2.2.3. Le contrôle des places de marchés, de l’eau et de l’alimentation

Shanghai n’a pas développé, comme Beijing, Tianjin ou Suzhou, une culture des marchés où ils attirent des centaines de milliers d’habitants et offrent toutes sortes de produits ; leur expansion limitée à Shanghai s’expliquerait par la présence des étrangers et leur aversion pour les mendiants et les vagabonds qui s’y rendent habituellement ; 528 certains d’entre eux sont également conteurs et profitent de ces grands rassemblements pour exercer leur métier. De plus, contrairement aux autres villes chinoises, l’évolution de la ville se caractérise par le développement de grands centres commerciaux, au détriment des marchés publics, 529 les deux secteurs commerciaux les plus fréquentés étant la rue Bubbling Well Road (actuellement Nanjing lu), dans la Concession internationale, et l’avenue Joffre (actuellement Huaihai lu), dans la Concession française. Les municipalités étrangères promulguent des règlements interdisant la présence de mendiants et de vagabonds sur les marchés ; dans les années 1875-1876, le SMC construit un marché fermé et y loue des emplacements aux marchands, pour empêcher la présence de mendiants ; à partir de 1906, la municipalité française réglemente également ses marchés et exige des inspecteurs du service sanitaire qu’ils parcourent journellement les rues de la concession, mais les inspecteurs ne sont pas assez nombreux pour remplir cette tâche. 530 La surveillance des marchés est accrue durant les années 30 grâce à la modernisation des services sanitaires et à la création d’un laboratoire municipal. En décembre 1930, dans le cadre de la réforme des services sanitaires, la municipalité française promulgue un règlement sur les laiteries et un autre sur les marchés publics et privés et le directeur des services d’hygiène sollicite des inspecteurs sanitaires leur stricte application. En 1935, lors de l’augmentation du nombre d’inspecteurs, il est décidé que les marchés seraient visités deux fois par semaine en hiver, et quatre fois en été ; 531 pendant l’hiver, une visite débute à 7 heures, l’autre à 8 heures, durant l’été, deux visites commencent à 6 heures du matin, une à 7 heures et une autre à 8 heures. Chaque semaine, l’inspecteur en chef de l’hygiène décide des jours et heures des inspections des marchés qui doivent en effet varier toutes les semaines. 532

En 1939, le nombre des marchés s’élève à 15 sur la Concession française, ce qui entraîne la délivrance de 4.320 licences permanentes et 2.239 licences provisoires par la municipalité française ; 533 le nombre de ces licences a particulièrement augmenté au début du conflit sino-japonais de 1937, des licences provisoires ayant été délivrées pour répondre à l’augmentation de la population chinoise dans la concession. Alors commence à régner l’anarchie : les marchands qui obtiennent des licences provisoires s’installent où ils le souhaitent, parfois dans les rues attenantes au marché, ce qui encombre le passage et freine la circulation ; le directeur de la police préconise la désignation d’emplacements pour les deux catégories de licences afin de faciliter le contrôle des marchés et de remettre de l’ordre dans la concession. 534 En 1940, l’habitude est cependant prise par de nombreux marchands de s’installer en dehors des limites des marchés, soit par manque de places libres, soit par volonté d’accroître les ventes : certains marchands considèrent qu’il est plus rentable de s’installer à l’extérieur, même si tous les dix jours ils doivent payer une amende au service sanitaire pour infraction au règlement ; en 1940, 70% des sanctions portent ainsi sur les étalagistes installés en dehors des limites des marchés ; le manque de propreté des étals, l’absence de licence, la vente de viandes non estampillées constituent les 30% restant des infractions établies par les inspecteurs sanitaires. 535

