par Keele, 453 à qui est donné le pouvoir de détruire les viandes avariées, ce qui provoque la colère des bouchers ; ils se plaignent auprès de la Cour mixte du pouvoir de l’inspecteur qui peut arbitrairement confisquer les marchandises. En parallèle, une inspection des abattoirs est mise en œuvre ; la Concession internationale en compte onze, « sales et sans écoulement d'eau », selon le rapport, 454 où la viande est entreposée à l'air libre pendant plusieurs jours. En vérité, face aux mauvaises conditions d’hygiène dans l'abattage des viandes et la vente fréquente, sur les marchés, d'animaux malades, les médecins étrangers en sont à se demander comment il n’y a pas eu un nombre plus considérable de décès.

En 1874, le SMC tente, sans succès, d’obtenir du Daotai qu’il organise la construction d’un abattoir public et en 1878, le docteur Galle sollicite une coopération entre les deux administrations pour mener à bien ce projet. En 1880, le docteur Jamieson, médecin responsable de l’hygiène publique pour le SMC, fait remarquer qu'il est difficile de contrôler l'approvisionnement en lait et en viande sur la Concession internationale. Sur la Concession française, l'inspecteur des marchés apprend en 1883 qu'un marché situé impasse Weikwé (actuellement Huiguanjie), près de la ville chinoise, vend des bovins atteints de la peste et il obtient la fermeture du marché. A la suite de cet événement, le Conseil d'administration français sollicite le SMC afin de construire un abattoir au sein des concessions pour contrôler la provenance des animaux et leur état de santé, 455 demande appuyée en 1888 par Jamieson après sa visite d’abattoirs privés dont l'état sanitaire provoque son inquiétude. 456 La même année, le docteur Pichon évoque au Conseil français, le besoin de contrôler les animaux: « Je reviens sur cette question si importante au point de vue de l'alimentation générale » 457 et présente pour appuyer sa demande un article du North China Daily News du 26 octobre 1888 qui appelle l'attention des lecteurs sur la présence d'un grand nombre de vaches malades vendues à des bouchers ; l'affaire a été mise à jour par l'inspecteur des marchés du SMC qui a ordonné leur mise à mort. 458 Grâce aux démarches de ces deux médecins, des abattoirs, financés par les deux municipalités, voient finalement le jour en 1893. Est alors promulguée sur les deux concessions la fermeture des boucheries ne possédant pas de licence. Quatre ans plus tard, le SMC interdit la vente des produits laitiers non contrôlés. En 1898, le Conseil d’administration municipal prend exemple sur le SMC, en appliquant à partir du 1er janvier 1899, un contrôle sur les produits laitiers : en raison des maladies occasionnées par le coupage du lait avec une eau non potable, les laiteries doivent utiliser l'eau filtrée de la ‘Shanghai Waterworks Company’ sous peine de sanction.

En 1898, les bouchers chinois de la Concession française sollicitent de la municipalité qu’elle finance la construction d’un abattoir en territoire français, prétextant la grande perte de temps lorsqu’ils doivent aller dans la Concession internationale à Hongkou où se situe l’abattoir des deux municipalités étrangères ; 459 ils obtiennent satisfaction le 26 février 1903 date à laquelle sont inaugurés les abattoirs de la municipalité française à Passiéjo (actuellement Taoyuan lu). Le SMC, par mesure de précaution, détermine une période de trois mois d'essai pour recevoir sur la Concession internationale des viandes provenant des abattoirs français et portant la marque de cet établissement, décision mal perçue par le Conseil municipal français qui la considère comme une méfiance désobligeante. En parallèle, afin de contrôler la vente de la viande sur la Concession française, le Conseil établit un nouveau règlement pour les boucheries qui les oblige à se munir d'une licence annuelle gratuite ; une copie du règlement municipal leur est distribuée, auquel les bouchers doivent se conformer.

A ses débuts, l'abattoir de la municipalité française emploie les services des deux vétérinaires qui travaillent aux abattoirs de la Concession internationale, Keylock et Pratt ; ces deux vétérinaires ne peuvent donc se rendre à l'abattoir français que deux fois par jour, ce qui freine le travail des bouchers qui doivent attendre que les viandes soient contrôlées et estampillées. Aussi, en juin 1903, le Conseil décide-t-il d'engager en France un vétérinaire, qui prend ses fonctions après avoir suivi un stage de deux mois à l'Institut Pasteur, dans un laboratoire de microbiologie et dans le service vétérinaire de la Ville de Paris.

