2.2.2. Le Bureau des établissements classés

Le Bureau des établissements classés est créé le 16 octobre 1934 par ordonnance consulaire pour soumettre à sa surveillance les manufactures, usines, ateliers, chantiers, magasins et tous établissements industriels ou commerciaux. Ce travail relevait auparavant du service sanitaire mais, la tâche s’alourdissant, la création d’un bureau indépendant s’avérait nécessaire. La municipalité souhaite en effet vérifier de manière régulière l’état sanitaire ainsi que l’application des mesures de sécurité au sein des établissements ouverts sur la concession pour éviter l’ingérence de la municipalité du Grand Shanghai, qui pourrait mettre en avant l’absence de règlements dans les différents établissements ouverts sur la concession. De son côté, le gouvernement chinois a lancé une campagne contre le SMC voisin, l’accusant de ne pas appliquer la législation du travail établie par le gouvernement chinois. Or, sans le respect de règles d’hygiène et de sécurité, la vie et la santé des Chinois sont mises en danger sur leur lieu de travail. Avant l’intervention du gouvernement chinois sur la scène internationale pour exiger le respect de la législation du travail dans les concessions, la municipalité française ne se souciait guère de ces risques. 513 En effet, en1930, le gouvernement chinois a fait appel au Bureau International du Travail de la SDN pour être secondé dans la mise en œuvre d’une législation du travail. La SDN a envoyé une mission en Chine, menée par Pône, chef de section au BIT, et Mme Anderson, ancienne inspectrice des fabriques en Grande-Bretagne ; après deux mois d’enquête, les chargés de mission préconisent l’application d’une réglementation du travail unique pour les trois municipalités avec création d’un service d’inspection émanant d’elles pour la faire appliquer ; principe accepté lors d’une réunion qui se tient le 6 novembre 1931. Des accords diplomatiques entre les autorités des concessions et le gouvernement chinois devaient entériner cette décision, mais l’attaque de Shanghai par les Japonais au début de l’année 1932 met fin aux négociations en cours.

Le gouvernement chinois lance à nouveau une campagne en 1933, où il dénonce la mort d’une centaine d’ouvriers survenue au printemps à la suite de deux incendies qui se sont déclarés au sein d’usines situées sur la Concession internationale. 514 En 1925, les tentatives du SMC pour entériner une nouvelle loi interdisant le travail dans les usines des enfants âgés de moins de dix ans avaient déjà échoué, faute de clauses portant sur les questions sociales et relatives au travail dans les Land Regulations de 1854 (le fondement du pouvoir du SMC) et les ‘by-laws’ qui s’y rattachent ; les efforts pour les modifier et y inclure des articles relatifs à ces questions rencontrèrent une forte opposition parmi les étrangers et les Chinois dont les intérêts économiques étaient directement concernés par ces changements éventuels. 515 Le SMC s’engage malgré tout dans le sens d’une réforme sociale dans le domaine du travail. En 1932, est établi au sein du SMC un bureau chargé de l’industrie pour faire respecter la législation mise en vigueur par le Guomingdang sur les usines ; il joue aussi le rôle de médiateur en cas de conflits. En 1933, les négociations reprennent entre le SMC et le gouvernement chinois qui demande un engagement plus conséquent de la municipalité anglo-saxonne. La Concession française est tenue à l’écart de ces négociations en raison du nombre limité d’établissements industriels sur son territoire. Un projet, élaboré en juillet 1933, n’est pas accepté par le SMC ; à la suite de cet échec, le représentant du gouvernement chinois, demande au Bureau International du Travail de la Conférence Internationale de juin 1934 d’intervenir auprès des municipalités étrangères afin que la législation chinoise du travail soit appliquée dans les concessions. A partir d’octobre 1935, des négociations reprennent entre les représentants du gouvernement chinois et le SMC, qui aboutissent à un accord ratifié par le SMC le 24 juin 1937 ; le Corps consulaire refuse toutefois de le reconnaître, ce qui entraîne une vive réaction de l’opinion. 516

