2.1.4. L’évacuation des déchets dans la Concession française

La municipalité française doit s’occuper d’autres questions urbaines comme l’enlèvement des ordures ménagères et des excréments. Pour le ramassage des ordures ménagères, le docteur Ricou, responsable du service sanitaire en 1911, demande à la municipalité l’installation de récipients hermétiques dans lesquels les déchets ménagers doivent être placés par les habitants jusqu’au passage des tombereaux. Il s’agit d’éviter une forte concentration de rats, de mouches ou de chiens autour des dépôts de déchets. 472

En juin 1914, le CAM, sur les propositions du docteur Fresson, décide l’adoption de véhicules fermés pour l’enlèvement des vidanges, à l’exemple de ceux utilisés par le service des travaux publics. Seuls quelques véhicules sont remplacés et motorisés et des heures précises pour procéder au transport des vidanges sont imposées à l’entrepreneur chinois, de 2 à 10 heures du matin du 1er avril au 1er novembre et de 2 à 11 heures du 1er novembre au 1er avril ; à partir de 1937, ce temps est réduit, de 23 heures à 8 heures du matin durant l’été, et de 23 heures à 9 heures l’hiver. 473 En 1914, les lilong et les différents quartiers de la concession sont munis de réduits en ciment pour le dépôt des ordures ménagères et avec la modernisation des services sanitaires à partir de 1930, de nouveaux récipients à ordures y sont installés ; le coût en est toutefois à la charge des propriétaires ; les ‘boîtes à ordures’, ainsi nommées par le Service sanitaire, ne sont cependant pas bien entretenues, selon le chef inspecteur, car elles ne sont en général jamais nettoyées ni désinfectées ; ce sont les coolies balayeurs employés par la municipalité qui sont chargés de ce travail et sont souvent sanctionnés pour cette négligence. 474

Les excréments humains sont évacués à l’aube des fosses d’aisance des maisons par des coolies chinois ; les heures de travail et l’itinéraire à suivre sont établis par la municipalité et doivent être respectés sous peine d’amendes ; les coolies transportent les déjections humaines dans des tonneaux placés sur des charrettes tirées à bras (appelés « mo-dong ») et les vendent à des bateliers qui s’occupent de leur transfert vers les campagnes avoisinantes où les paysans s’en servent comme engrais pour leurs cultures. Des coolies sont également spécialisés dans l’enlèvement des déchets ménagers : les habitants sont astreints par les règlements municipaux à placer, dans des emplacements construits à cet effet, leurs ordures qui sont ensuite ramassées par le service des éboueurs. Si une personne est prise en flagrant délit d’infraction en jetant par exemple ses déchets dans la rue ou dans des terrains vagues, la police a le droit de verbaliser. Ces règlements existent depuis la création du Conseil municipal français en 1862 et ont été assimilés par les résidents de la concession .

Certains étrangers se plaignent toutefois auprès de la municipalité du manque de propreté : l’avocat D’Auxion de Ruffé reproche à la municipalité le laissez-aller au niveau sanitaire ; » à moins, Monsieur le Consul Général, que vous ne fassiez allusion au désordre qui caractérise les voies publiques et l’absence de tout contrôle effectif à ce point de vue, ce dont, en effet, avec l’ensemble de tous les résidents, je me suis plaint. » 475 Lors de la modernisation des services sanitaires en 1930, le nombre des contraventions au règlement augmente. Les inspecteurs sanitaires effectuent, plus particulièrement, un contrôle journalier dans les lilong à partir de 1940, période où les conditions de vie se dégradent à Shanghai ; l’inspecteur en chef note dans son rapport de 1940 que « nos surveillants sanitaires constatent journellement de nombreuses infractions ; tout habitant surpris à jeter des ordures dans les allées, à déposer des modens dehors après le passage du vidangeur etc. est mis à l’amende après un avertissement donné. » 476 La forte densité de population dans la Concession française amène les services d’hygiène à surveiller le fonctionnement des services des éboueurs et des vidangeurs pour réduire les risques d’épidémies. En 1940, la concession compte environ 30.000 maisons chinoises, 4.000 maisons européennes dont 75 résidences à appartements, et 1.400 lilong. 477