En août 1905, le Conseil décide de créer un service spécialisé dans le contrôle alimentaire : le service Sanitaire-Vétérinaire, dirigé par le vétérinaire municipal avec sous ses ordres un inspecteur et le personnel chinois des abattoirs. En 1906, des travaux sont effectués pour améliorer l’état sanitaire des abattoirs, dont l’installation de bouches d’eau dans toutes les pièces pour assurer la propreté des lieux. Le service Sanitaire-Vétérinaire est chargé du contrôle des animaux domestiques, de l'inspection des viandes ainsi que de toute denrée destinée à la consommation publique, de l'inspection des marchés, de la surveillance des établissements classés. 460 Un laboratoire de petite taille est installé aux abattoirs, qui permet de contrôler la qualité de l’eau, du lait et de l’alimentation mais le vétérinaire étant le seul à effectuer ces analyses, la capacité de surveillance du service est limitée. Auparavant le Conseil s'adressait au laboratoire bactériologique du SMC créé en 1895 et placé sous la direction du Commissaire de la santé publique, le docteur Arthur Stanley ; la municipalité française reste dépendante de ce laboratoire pour les analyses médicales. La réorganisation du service sanitaire entraîne en outre le rattachement de l'inspecteur des marchés, auparavant employé à la Garde municipale, au nouveau service ; il a le pouvoir d'agir à tout moment et en tous lieux sur la concession dans les secteurs où sont vendues des denrées alimentaires.

Pour les marchés, le vétérinaire français G. Patrigeon précise au Conseil que les denrées vendues sur les marchés sont de bonne qualité et abondantes ; il remarque toutefois que les légumes ne correspondent pas aux habitudes alimentaires des Européens. Aussi, nombreux sont ceux qui se rendent aux marchés de la Concession internationale mieux approvisionnés, plus particulièrement celui de Hongkou, où les prix sont souvent plus bas. 461 Un autre problème, plus grave, se pose avec les marchands ambulants qui vendent dans les rues de la concession des produits de mauvaise qualité ; ils concurrencent les nombreux marchands officiels qui paient leur licence ; arguant d’un danger pour la santé publique et également pour les finances municipales le vétérinaire G. Patrigeon, en charge du service sanitaire, sollicite l’aide de la municipalité pour faire appliquer les règlements municipaux. Selon le rapport du conseil municipal, le contrôle est renforcé pour limiter le travail de ces marchands et les contraindre à payer une licence. 462

En 1906, le CAM décide de réglementer les marchés ; la procédure à suivre devient plus stricte : aux marchés de l'Est et du Weikwei, situés près de la ville chinoise, les marchands doivent désormais se munir d'une carte portant un numéro correspondant à leur emplacement ; la taxe mensuelle est de 1,25 taëls tandis qu’au marché de la Place Meugniot, qui comprend 209 places numérotées, la taxe mensuelle est de 0,75 taëls. Les marchands doivent se conformer au règlement municipal d'hygiène établi par le Conseil afin de garantir la propreté du marché ; en cas de refus, les personnes concernées sont convoquées au tribunal. Si le service sanitaire trouve des denrées de mauvaise qualité ou avariées, elles sont saisies et détruites. Les marchands chinois doivent s'adapter à ce nouveau règlement et changer leurs habitudes.

Un règlement municipal est également édicté en 1906 pour les boucheries et les abattoirs. Sur la Concession française, toute bête destinée à la consommation doit être abattue au sein des abattoirs municipaux, ouverts aux bouchers et charcutiers de 8 heures à 18 heures pendant l'hiver, et de 6 heures à 21 heures pendant l'été. Le règlement sur les abattoirs met en avant la responsabilité des bouchers et charcutiers quant au choix des personnes chargées de tuer leurs animaux, c’est-à-dire que tout acte de cruauté est puni. Tous les animaux, avant leur mise à mort, ainsi que les viandes, sont examinés par le vétérinaire ou, à défaut, par l'inspecteur de l'abattoir. Sur la Concession française, toute viande qui n’a pas reçu la marque des abattoirs municipaux français, sauf accord d'entente avec la Concession internationale, ne peut être transportée ni vendue ; les viandes transportées dans les rues de la concession doivent être recouvertes d'un linge propre, et les conducteurs des véhicules ne peuvent s'asseoir sur les viandes qu'ils transportent ; les bouchers ou charcutiers de la Concession française doivent uniquement accepter de la viande sortie des abattoirs municipaux. Le vétérinaire et les agents de la police assurent la surveillance et le contrôle de la vente des viandes dans toutes les boucheries ou charcuteries ; des pénalités sont prévues pour chaque infraction, les amendes allant de 1 à 200 taëls. Outre les peines prévues, la licence peut être retirée aux commerçants et industriels qui ne se soumettent pas aux règlements.