C’est dans ce contexte que la municipalité française crée un Bureau des Etablissements Classés. Meyrier, Consul Général de France à Shanghai, précise au ministère des Affaires étrangères qu’» afin d’être préparée à cette éventualité, la municipalité française s’est efforcée depuis deux ans, de mettre sur pied des règlements d’hygiène et de sécurité assez complets pour rendre inutile la réglementation chinoise. Elle vient, en outre d’instituer un cadre d’inspecteurs des établissements classés chargés d’assurer l’application de ces règlements ce qui permettra le cas échéant, de s’opposer à l’ingérence des inspecteurs du travail du Plus Grand Shanghai. » 517 Son fonctionnement est simple : les inspecteurs effectuent des enquêtes à la suite de quoi, si les établissements classés ne présentent pas de danger pour la sécurité, l’hygiène, la tranquillité ou la moralité publique, ils délivrent une autorisation d'ouverture ; 518 par la suite, un contrôle sanitaire est régulièrement effectué pour vérifier la tenue générale des établissements, leur propreté, la qualité des produits vendus, le respect des règlements d’hygiène publique. Les services d’hygiène procèdent donc à l’enregistrement de ces établissements classés, ce qui explique en partie leur accroissement dans les rapports municipaux, comme le montre le schéma ci-dessous. Leurs propriétaires doivent souscrire chaque année une patente professionnelle et l’une des causes de leur augmentation est la baisse du nombre de propriétaires réfractaires au principe du paiement de la patente. Ce sont les inspecteurs sanitaires qui ont la tâche, particulièrement difficile, de devoir convaincre les propriétaires de la nécessité de la patente et de l'obligation qu’ils ont de se conformer aux règlements municipaux, et de s’efforcer de leur transmettre les règles d'hygiène à appliquer.

Nombre des établissements classés
Nombre des établissements classés

La municipalité établit trois catégories distinctes : A, B et C : à la première catégorie appartiennent les établissements considérés comme dangereux ; les établissements de la catégorie B sont ceux risquant d’être insalubres ; la catégorie C regroupe les établissements de service, dont les hôtels, les bars et cafés, les restaurants, les cabinets de consultations médicales et dentaires, les hôpitaux, les pharmacies, les associations, les champs de course, les cinémas, les écoles, les librairies, les maisons de chanteuses, les maisons de thé, les maisons de prostituées, les pensions de familles. Les établissements de catégorie A se situent uniquement dans la zone dite ‘indigène’, elle-même limitée, pour l’ouverture de ces établissements, au sud, à partir de la route de Xujiahui jusqu’à la route du Père Froc (actuellement Hefei lu) ; au nord de la route du Père Froc sont seulement autorisés les établissements de catégories B et C. Dans la zone II, dite ‘d’affaires et de commerce’ se situent la majorité des établissements de catégories B et C, ainsi que dans la zone III, dite de ‘commerce et de résidence’, tandis que dans la zone IV, dite ‘de résidence’, le nombre des établissements classés est limité. 519

L’ouverture d’établissements classés de catégories A et B nécessitent le paiement d’une somme de 10 dollars pour frais d’enquête ; la municipalité conserve cette somme, que l’autorisation soit accordée ou non ; pour les établissements de petite taille, les frais s’élèvent à 2 dollars. 520

Pour les établissements de catégorie C, dix établissements, sur quatre cent dix-huit ayant sollicité en 1933 leur enregistrement auprès de la municipalité, ne présentaient pas les critères requis ; en 1934, sur les 615 établissements qui ont fait l’objet d’une enquête, 21 ont été rejetés, la plupart en raison d’antécédents judiciaires ; en 1935, alors que le nombre d’établissements passe à 1001, 8 refus seulement sont comptabilisés ; en 1936, la tendance est similaire : sur les 1016 établissements contrôlés, seuls 5 ne peuvent ouvrir. 521 Les revenus issus des licences d’établissements classés proviennent à 84% de la population chinoise, contre 3,67% des Français, 4,16% des Russes, et 8,20% d’autres nationalités. Sur la concession, ce sont donc les Chinois qui possèdent en majorité les commerces et divers autres établissements, comme boucheries, usines, ateliers et contribuent aussi largement aux finances municipales par l’acquisition de licences pour leurs établissements classés, licences pour les véhicules (pousse-pousse, charrettes à bras, brouettes, véhicules de livraisons, bicyclettes, etc.), et par les impôts locatifs. Selon le rapport municipal, les Anglo-américains contribuent à hauteur de 30,4% aux impôts et licences, les Français 7,5%, les Russes 2,8% et les Chinois 38,9%. Les diverses nationalités occidentales contribuent principalement aux recettes de la municipalité à travers les impôts fonciers, les Chinois ne pouvant pas posséder de biens immobiliers sur les concessions ; cependant, ceux-ci achètent des biens auprès des étrangers de manière non-officielle. 522