Les services des éboueurs et des vidangeurs sont pris en charge par un entrepreneur chinois qui verse, pour l’obtention du contrat, une redevance annuelle à la municipalité ; 478 l’entrepreneur emploie de son côté des coolies chinois pour effectuer le travail. Le personnel des services d’hygiène évoque souvent les bénéfices importants réalisés par l’entrepreneur chinois à travers la vente des déchets ménagers et des excréments humains. Les coolies chinois gagnent, pour leur part, un salaire de misère ; ils sont confrontés à un travail difficile qui doit s’effectuer rapidement avec un matériel non mécanisé ; de plus, le renforcement des services d’hygiène par la municipalité française dans les années 30 entraîne un contrôle accru de la police sur les coolies, qui se traduit par une augmentation du nombre d’amendes ; au lieu d’améliorer leurs conditions de travail, l’entrepreneur se décharge sur eux de la responsabilité des amendes en effectuant des retenues sur leur salaire. La municipalité n’est pas satisfaite du fonctionnement de ces deux services et verbalise pour améliorer la qualité de leur travail. Le docteur Rabaute, à son arrivée en 1930, préconise le rattachement de ces services à la municipalité pour appliquer les principes de gestion française et les règles d’hygiène mais la municipalité ne prend pas en compte ses conseils et s’en tient à une attitude coercitive par le biais d’amendes infligées quotidiennement par les services sanitaires et la police. Cette action, si elle assure des revenus à la municipalité, maintient un service de vidange déficient et dangereux pour la santé publique. A la lecture des documents relatifs à la grève des coolies éboueurs et vidangeurs, en 1940, on a l’impression que le temps s’est arrêté et que le fonctionnement de ces services est resté le même entre 1914 et 1940 : si le service s’est agrandi, son fonctionnement reste similaire. Le docteur Rabaute, en charge du développement du service d’hygiène publique, réclame encore en 1936 sa modernisation ; ses propos sont critiques à l’égard du système en vigueur : » Pourrons-nous avoir un jour le moyen de résoudre la question de l’évacuation des vidanges ? Grâce à un matériel automatique et automobile ? Procédé qui ne serait pas la perfection mais supprimerait presque totalement le système actuel qui crucifie le Service d’hygiène et semble en proclamer la négation. » 479  La différence la plus importante réside dans la mobilisation des coolies contre leur employeur chinois et la création d’un syndicat pour défendre leurs droits. La municipalité réalise à nouveau, comme à la fin du XIXème siècle, les avantages liés à l’organisation d’un service municipal avec des coolies assimilés à des employés municipaux. Là encore le projet n’est qu’une idée lancée dans le vide, le système en vigueur est maintenu par manque de motivation.

Selon les rapports de la police française, le syndicat des coolies vidangeurs et éboueurs est appuyé par la municipalité chinoise collaborant avec les Japonais. 480 Durant l’inauguration du syndicat, qui s’est déroulée le 2 août 1940, quatre-vingt des quatre cent quatre-vingt coolies étaient présents selon la police ; ils souhaitent obtenir de la municipalité française la baisse du nombre des amendes et de leur montant lorsqu’ils ne respectent pas les horaires et les itinéraires indiqués par la municipalité pour le ramassage des déchets et des excréments. Au mois de juillet 1940, le total des amendes payées s’élève à 800 dollars, pour 496 infractions enregistrées par le service sanitaire ; la police, elle-même, reçoit 318 dollars pour 142 amendes délivrées aux coolies ; ces sommes sont payées par l’entrepreneur chinois qui, ensuite, effectue des retenues sur les salaires de ses employés, 481 dont le salaire le plus élevé est de 12 dollars par mois, ce qui permet à peine de vivre. L’entrepreneur, lui, s’enrichit par le commerce lucratif des vidanges.

Le syndicat fait appel à la municipalité pour obtenir son aide face à l’exploitation abusive de l’employeur à l’égard des coolies. Ces derniers menacent de faire grève si l’entrepreneur continue à imposer des retenues de salaires pour diverses raisons, la dernière étant la constitution du syndicat. 482 La grève commence effectivement le 9 septembre 1940 : les grévistes occupent le dépôt de la rue Brenier de Montmorand (actuellement Madang lu), où se trouvent les voitures de fonction. Suivant le rapport du service sanitaire, deux employés sont blessés et quelques voitures endommagées. 483 Selon l’inspecteur en chef du Service sanitaire, c’est l’entrepreneur qui est responsable de cette grève : « Son rôle se borne à encaisser les recettes provenant de la vente des vidanges, et à contrôler les bons qui doivent correspondre au nombre des chargements de vidanges évacuées » ; 484 il ne respecte pas ses employés et pense avant tout aux bénéfices à réaliser ; ainsi, les frais de réparation des véhicules sont à la charge des coolies, la responsabilité des amendes leur est imputée par le biais des retenues effectuées tous les mois. Le salaire des coolies est calculé selon le nombre de chargements effectués : ils perçoivent 10 centimes sur chaque chargement apporté à l’embarcadère ; la moyenne quotidienne est de 4 voitures ; les employés titulaires, les plus anciens, ont droit à un salaire fixe de 12 dollars par mois et peuvent augmenter ce salaire en effectuant davantage de trajets. Les auxiliaires sont uniquement payés en fonction du nombre de voyages réalisés. Les chefs d’équipes reçoivent aussi l’argent versé par les résidents et les établissements (magasins, ateliers, entreprises, etc.) pour le ramassage de leurs ordures. L’administration est opposée à cette pratique mais n’a engagé aucune démarche pour l’interdire. La grève s’achève le 12 septembre, lorsque l’entrepreneur accepte de se conformer aux revendications des coolies. Selon l’inspecteur en chef du service d’hygiène, il a négocié en sa faveur la fin de la grève : au lieu de l’imperméable demandé par les coolies, il leur octroie un chapeau de paille ; les employés malades peuvent en outre se présenter au Dispensaire municipal, mais seulement après avoir obtenu son autorisation personnelle. Seuls les coolies titulaires (un quart du personnel) obtiennent une augmentation de salaire de 4,50 dollars par mois. 485

