2.2.4. Le service de désinfection

Dans la mise en oeuvre des mesures d'hygiène publique, des moyens d'action plus étendus sont envisagés contre l'extension des maladies contagieuses : le docteur Rabaute considère qu’avec la déclaration obligatoire des maladies transmissibles par les médecins européens et chinois, la désinfection est un des domaines les plus importants des services d’hygiène. 545 Un service spécial de désinfection est ainsi établi, rapidement équipé de deux voitures, l’une pour transporter les objets infectés, l'autre les objets désinfectés. Le personnel est choisi selon ses compétences, en raison de la nature du travail qui touche à l'intimité des foyers ; en effet, la population locale perçoit négativement ces pratiques, considérées comme une intrusion dans la vie privée et non comme une action d'hygiène publique. Aussi l'inspecteur français est-il secondé par un assistant russe et un assistant chinois afin de servir d'intermédiaires. Ce service fonctionne à partir de 1935, mais se développe surtout en 1940 lorsque l'administration décide d'appliquer systématiquement la règle de désinfection lorsqu'une maladie contagieuse est déclarée ; le nombre de désinfections passe ainsi de six cent quatre vingt-deux en 1937 à quatre mille trois cent quarante-deux en 1940 ; hormis celles qui s’adressent à des familles indigentes, ces désinfections deviennent payantes, ce qui rapporte 5.378,50 $ aux services en 1940. 546

En 1939, pour limiter les risques de contagion, la municipalité décide d’interdire le transport en pousse-pousse des personnes malades, les services d’hygiène ne pouvant cependant assurer de service d’ambulance en contrepartie. 547 En juillet 1940, la municipalité française organise alors l’ouverture d’un Centre de Désinfection de pousse-pousse, situé sur la route de Xujiahui, bien accueilli parmi les coolies qui s’inquiétaient de la perte financière causée par la nouvelle réglementation municipale ; une moyenne mensuelle de 5.850 pousse-pousse y est désinfectée, dans un immense hangar où les pousse-pousse s’alignent et s’emboîtent les uns derrières les autres ; la salle peut contenir de trois cents à quatre cents véhicules ; à leur sortie, une étiquette placée en évidence manifeste qu’ils ont été désinfectés. Pour ne pas gêner le travail des tireurs de pousse et assurer la désinfection régulière, l’opération s’effectue pendant la nuit, entre minuit et cinq heures du matin et les tireurs sont informés par la police, par l’intermédiaire de leurs propriétaires, de la date précise à laquelle ils doivent se présenter au centre. Un deuxième pavillon est prévu pour que les coolies puissent profiter de douches, s’ils le souhaitent ; en moyenne, deux mille huit cent quatre vingt dix coolies utilisent les douches municipales chaque mois ; dans le même temps leurs vêtements sont lavés et désinfectés. 548 Cette mesure est bien reçue de la part des tireurs de pousse, car prendre une douche chaude est un luxe à Shanghai, surtout pour des travailleurs au salaire modeste comme les coolies : « s’ils sont souvent sales, ce n’est pas par négligence mais parce qu’il leur est impossible de faire autrement. » 549 Ils sont également soumis à une inspection médicale rapide pour soigner les blessures auxquelles leur travail les expose, et ceux qui n’ont pas de certificat sont vaccinés contre le choléra. 550

Ces préoccupations découlent des pratiques d'hygiène publique suivies en métropole. Selon le docteur Palud « la désinfection est héroïque, en ce sens qu'elle vise à détruire et détruit effectivement les microbes, agents de maladie. Elle découle ainsi directement des découvertes françaises de Pasteur. Qu'une ville française, en Chine, matérialise les conséquences logiques de nos connaissances de manière à n'être secondée sur ce point par aucune cité en Extrême-Orient, un tel effort mérite qu'on l'étudie. » 551 Pour le médecin, la politique d'hygiène publique est le vecteur d'un système de pensée et de codes existant en métropole, qu’il s'agit d’appliquer à Shanghai. L’œuvre accomplie sera accompagnée de prestige, puisque la médecine de Pasteur a fait ses preuves en Europe. La Concession française applique ainsi, de sa propre initiative et par ses propres financements, un système d'hygiène publique moderne.

Les réformes, auparavant sollicitées par le docteur Ricou, apparaissent désormais nécessaires à la municipalité française et sont mises en œuvre par le docteur Rabaute qui prend la direction du nouveau Service d’hygiène et d’assistance publique et réorganise ce service en recrutant et en formant un nouveau personnel. Afin d’améliorer les conditions sanitaires, il compte sur la promulgation et l’application de règlements municipaux, l’augmentation et la formation du personnel permettant d’assurer leur stricte application. Le contrôle des établissements classés est également une des priorités des services d’hygiène ; avant 1930, la surveillance des établissements était rare, mais avec l’accroissement du nombre des inspecteurs sanitaires et l’élaboration de tout un arsenal réglementaire, dans les années 30, les commerçants et les habitants sont soumis à une surveillance plus rigoureuse entraînant de fréquentes contraventions. La vie de la population est gérée par ces nouvelles préoccupations de l'administration qui lui impose des règles de conduite ; la municipalité va jusqu’à envisager de nommer des ‘chefs de quartier’ désignés par les propriétaires de cités ou d’immeubles et enregistrés à la police ; ils doivent faire appliquer les règlements municipaux et s’ils ne suivent pas les dispositions du règlement sont, eux-mêmes, passibles d’une amende de 1 à 50 dollars. 552 Ce projet ne voit pas le jour mais la municipalité commence, à travers ce nouveau règlement lié à un projet de société, à se prendre à son jeu de transformation culturelle et sociale et tend d’une hygiène publique vers une hygiène sociale, se traduisant par un contrôle ténu sur la population.