L’avocat D’Auxion de Ruffé, toujours prompt à attaquer la municipalité, sollicite auprès du Consul général de France le retrait de la réglementation des établissements classés promulguée le 16 octobre 1934 qui, selon lui, représente une atteinte à la liberté du commerce et de l’entreprise ; 523 il reproche à la municipalité l’autoritarisme dont elle fait preuve dans l’application de cette réglementation ainsi que certains abus de pouvoir de la part de la police, pour des cas concernant des établissements classés. Il est difficile de savoir si les propos de l’avocat sont exagérés ou justifiés, son attitude et ses propos manquant le plus souvent de justesse ; il est en outre toujours prêt à défendre des affaires qui mettent en cause la municipalité, comme dans le cas de la pharmacie ‘Park Bros’ qui a dû fermer ses portes, de manière injustifiée selon lui, sur les ordres de la police ; or selon la police et le service sanitaire, cette pharmacie menait un trafic de stupéfiants en dehors de ses activités légales. 524 Etienne Sigaut, de son côté, parle en tant qu’entrepreneur en immobilier : sa préoccupation est de conserver le caractère français de la concession à travers la construction de villas et immeubles de style français, occupés par des étrangers ; or la municipalité a décidé de réserver aux établissements industriels la crique de Xujiahui, qu’Étienne Sigaut aurait aimé voir consacrée aux résidences et villas : « La Concession pouvait devenir le quartier élégant de Shanghai et elle n’avait aucunement intérêt à y attirer les usines, et les habitations ouvrières qu’elles amènent forcément avec elles, sans parler des troubles (grèves, agitations etc) qui peuvent naître lorsqu’on se trouve en présence d’une forte population ouvrière. » 525

Par la suite, les établissements classés seront répartis en quatre catégories, soit, par ordre d’importance : les établissements industriels, les établissements alimentaires, les établissements publics et les établissements médicaux. 526 La priorité est donnée à l’assainissement de ces établissements, ce qui implique l’application stricte des règlements ; en 1939, les recettes des amendes s’élèvent à 65.000 $ et à 107.952 $ en 1940, et concernent dans leur majorité les établissements industriels et les établissements alimentaires, secteur qui procure ainsi des ressources non négligeables à la municipalité.

Durant la guerre et l’occupation japonaise, l’augmentation des établissements sur la concession entraîne le renforcement de la surveillance sanitaire. Les établissements doivent être visités tous les mois pour limiter une dégradation brutale des conditions hygiéniques. Les boucheries, charcuteries et boulangeries sont inspectées tous les dix jours pour s’assurer de la qualité des produits alimentaires. Les inspecteurs sanitaires doivent plus spécifiquement imposer la vaccination au personnel des établissements classés, s’assurer qu’il existe des toilettes dans chacun d’eux, placer des ‘crachoirs’ en nombre suffisant, interdire aux employés de loger dans les ateliers (pratique fréquente en raison de la cherté et de la pénurie des logements), prendre les mesures sanitaires pour éviter la prolifération des rats et des insectes. 527 A partir de 1938, l’arrivée de nombreux marchands, paysans, artisans réfugiés en provenance des régions avoisinantes, accroît le nombre d’enquêtes ; chacun essaie d’ouvrir un petit commerce pour survivre et leur inspection est délicate en raison de la pauvreté des installations et du manque d’hygiène. Les agents du service sont cependant conscients de la nécessité de tolérer leur présence à cause de la guerre ; ils pallient leur manque d’hygiène par de fréquents contrôles pour limiter les risques de contagion et apporter les améliorations sanitaires élémentaires et restent plus particulièrement intransigeants sur la propreté des marchands ambulants qui vendent de la nourriture, les restaurateurs de fortune étant peu regardants sur les règles d’hygiène, leur priorité étant de vendre des produits bon marché en grande quantité.