Le contrôle de l'alimentation et de l'eau est effectué au laboratoire ouvert en mars 1936, au centre d’hygiène publique, 630 rue Amiral Bayle (actuellement Huangpu Nan lu). Celui-ci réalise les analyses de lait, des eaux de la ville, de l’eau provenant des puits artésiens, celles des produits alimentaires et des médicaments, et procède aux expertises médico-légales et aux examens bactériologiques. En 1939, est institué un contrôle matinal des denrées livrées sur la concession, qui porte sur les viandes transportées et les glaces alimentaires déchargées des camions sur la chaussée, les pains non enveloppés, le défaut de licence de vente. La pasteurisation du lait vendu sur la concession est devenue obligatoire au début de l’année 1939, le contrôle des laiteries ayant été renforcé pour fermer les établissements qui ne présentent pas de garanties suffisantes d’hygiène. En 1936, la municipalité autorisait trente-trois laiteries chinoises à vendre leurs produits sur la concession mais en 1940, le nombre de licences accordées tombe à quatorze : c’est le contexte lié à la guerre qui explique les difficultés rencontrées par les laiteries pour maintenir un bon état sanitaire dans leur établissement et répondre ainsi aux critères imposés par la municipalité. 536 De plus, devant les menaces de destructions, des laiteries auparavant situées dans la ville chinoise déménagent au sein de la concession mais, ne pouvant fonctionner selon les règles hygiéniques imposées par la municipalité, elles doivent fermer. 537 Le service sanitaire vérifie aussi la vente de tous produits susceptibles d'être mélangés avec de l'eau comme le lait, la limonade, les crèmes, les glaces et une information est diffusée chaque été auprès de la population étrangère pour la mettre en garde contre la consommation de ces produits.

A partir de 1935, un inspecteur est spécialement chargé du contrôle des fosses septiques et des puits artésiens. Une partie des résidents de la Concession française a accès à l'eau fournie par l'usine municipale tandis que de nombreux foyers chinois restent tributaires des puits artésiens. Les puits profonds, au nombre de quatre vingt dix-huit, ont fait l’objet de plus de trois cents inspections en 1939, 538 cinquante six servant à l’alimentation, vingt réservés à des usages industriels, vingt-deux utilisés par des établissements de bains chinois. 539 Les services d’hygiène contrôlent la qualité de l’eau de ces puits qui, au vu des analyses, est considérée de ‘qualité biologique satisfaisante’. Cependant, les habitants des propriétés desservies par des puits profonds se plaignent parfois de l’insuffisance d’eau fournie et de son goût désagréable, calcaire ou ferrugineux. La municipalité décide de renforcer son contrôle sur les puits chinois 540 qui s’alimentent dans les couches superficielles du sol et fournissent, de ce fait, une eau de mauvaise qualité. A partir de 1939, une équipe sanitaire, qui fonctionne du mois d’avril au mois de septembre, est spécialement affectée à la désinfection des puits chinois. 541

Le docteur Rabaute décide également d’augmenter le nombre de latrines et urinoirs publics sur la concession, pour pallier le manque de toilettes dans les maisons et ateliers chinois. Les inspecteurs sanitaires évoquent dans leur rapport l’utilisation des rues et des terrains vagues comme lieu d’aisance ; les services d’hygiène reçoivent également des lettres de riverains qui se plaignent de cet état de fait. Des latrines avec fosses septiques et des urinoirs publics sont construits dans la ville autour des lieux fréquentés, comme les marchés et centres commerciaux. 542 Le docteur Rabaute souhaite éduquer la population chinoise au fonctionnement des fosses septiques par la création du poste d’inspecteur des fosses septiques qui doit contribuer à l’amélioration des conditions sanitaires de la ville : en effet, les résidents versent des antiseptiques désodorisants dans les fosses, qui tuent « les microbes transformateurs des matières et transforment ainsi leur fosse mobile en fosse fixe » 543 de plus, « les constructeurs ont trop souvent la fâcheuse habitude, quand ils adaptent des fosses septiques aux habitations qu’ils construisent, de construire ces fosses le plus économiquement possible et sur un modèle parfois des plus fantaisiste.» ; l’inspecteur français est donc chargé de surveiller la construction et le fonctionnement des fosses, d’effectuer des prélèvements d’effluents et d’instruire les usagers. Durant la guerre, le nombre des toilettes publiques augmente également pour faire face à l’arrivée massive des réfugiés chinois : dans la zone de Xujiahui, par exemple, dix cabinets d’aisance sont construits.

