2.3.3. La gestion des cadavres dans la Concession française

En Chine, l'enterrement des cadavres abandonnés est pratiqué depuis l'Antiquité. A la fin du XVIIème siècle, c’est pour raisons médicales, pour éviter toute propagation d'épidémies, qu’on procède à l'ensevelissement des cadavres abandonnés. A partir de 1820, des associations locales commencent à distribuer des cercueils gratuits suite, probablement, à la vague d'épidémies de choléra qui touche la Chine pendant cette période ; entre la fin du XVIème et le début du XXème siècle, cinq cent quatre vingt neuf associations de ce genre voient le jour. 604

Dans la Concession française, l'association de bienfaisance chinoise de la guilde Siming de Ningbo se charge de l’enterrement des défunts de leur communauté, de l'ensevelissement des cadavres d’indigents et de la donation de cercueils gratuits. La guilde possède trois dépôts de cercueils dont le plus grand se situe à Zhabei dans la partie chinoise ; les cercueils sont placés de façon à déterminer la position du défunt au sein de sa communauté ; une distinction est établie, fondée sur le sexe de la personne et son niveau social. Les cercueils des riches sont mis dans de grandes salles, ceux des personnes plus modestes se trouvent dans des entrepôts ; 605 la guilde propose différentes sortes de bois et différentes décorations selon les moyens de la famille. Un service est également réservé à l’enterrement des cadavres d’indigents pour remplir les devoirs moraux des associations régionales envers la communauté. L'administration française s'appuie sur cette association chinoise qui se charge de la tâche lourde et ingrate de ramasser dans les rues les cadavres d'enfants et d'adultes. La collaboration de l'administration française avec des entreprises ou des associations chinoises, qui fonctionnent de façon indépendante, se solde le plus souvent par des conflits ; dans le cas de l'association de bienfaisance chinoise, le manque d'hygiène des locaux et le laxisme des employés exaspèrent la municipalité. Les pressions sur les responsables, ainsi que la baisse, certaines années, du montant de l’aide, ne donnent pas lieu à une amélioration ; l'administration française ne peut toutefois se passer de leur concours en ces temps de guerre et d'épidémies ; aussi doit-elle maintenir ses subventions au montant exigé par l'association.

L'association chinoise procure un cercueil aux familles des morts qui ne peuvent payer les frais de sépulture et pour les indigents dont les corps sont trouvés dans la rue. Les cadavres sont enterrés dans les cimetières des Ningbonais, plus particulièrement celui situé à Pudong. L’action de l’association étant d'utilité publique, l'administration française, en plus du soutien financier délivré sous forme d'une subvention annuelle, l'exonère de l'impôt locatif ; l'administration coopère également avec l’association de bienfaisance pour l'enlèvement des corps d’indigents décédés à l'hôpital Sainte Marie ou à l'hôpital Saint Antoine géré par les Sœurs de la Charité grâce aux subventions de Lu Baihong, l’homme d'affaires chinois et philanthrope catholique. En 1911, l’association de bienfaisance chinoise a effectué cent cinquante-quatre inhumations dont quarante-sept pour l'hôpital Sainte Marie et cent sept pour l'hôpital Saint Antoine.

Dans les années 30, les services d'hygiène, qui accentuent leur action au sein de la Concession française, relèvent des manquements de la part de l’association de bienfaisance. Pendant l'été, l'association ne possède aucun local pour conserver les corps qui ne peuvent être immédiatement inhumés pour raison d'enquête judiciaire, les suicidés ou accidentés de la route. Les inspecteurs constatent que les corps sont laissés à l'air libre, couverts de mouches et exhalant une forte odeur.

En 1936, le nombre de cadavres ramassés sur la voie publique est de sept mille, il passe à dix sept mille deux cents en 1937 avec le début de la guerre et, en 1938, ce nombre dépasse vingt et un mille. 606 Une épidémie de rougeole en janvier 1938 se traduit par une forte augmentation de la mortalité enfantine ; ce mois là, sur quatre mille neuf cent quatre vingt douze corps trouvés sur la voie publique, quatre mille sont des corps d'enfants. 607 En temps normal, les corps sont inhumés à Pudong ; après novembre 1937, l'accès en est bloqué. La municipalité française choisit un terrain dans la zone Xujiahui-Hongqiao pour enterrer les quelque quarante mille cercueils qui se sont accumulés jusqu'en mai 1939. 608 Depuis 1938, les corps sont cependant en grande majorité incinérés : 609 un règlement municipal est en effet édicté interdisant l'entrée et la conservation de cercueils au sein de la Concession française et l’incinération des cadavres réduit les risques d’épidémies. Les nouvelles mesures suscitent des résistances parmi la population chinoise qui souhaite inhumer les corps des membres de leur famille décédés. Dans le contexte de guerre, de mai à décembre 1938, onze mille quatre cent seize corps sont malgré tout incinérés.