La préoccupation de la municipalité est, entre autres, de réduire les risques d’accidents graves qui, entraînant le décès des travailleurs et des riverains ou la dégradation des habitations, ternirait sa réputation. L’amélioration de l’hygiène publique sur la concession est également une de ses priorités. Par contre, les conditions de travail des ouvriers chinois ne font l’objet d’aucune étude ni contrôle : l’objectif reste bien de préserver l’état sanitaire de la concession et d’éviter tout accident qui pourrait survenir dans les usines, et non d’améliorer l’environnement et le rythme de travail imposé aux ouvriers en sanctionnant les entrepreneurs ou chefs d’ateliers.

Notes
513.

AEF, Série Asie, Sous-série Chine, n°999, Lettre du Consul Meyrier au MAE, le 16 novembre 1934.

514.

AEF, Série Asie, Sous-Série Chine, n°999, Lettre de Pône, du Bureau international du Travail de la SDN à Laugier directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères à Paris, le 24 février 1937.

515.

Robert Bickers, Britain in China , p 135 ; Alain Roux, Grèves et politiques à Shanghai, p 38 ; Mark S. Swislocki, ‘Feast and Famine in Republican Shanghai’, p 34.

516.

AEF, Série Asie, Sous-Série Chine, n°999, Lettre de Pône, du Bureau international du Travail de la SDN à Laugier directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères à Paris, le 24 février 1937.

517.

AEF, Série Asie, Sous-série Chine, n°999, Lettre du Consul Meyrier au MAE, le 16 novembre 1934

518.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°107, Règlements sur les établissements classés, ordonnances consulaires du 16 octobre 1934, modifié le 9 novembre 1934, le 8 février 1936 et le 22 octobre 1936.

519.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°113, Règlement de construction, le 9 octobre 1934.

520.

Op.cit.

521.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°107, Tableau comparatif des établissements classés catégorie C ouverts de 1933 à 1936 sur la concession et demandes refusées et les motifs des refus.

522.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°107, Impôts et Licences payés annuellement par les différentes communautés habitant la Concession française de Shanghai, année 1935.

523.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°110, Lettre d’Auxion de Ruffé, avocat au Consul général de France à Shanghai, M.Baudez, le 15 juillet 1935.

524.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°110, Lettre du directeur-adjoint des services politique et de sûreté au directeur des services de police, le 4 juillet 1935.

525.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°111, Lettre d’Etienne Siguaut, directeur de l’International Savings Society, à Auge, Consul général de France, le 13 octobre 1938.

526.

AMS, U38 5 1274, Rapport du chef inspecteur d’hygiène sur les établissements classés pour 1939. Les établissements industriels comprennent les ateliers de tailleurs, les fabriques de bas, de tricots, les ateliers de tissage, les filatures, les ateliers de mécanique, les commerces de charbons, les teintureries, les ateliers de nettoyage à sec, les maroquineries, les cordonneries, les entrepôts de charbon. Les établissements alimentaires regroupent les confiseries-pâtisseries, les charcuteries-boucheries, les fromageries, les commerces d’œufs et de volailles. Les établissements médicaux représentent les cabinets de consultations médicales, les commerces remèdes et médicaments chinois, les fabriques de produits de beauté, les pharmacies et hôpitaux, les laboratoires. Les établissements publics sont constitués par les coiffeurs, les maisons de thé, de logeurs, de cinéma, de théâtres de marionnettes, d’établissements de bains, etc.

527.

AMS, U38 5 1274, Rapport du chef inspecteur d’hygiène sur les établissements classés pour 1939.