En mai 1935, deux employés chinois qui travaillent auprès de l’inspecteur sont renvoyés du service car ils abusaient de leur position pour obtenir de l’argent des constructeurs de fosses septiques : ils invoquaient le paiement de taxes à la municipalité française pour soutirer de l’argent aux entrepreneurs chinois. 544 Dans ce cas, comme dans celui évoqué précédemment d’un boucher abusé par un employé chinois des services sanitaires, nous constatons que la municipalité reste invisible et mène sa politique en arrière-plan en envoyant ses employés chinois, risquant ainsi de voir ternir la réputation des services d’hygiène par les cas de corruption qui sévissent toujours, malgré les réformes engagées par le docteur Rabaute.

La création du laboratoire municipal en 1935 et celle de l’Institut Pasteur en 1938, offrent des moyens d’action aux services sanitaires, permettant d’effectuer des contrôles réguliers sur les produits alimentaires et l’eau, mais la guerre sino-japonaise de 1937 empêche la création d’un service indépendant des fraudes alimentaires, selon le souhait de la municipalité. Le travail des inspecteurs porte principalement sur la répression des fraudes : qualité de la nourriture vendue sur les marchés, accessibilité pour les employés et les ouvriers chinois aux produits alimentaires dont le riz, aliment de base des Chinois, mais rarement sur le contrôle des prix.

Notes
528.

Laura Andrews McDaniel, ‘Jumping the Dragon Gate’: Social Mobility among storytellers in Shanghai, 1849-1949’, Ph.D. Yale University, 1997, pp 38-42.

529.

Laura Andrews McDaniel, ‘Jumping the Dragon Gate’, p 42.

530.

ADN, PER 373, CAM, Rapport sur le service sanitaire-vétérinaire, 1910.

531.

AMS, U38 5 236, Note de service du 8 avril 1935.

532.

AMS, U38 1 491, Rapport du directeur des services d’hygiène et d’assistance, adressé au directeur général des services municipaux sur la réorganisation du service à partir du 1 er avril 1935, document relatif aux visites des marchés par les inspecteurs, le 5 mars 1935.

533.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°108, Rapport du directeur des services de police au Directeur général des services municipaux, le 3 mai 1939, relatif aux marchés de la Concession française.

534.

Ibid.

535.

AMS, U38 5 1276-1, Rapport des services d’hygiène sur les marchés publics.

536.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°36, Rapport des services d’hygiène pour l’année 1940, contrôle du lait.

537.

AMS, U38 5 1276-2, Rapport des services d’hygiène pour l’année 1940, contrôle du lait.

538.

AMS, U38 5 1274, Rapport du service sanitaire pour l’année 1939.

539.

ADN, Série A Noire, n°36, Rapport des services d’hygiène pour l’année 1940, contrôle des eaux de boissons.

540.

Ces puits ont été construits pour la plupart dans les lilong par les propriétaires chinois, d’où le nom de puits chinois.

541.

AMS, U38 5 1274, Rapport du service sanitaire pour l’année 1939.

542.

AMS, U38 1 491, Organisation des services d’hygiène par le docteur Rabaute, le 28 déc. 1929.

543.

AMS, U38 1 491, Rapport concernant l’Hygiène Publique et l’Assistance remis par le docteur Rabaute à la Commission d’Hygiène de l’administration municipale, le 1 er sept. 1930, p 12.

544.

AMS, U38 1 510 (1), Lettre du chef inspecteur d’hygiène au directeur des services d’hygiène et d’assistance, le 3 mai 1935.