Cercueils et incinération des cadavres dans la zone Xujiahui-Hongqiao (6 photos)
Cercueils et incinération des cadavres dans la zone Xujiahui-Hongqiao (6 photos)

En décembre 1939, les conditions locales ne justifient plus, pour le docteur Palud, le maintien de l'incinération systématique des cadavres abandonnés. Les facilités d'évacuation vers les cimetières de Pudong étant rétablies, l’association de bienfaisance chinoise peut reprendre les inhumations dans ce secteur. 610 En 1940, le nombre de cadavres d’indigents abandonnés dans la rue est encore très élevé ; les cadavres d’adultes sont au nombre de mille six cent soixante treize et ceux des enfants sont de onze mille cent soixante. 611 Dans ce contexte de misère et de guerre, la mort est banalisée ; les familles qui ne peuvent faire face aux dépenses de sépultures abandonnent les corps dans l’espoir qu’une association de charité prendra en charge les frais d’inhumation, mais la croyance est toujours vivace que les morts ainsi délaissés peuvent revenir se venger auprès des vivants. 612 L’ampleur du phénomène est donc le reflet d’une telle pauvreté parmi la population chinoise qu’elle va jusqu’à enfreindre la tradition religieuse et les principes confucianistes liés aux cultes des ancêtres. Nombreux sont aussi les cas d’individus décédés qui vivaient dans l’indigence, sans famille ni logement. L’inspecteur en chef français s’indigne en particulier de la manière dont les cadavres sont ramassés et transportés par les employés de l’association de bienfaisance chinoise: « leur transport dans les rues de la concession est fait d’une façon déplorable et parfois scandaleuse. Les corps d’enfants sont entassés pèle-mêle sur des tripoteurs, les membres pendant. Les cadavres d’adultes, ramassés dans les hôpitaux, les corps de femmes, revêtus ou non, sont transportés par les bras et les pieds jusqu’au camion, puis jetés sur la voiture ouverte. Nos observations au bureau de bienfaisance, à ce sujet, n’ont pas donné de résultat. » 613 , attitude justifiée par le fait que, jusqu'à la rétrocession de la Concession française, l'administration subventionne l’association de bienfaisance, malgré les fréquentes réclamations et mises à l’ordre de cette dernière. 614

Ramassage des cadavres d’enfants
Ramassage des cadavres d’enfants
Subventions octroyées à l’association de bienfaisance de la guilde de Ningbo
Subventions octroyées à l’association de bienfaisance de la guilde de Ningbo

En 1936, par mesure d'économie, la municipalité réduit de mille dollars la subvention annuelle ; de même en 1941 en raison du non-respect des règles d'hygiène exigées par l'administration pour la conservation des corps. 615 En 1940, la subvention augmente pour suivre la hausse du prix du bois nécessaire à la confection des cercueils. En juin 1941, l'administration française impose de nouvelles règles de fonctionnement à l’association, sous peine de lui retirer ses subventions et un surveillant russe est engagé pour contrôler le travail effectué par le bureau, portant son attention plus particulièrement sur la durée de séjour des cadavres au dépôt avant leur évacuation, et le respect des règles d'hygiène.

L'inspecteur en chef de l'hygiène présente au docteur Palud, directeur des services d’hygiène un rapport selon lequel les cadavres doivent tous être amenés au dépôt mortuaire avant d'être envoyés vers les cimetières ; l'inspecteur note cependant que les deux camions de l’association de bienfaisance sont souvent sortis toute la matinée ou l'après-midi et reviennent vides, ce qui laisse supposer que les cercueils ne sont pas contrôlés en vue d'obtenir un permis municipal et sont directement transportés au Quai de France pour être amenés en barque aux cimetières de Pudong. Les deux camions sont utilisés pour transporter les cercueils payants, et les corps provenant de Hongqiao et de secteurs situés dans la ville chinoise comme Nandao sans aucune heure de circulation fixée d’avance et sans que les employés effectuent d'arrêt au dépôt mortuaire, afin d'éviter la surveillance municipale : « Les cadavres d'enfants sont généralement ramassés entre 9 heures et midi. On vit le 7 juillet un coolie rentrer au dépôt à 6h40 du soir avec six corps d'enfants qui auraient dû être enlevés pendant la journée. Un autre coolie fut rencontré un jour à 19h35 circulant tranquillement rue Massenet avec un cercueil d'enfant alors que le dépôt mortuaire est fermé à 19 heures. » 616