Une réglementation particulière s'adresse aux bouchers musulmans qui ont mauvaise réputation auprès des services d'hygiène des concessions ; un rapport de 1890 du service sanitaire de la Concession internationale relève que les boucheries musulmanes sont « sales au-delà de toute description ». 463 A partir de 1905, tout boucher musulman doit se munir auprès de la municipalité française d'une licence spéciale délivrée après contrôle sur un rapport favorable du chef de la Garde ou de l'inspecteur chargé des boucheries ; le coût de cette licence est de trois taëls par mois pour chaque magasin ouvert. Les bouchers musulmans sont autorisés à abattre dans leur propre abattoir le bétail exclusivement destiné à l'alimentation des musulmans habitant la Concession française. Les agents de la municipalité française chargés de l'inspection du bétail, des abattoirs, et des boucheries, ainsi que tous les agents de la police municipale, ont le droit de surveiller à tout moment les abattoirs des bouchers musulmans et les magasins leur appartenant, pour s'assurer de la bonne qualité des viandes et de la propreté des abattoirs et des magasins dans lesquels ces viandes sont mises en vente. Dans le cas d'infraction au règlement municipal une amende est infligée, variant de un à deux cents taëls selon la gravité des faits.

Les carcasses d'animaux peuvent être transportées dans les limites de la Concession après obtention d'une autorisation du Service sanitaire qui établit un certificat de non contamination ; dans le cas où un animal serait atteint d'une maladie contagieuse, le Service sanitaire doit être immédiatement prévenu. Si le propriétaire refuse de suivre le règlement ou de se conformer aux décisions du vétérinaire après examen de l'animal, il est poursuivi en justice. Pour le passage des animaux entre les deux concessions, les personnes doivent être munies d'un laissez-passer délivré par le service sanitaire. Il est, par ailleurs, interdit de vendre des animaux morts de maladie. 464

A la suite du décès du vétérinaire G. Patrigeon en février 1910, la municipalité s’en remet à nouveau aux vétérinaires du SMC, la firme Keylock & Pratt avant de réorganiser le service en octobre 1910 : le brigadier Loisel est détaché du service de police et nommé inspecteur des abattoirs aux appointements mensuels de 110 taëls ; Tillot est désigné comme responsable administratif du service et porte le titre d’inspecteur en chef avec le salaire de 200 taëls par mois une indemnité de logement de 40 taëls. C’est à cette époque aussi que le Service sanitaire est détaché du service des abattoirs ; il fonctionne de manière autonome, jusqu’en 1930. Le Conseil, devant l’inquiétude générale provoquée par des cas de peste bubonique, décide de créer un service spécialisé dans l’hygiène publique, pour ne plus regrouper les différents domaines, comme le service des abattoirs et l’hygiène ou le service médical et l’hygiène. La guerre va remettre en question cette décision et entraîner la gestion de l’hygiène publique par le médecin municipal.

La réorganisation du service sanitaire, en 1930, touche également les abattoirs qui, à partir de cette date, sont de nouveau rattachés aux services d'hygiène et sont sous la direction et la surveillance d’un inspecteur français, nommé inspecteur des abattoirs. 465 Les viandes sont contrôlées par un vétérinaire de la firme Keylock & Pratt qui délivre les estampilles après examen ; 466 de ce fait, le fonctionnement des abattoirs n'a pas changé. Le SMC décide, de son côté, de ne plus travailler avec la firme et crée en 1928 un poste de vétérinaire municipal occupé par un vétérinaire danois. 467