L’hygiène publique appliquée à la population chinoise de la Concession française privilégie le collectif sur l’individu. La politique sanitaire de la municipalité française, caractérisée par la prévention contre les épidémies et le souci d’esthétisme et de confort urbain, se rapproche fortement du schéma rencontré dans les colonies, comme le décrit Daniel Rivet pour le Maroc, par le fait que l’objectif est « moins de soigner l’individu que la société malade, moins de guérir la personne que d’assainir la ville et ses habitants et de prévenir le retour de grands fléaux. » ; 553 affichée comme une politique collective pour le bien-être de la population, elle est empreinte d’une hiérarchie raciale et sociale, différenciant de manière tacite ceux qui sont civilisés et propres, qui détiennent le pouvoir et les moyens financiers, de la population locale, à qui il est nécessaire d’enseigner les règles d’hygiène et dont il faut changer le comportement. Les Chinois sont considérés comme ignorants des habitudes de propreté, se soignant par le biais d’une médecine non scientifique méconnaissant les progrès de la médecine occidentale et les nouvelles règles de prophylaxie. Il s’agit donc d’enseigner et d’imposer des mesures sanitaires à la population chinoise qui, par son ignorance des règles d’hygiène, est dangereuse pour la santé publique.

Ces préoccupations sanitaires ont préoccupé les Occidentaux dès leur arrivée au XIXème siècle mais la municipalité française a rencontré de la part de la population chinoise de fortes résistances dans l’application des mesures d’hygiène, symbolisées par le conflit avec l’association régionale de Ningbo, qui se déroule entre 1876 et 1900. Dans les années 30, les résistances diminuent car les Chinois se sont familiarisés avec les principes occidentaux d’hygiène publique et les méthodes de gestion urbaine des municipalités étrangères ; l’adoption par la municipalité chinoise de la médecine occidentale et de nouvelles méthodes de gestion urbaine modifie la réceptivité de la population chinoise à l’égard des mesures occidentales. Dans le cas des revendications sociales, la lutte contre l’impérialisme anime toujours les actions contre les municipalités ou les entreprises étrangères, mais la mobilisation des associations régionales et des ouvriers, encadrés par les communistes et les sociétés secrètes n’implique plus la politique sanitaire et médicale des municipalités étrangères ; elle s’est déplacée vers l’amélioration des conditions de travail dans les usines et la hausse des salaires. Puisque les conflits se sont déplacés vers d’autres issues, l’administration française décide, en partie pour contrôler la population chinoise, d’appliquer des mesures sanitaires et médicales ; elle souhaite notamment se libérer de l’emprise de la Bande verte qui assure le maintien de l’ordre sur la Concession française.

Durant les années de guerre, les risques d’épidémies augmentent, le niveau de vie des habitants diminue et le renforcement des mesures sanitaires s’impose. La municipalité française coopère avec les services d’hygiène japonais et chinois, plus particulièrement après l’installation du régime de Vichy en France ; les autorités françaises, qui, avant 1940, tentaient de résister aux pressions politiques et militaires des Japonais, autorisent, par les accords du 30 août 1940, la coopération entre la police municipale et la gendarmerie japonaise pour la surveillance des activités terroristes et l’éradication de la propagande contre le Japon dans la Concession française. 554

Notes
545.

AMS, U38 1 491, Rapport du docteur Rabaute aux services municipaux, le 20 décembre 1929.

546.

AMS, U38 5 1276-1, Rapport des services d’hygiène sur les désinfections pour l’année 1940.

547.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Lettre du directeur des services de police au Consul général de France, le 8 juin 1939.

548.

AMS, U38 1276-1, Rapport sur le centre de désinfection des pousse-pousse crée en juillet 1940.

549.

ADN, le Journal de Shanghai, article du 6 juillet 1940 : « Inauguration d’un centre de désinfection de pousse-pousse publics dans la Concession française. »

550.

ADN, le Journal de Shanghai, article du 6 juillet 1940 : « Inauguration d’un centre de désinfection de pousse-pousse publics dans la Concession française. »

551.

AMS, U38 1 492, Rapport du docteur Palud, 5 octobre 1938.

552.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°113, Projet de règlement sur les chefs de quartier, sans date, probablement 1936.

553.

Article de Daniel Rivet, ‘Hygiénisme colonial et médicalisation de la société marocaine au temps du protectorat français (1912-1956)’ p 114, dans Elisabeth Longueness, ed, Santé médicale et société dans le monde arabe , Paris, L’Harmattan, 1995.

554.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , Paris, Editions Fayard, 2000, p 310.

Frederic Wakeman, Urban Controls in wartime Shanghai, p 140, in Wen-hsin Yeh, ed., Wartime Shanghai , London and New York, Routledge, 1998.