Sur demande de l'administration française, le dépôt mortuaire est lavé chaque jour à grande eau, travail exécuté lorsque le surveillant russe des services d’hygiène est présent. « Nous signalons, cependant, que tout ce nettoyage superficiel du sol est insuffisant, l'atmosphère reste empestée et les mouches se tiennent sur les cadavres et vont de cercueil en cercueil. On n'effectue jamais de pulvérisation de liquide insecticide. Pas de grillage métallique. » Selon le rapport du surveillant russe, des vers et des mouches sortent des cercueils qui ne sont évacués que lorsque leur nombre justifie un déplacement. En général, la durée de conservation au dépôt est de trois à quatre jours, pour réaliser des économies d'essence et de temps, or, en été, les corps se décomposent dans les vingt-quatre heures suivant leur arrivée. L’association, afin de maintenir les subventions de la municipalité, falsifie à la hausse le nombre de cadavres abandonnés ramassés et à la baisse celui des cercueils payants, pour les faire enregistrer dans la section des cercueils d’indigents et l'administration doit effectuer un contrôle constant pour établir un chiffre plus proche de la réalité. L’association refuse alors la présence à long terme du surveillant russe et exige de rester une institution indépendante, sans droit de regard de la part de l'administration, et les conseils et ordres de l'administration restent sans effet, avec pour seul moyen de pression la réduction des subventions ou l'interdiction du service payant d'enlèvement des cercueils ; la municipalité est cependant trop dépendante de cette association, la seule dans la Concession française à s'atteler à cette tâche difficile, pour que ses menaces soient prises en compte. Aussi maintient-elle ses subventions tout en continuant à effectuer un contrôle quotidien sur le travail de l’association chinoise par des moyens détournés : l'administration interdit par exemple de ramener des cadavres de la zone de Hongqiao sans une autorisation municipale préalable, les employés devant en outre obtenir des inspecteurs du service d'hygiène un permis de passage pour chaque cercueil. Ce contrôle est cependant limité et n'empêche pas les erreurs, comme lors de l'incinération de cadavres à Xujiahui où un corps d'enfant encore vivant est découvert. En fin de compte, les responsables de l’association organisent leur travail comme ils l'entendent ; ils veulent affirmer leur indépendance par rapport à l'administration française dont ils sont peu enclins à recevoir des ordres qu’ils considèrent comme un abus de pouvoir. La gestion du bureau révèle toutefois un manque de connaissance des notions et pratiques en matière d'hygiène publique, qui ne peut s’expliquer uniquement par l'ampleur de la tâche durant les années de guerre.

En 1942, les services d'hygiène, ayant observé que les cadavres abandonnés sur la voie publique y restent longtemps, sollicitent une action rapide de l'association de bienfaisance. Selon les rapports des services sanitaires, le bureau n’emploie que trois coolies chargés d'enlever, sans automobile, une moyenne de trente cadavres par jour. Une épidémie de typhoïde et de choléra, qui se déclare durant l’été 1942, aggrave la situation ; l’état de santé de la population est affaibli par la pénurie alimentaire et la hausse des prix sur le marché noir, causée par le contrôle accru des Japonais sur l’approvisionnement en riz et leurs prélèvement en faveur de leur armée et de leur population civile ; 617 les habitants meurent autant de faim que de maladies contagieuses. Les locaux où sont entreposés les cadavres ne sont donc plus suffisants par rapport au nombre élevé de corps ramassés dans les rues ; le docteur Palud, directeur de l'hygiène publique et de l'assistance, soumet à la municipalité le projet de construire un établissement municipal chargé de ramasser les corps abandonnés et de les incinérer ; la morgue municipale permettrait en outre de conserver les corps en chambre froide pour les cas d'expertise médico-légale. En raison de la rétrocession de la concession un an plus tard, ce projet n’est pas réalisé. 618