Une grève éclate à nouveau en décembre 1940 en raison de l’augmentation des amendes pour la non-observation de l’itinéraire imposé par la municipalité. 486 Le syndicat général, qui défend les droits des coolies, est situé dans la partie chinoise. Il fait parvenir à la municipalité française une liste de dix demandes afin d’améliorer les conditions de travail des coolies vidangeurs ; 487 le syndicat réclame, entre autres, la titularisation des vidangeurs temporaires, la baisse du nombre des amendes, la prise en charge partielle des frais médicaux par l’entrepreneur pour ses employés et, pour les enfants des vidangeurs, la création d’une école dont le coût sera pour moitié assumé par l’entrepreneur ; le syndicat sollicite également que les frais de réparation des voitures soient payés par l’entrepreneur. Le docteur Palud, directeur du service d’hygiène et d’assistance publique, n’apprécie pas ces réclamations : les itinéraires établis par la municipalité ne sont pas respectés ce qui retarde le travail quotidien : » Pour la seule journée du 3 décembre, 70 infractions ont été relevées, dont 21 pour présence des voitures dans les rues après 10 heures, et 11 pour constatation de voitures malpropres et de matières s’écoulant sur la voie publique. » 488 Le docteur Palud préconise la modernisation du matériel et, en particulier, celle des véhicules : en effet, les coolies effectuent encore le transport des excréments dans des charrettes tirées à bras. Il souhaite également que les coolies vidangeurs soient employés par la municipalité, pour une plus grande efficacité du service et pour les amener à respecter les règlements municipaux.

En mars 1941, les coolies menacent à nouveau de se mettre en grève pour obtenir un salaire plus élevé, la hausse du coût de la vie ne leur permettant pas de subsister. 489

Selon le docteur Mankiewicz, le contrôle de la police sur les services des éboueurs et des vidangeurs cesse après la rétrocession des concessions. Cette situation entraîne la disparition des règlements établis par les municipalités étrangères qui avaient pour objectif de préserver la propreté et l’hygiène publique. Le docteur relève également, comme les inspecteurs des services d’hygiène, l’aspect lucratif de ce commerce et, comme le docteur Palud, l’emploi d’un matériel ‘archaïque’ dangereux pour la santé publique: » On apprit que même les fosses d’aisance du pavillon des maladies infectieuses se vendaient par l’intermédiaire des employés de l’hôpital. Le propriétaire des réservoirs qui servaient au transport et qui les louaient aux fermiers était connu comme l’homme le plus riche de Changhai. Nous voyions passer jour et nuit la ‘petite artillerie’ comme nous appelions les réservoirs et bidons qui laissaient filer du liquide puant…et des bactéries. » 490

Même si on invoque des principes d’hygiène publique pour imposer toutes les mesures prises par la municipalité dans ce domaine, il existe une forte discrimination établie sur la nationalité de la personne et son niveau social : les logements des résidents étrangers bénéficient du confort sanitaire, de l’électricité et du gaz tandis que les lilong, où résident la majorité de la population chinoise de la concession, ne voient intervenir le service sanitaire dans les années 30 et 40 que pour limiter les risques d’épidémie dus à la surpopulation des logements et à la mauvaise qualité des fosses septiques. Si la municipalité prend des mesures en faveur de la population chinoise, c’est qu’elle craint sa mobilisation et la grève des employés ou des guildes chinoises, et qu’elle souhaite préserver la santé de la communauté étrangère.

Malgré les réformes des années 30, les services de vidange et les abattoirs municipaux posent de nombreux problèmes à la municipalité : leur modernisation s’impose mais la municipalité n’y consacre pas les fonds nécessaires. Dans le cas des abattoirs, elle est surtout dépassée par la complexité des problèmes : commerce illicite d’animaux, conflits internes entre les différentes guildes, luttes de pouvoir à l’intérieur d’une même guilde, avec répercussions sur le travail au sein des abattoirs, rapports tendus et même violents entre les travailleurs chinois, et entre ces derniers et les surveillants russes. Cette situation limite le contrôle de la municipalité dans ce secteur.