Dans les années 30 et 40, la municipalité rencontre toutefois des problèmes avec le personnel chinois des abattoirs municipaux où de nombreux problèmes surviennent ; des conflits entre les différentes guildes apparaissent ; en effet, chaque corporation, tueurs de bœufs, de porcs, de moutons, appartient à une guilde particulière gérée par des associations régionales différentes ; quand des conflits d’intérêt surviennent, les liens du groupe l’emportent. La municipalité parvient à régler leurs différends par l’intermédiaire de l’inspecteur français des abattoirs secondé par des interprètes chinois. Les conflits entre les différentes guildes ressurgissent cependant régulièrement car elles veulent détenir le pouvoir au sein des abattoirs. 468 Le surveillant en chef peut, par exemple, favoriser et protéger les membres de sa guilde au détriment des autres. Aussi, la nomination à ce poste représente un enjeu important pour les guildes. Face aux tensions qui règnent dans les abattoirs, la municipalité décide d’employer des surveillants russes pour contrôler le travail des ‘tueurs de viande’ chinois. Dans la nuit du 2 janvier 1938, un surveillant russe, confronté à la brutalité de certains employés chinois à son égard et à l’égard de ses collègues russes, a tiré un coup de feu en l’air. Ces derniers parlent, de leur côté, de la violence des surveillants russes à leur encontre. 469

La municipalité doit en outre faire face au commerce illicite d’animaux morts et malades et à des vols organisés par le surveillant en chef chinois des abattoirs : des porcs malades ou blessés en cours de transport sont amenés la nuit, du parc de la route du Père Froc aux abattoirs municipaux, où ils sont abattus ; la viande est estampillée sans avoir été examinée par les vétérinaires et livrée tôt le matin aux bouchers et charcutiers de la concession ; les employés des abattoirs reçoivent deux dollars par animal et trente centimes pour les frais d’estampillage. Des porcs malades ou blessés sont également achetés sur les quais lors de leur débarquement, pour ce même commerce illicite. 470 La municipalité décide de renvoyer le surveillant en chef mais les tueurs de porcs se réunissent en association pour protester contre cette décision et nommer un nouveau surveillant ; la mainmise de la guilde des tueurs de porcs sur le choix du surveillant en chef permet le maintien du commerce illicite et 471 la municipalité ne parvient pas à établir son autorité au sein des abattoirs, empêchée d’imposer ses directives par la force d’organisation des guildes chinoises, qui dépassent leurs dissensions internes pour faire face à la municipalité française. La présence des surveillants russes cause, en outre, davantage de tensions qu’elle ne permet de rétablir l’ordre ; la municipalité craint que les guildes de tueurs de viandes, promptes à la bagarre, ne se mettent en grève ou causent de graves incidents. Aussi, tout en cherchant à limiter le trafic de viande et la puissance du surveillant en chef chinois et des guildes, elle voit son pouvoir amoindri.

Notes
453.

S. Couling, The History of Shanghai , Vol II, SMC, Shanghai, Kelly & Walsh limited, 1923, p 298.

454.

S. Couling, The History of Shanghai , p 299.

455.

AMS, U38 1 2749, Rapport du 17 septembre 1883.

456.

Macpherson L. Kerrie, A Wilderness of Marshes: The Origins of Public Health in Shanghai, 1843-1893 , Oxford University Press, 1987, p 130.

457.

AMS, U38 1 2753, Rapport du docteur Pichon pour l'année 1888.

458.

AMS, U38 1 2753, Rapport du docteur Pichon pour l'année 1888.

459.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°33, Lettres de la corporation des bouchers de la Concession française au Consul et au CAM, le 7 janvier 1898 et le 15 mars 1898.

460.

AMS, U38 1 494-2, Séance du CAM, Résolution du 28 novembre 1910.

461.

ADN, PER 373, CAM, Rapport de G.Patrigeon, chef du service sanitaire-vétérinaire, 1906.

462.

ADN, PER 373, CAM, Rapport de G.Patrigeon, chef du service sanitaire-vétérinaire, 1907 et 1910.

463.

S. Couling, The History of Shanghai , Tome II, SMC, Shanghai, Kelly & Walsh Limited, 1928, p306.

464.

AMS, U38 1 2773, Séance du CAM, 1905.

465.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°113, Rapport du docteur Rabaute, directeur des services d’hygiène et d’assistance publique, le 19 janvier 1932.

466.

AD.N., Fonds Shanghai, Série A Noire, n°36, Lettre du directeur général des services municipaux au Consul général de France à Shanghai, le 3 juillet 1939.

467.

Op.cit.

468.

AMS, U38 5 1494-4, Dossier de la municipalité sur les abattoirs, de 1937 à 1939.

469.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°113, Rapport de police, le 4 janvier 1938.

470.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°113, Rapport de police sur le trafic illicite lié à l’abattage des animaux aux abattoirs municipaux, le 15 décembre 1938.

471.

AMS, U38 5 1486-1, Rapport de l’inspecteur des abattoirs au directeur administratif, le 14 décembre 1938.