La municipalité est en outre confrontée à la nécessité de travailler avec les vidangeurs chinois. Les financements nécessaires à l’installation d’un système d’évacuation moderne sont trop lourds pour l’étendre à l’ensemble de la concession. De plus, à l’instar des guildes des transporteurs d’eau ou des tireurs de pousse-pousse celles des vidangeurs et éboueurs se mobilisent pour conserver leur travail, face à la modernisation de la ville qui diminuerait leurs effectifs ou pour faire face aux mesures sanitaires imposées par les municipalités étrangères. En 1897, les tireurs de pousse-pousse protestent dans les concessions contre les règlements sanitaires et l’obtention d’une licence pour leur véhicule. De ce fait, les habitudes indigènes et les nouvelles technologies occidentales continuent de coexister. La présence des étrangers a transformé le mode de vie des habitants qui peuvent, par exemple, s’approvisionner en eau potable à des bornes fontaines mais seuls les immeubles récents possèdent des chasses d’eau ; les habitants des lilong sont encore tributaires des vidangeurs qui récupèrent à l’aube leurs ‘pots de chambre’.

La municipalité japonaise de Tianjin, qui mène une politique sanitaire coercitive par le biais de l’armée japonaise, entre également en conflit avec les vidangeurs chinois mais ses tentatives pour écarter la guilde des vidangeurs entraînent l’arrêt du travail qui s’avère dangereux pour la santé publique ; la force d’action des guildes chinoises garantit la présence des vidangeurs dans les rues de Tianjin. Pour résoudre ce problème, les autorités japonaises créent, dans les années 20, une section sanitaire afin d’établir un contrat de monopole avec certains groupes de vidangeurs qui, en contrepartie, acceptent de travailler sous la supervision des inspecteurs sanitaires japonais.

Les cas de Tianjin et Shanghai montrent que s’il est difficile pour les municipalités de changer radicalement les infrastructures de la ville, des compromis peuvent être établis entre le système traditionnel et les pratiques hygiéniques modernes. Cependant, la municipalité française n’alloue pas de fonds pour assurer de meilleures conditions de travail aux vidangeurs et n’intervient pas pour atténuer les abus du patron à leur égard, ce qui permettrait de mieux faire respecter les règles d’hygiène. Les mesures préconisées par le docteur Rabaute pour améliorer le système sont ignorées de sa hiérarchie.

Notes
472.

ADN, PER 373, Séance du CAM, Rapport du service sanitaire de 1911.

473.

AMS, U38 5 1494, Procès verbal des négociations du service d’enlèvement des vidanges, le 21 septembre 1940.

474.

AMS, U38 5 1276-1, Rapport du chef inspecteur des services d’hygiène sur les cités chinoises (lilong) pour l’année 1940.

475.

A.D. N., Fonds Shanghai, Série A Noire, n°110, Lettre d’Auxion de Ruffé au Consul general de France, le 15 juillet 1935.

476.

AMS, U38 5 1276-1, Rapport de l’inspecteur en chef des services sanitaires sur les ‘cités chinoises’ pour l’année 1940.

477.

Op.cit.

478.

ADN, Fonds Shanghai, Série B Rose, n°32, Conseil du 6 février 1891.

479.

AMS, U38 1 502, Rapports du docteur Rabaute sur les services d’hygiène et d’assistance publique, le 5 octobre 1936.

480.

AMS, U38 5 1494, Services de Police, Rapport sur la formation d’un syndicat des coolies éboueurs de la Concession française, le 9 août 1940.

481.

Op.cit.

482.

AMS, U38 5 1494, Lettre du président du syndicat général de Shanghai à la municipalité française, le 8 septembre 1940.

483.

AMS, U38 5 1494, Compte-rendu sur le service des vidanges par l’inspecteur en chef du service sanitaire, le 11 septembre 1940.

484.

AMS, U38 5 1494, Compte-rendu sur le service des vidanges par l’inspecteur en chef du service sanitaire, le 11 septembre 1940.

485.

AMS, U38 5 1494, Compte-rendu sur le service des vidanges par l’inspecteur en chef du service sanitaire, le 13 septembre 1940.

486.

AMS, U38 5 1494, Syndicat professionnel du Plus Grand Shanghai à la municipalité, le 4 décembre 1940.

487.

AMS, U38 5 1494, Op.cit.

488.

AMS, U38 5 1494, Lettre du docteur Palud, le 6 décembre 1940.

489.

AMS, U38 5 1494, Lettre de l’inspecteur en chef du service hygiène, le 17 mars 1941.

490.

MAE, Ecrits du docteur Edith Mankiewicz, p 13.