Après 1943, le docteur Edith Mankiewicz évoque l’impression que le spectacle quotidien des cadavres abandonnés dans les rues, qui ne sont plus évacués faute de services municipaux, a laissée sur sa fille ; la réflexion de sa fille révèle l’importance du phénomène à Shanghai et la banalisation de la mort : « La police ayant disparu, et les ‘riches’ ne pouvant assurer ce service continuel, dans la nuit, les ‘houseboys’ déposaient les corps devant la porte d’un voisin. Cette vision de cadavres errants fit demander à Jacquie, lors de notre retour aux États-Unis, au butler très distingué des Joe Mankiewicz : ‘Boy, où met-on les morts ici ?’ » 619

Pendant la période de guerre, de nombreux problèmes concernant la gestion des morts se posent pour la municipalité : les guildes refusent que leurs membres soient incinérés comme le souhaitent les services d’hygiène ; les Japonais bloquent la circulation fluviale pour établir un contrôle sur les communications avec l’extérieur ; la Cour de justice chinoise interdit par ailleurs la pratique de l’incinération. La municipalité française parvient toutefois à surmonter ces obstacles grâce à la construction d’un cimetière dans la zone Hongqiao-Xujiahui qui peut contenir quarante mille tombes. Les cercueils les plus défectueux sont brûlés, soit une moyenne de deux mille par mois ; de plus, un règlement exige l’obtention d’un permis de dépôt de courte durée pour les corps.

La municipalité française a souhaité se conformer aux principes de l’hygiène moderne en déplaçant en dehors de l’enceinte de la ville les cimetières. Elle n’a pu cependant changer certaines habitudes des Chinois, comme celle de conserver les corps à domicile ou dans des dépôts provisoires pendant une longue période. La municipalité n’a pas créé de cimetières pour la population chinoise ; ce sont les associations régionales et les guildes qui s’occupent de cette question. Les morts doivent être transportés à l’extérieur de la ville par voie fluviale ou par terre ; cependant, dès que survient une catastrophe naturelle ou un conflit, le système, déjà précaire en temps normal, se paralyse ; par exemple, malgré la courte durée du conflit de 1932, de nombreux cercueils restent bloqués sur la crique de Xujiahui, à la lisière de la Concession française ; même situation en 1937, étendue sur une longue période. Le taux de mortalité générale triple alors, tandis que la mortalité infantile, qui enregistre déjà le niveau impressionnant de 78,4 ‰, monte jusqu’à 141,1 ‰. « En trois mois d’hiver on ramasse 15.000 cadavres abandonnés à la rue. Il s’agit alors d’éloigner, au bas mot, 50.000 cadavres par an. » 620 La tâche a donc été difficile pour les services sanitaires. Pour la municipalité, la meilleure solution consistait à incinérer les corps lorsque les communications avec l’extérieur étaient stoppées ; cependant, cette pratique suscitant une forte opposition de la part de la population et des autorités chinoises, les services sanitaires renoncent à maintenir cette mesure, sauf en cas d’urgence. La résistance des Chinois à l’instauration de cimetières et à la conservation des corps leur a permis de conserver leurs méthodes de travail et leurs habitudes et l’on voit encore des charrettes tirées par des coolies chinois transportant des cadavres ; on pourrait définir cette situation comme un compromis entre les règlements et exigences des Français et les pratiques chinoises.

Notes
604.

Angela Ki Che Leung, Hygiène et santé publique dans la Chine pré-moderne, in Patrice Bourdelais, dir, Les Hygiénistes : Enjeux, modèles et pratiques , Paris, Belin, 2001, p 352.

605.

Bryna Goodman, Native Place, City and Nation: Regional Networks and Identities in Shanghai, 1853-1937 , Berkeley, University of California Press, 1995. pp 7, 90-91, 252.

606.

AMS, U38 5 1180, Rapport du docteur Palud intitulé ‘Cadavres et Hygiène sur la Concession française’, document sans date mais probablement écrit pendant à la fin de l’année 1939.

607.

Op.cit.

608.

Archives privées de Louis Malval, Article de J. Malval et Y. Palud, Le sort des cadavres dans la Concession française de Shanghai, Revue d’Hygiène, Tome 61, n°1, janvier 1939, p 47.

609.

Op.cit.

610.

AMS, U38 1 148, Rapport des services d’hygiène sur l’association de bienfaisance chinoise de la Guilde de Ningbo.

611.

AMS, U38 5 1276-1, Rapport des services d’hygiène sur les cadavres ramassés par l’association de bienfaisance durant l’année 1940.

612.

Angela Ki Che Leung, Hygiène et santé publique dans la Chine pré-moderne, in Patrice Bourdelais, dir, Les Hygiénistes : Enjeux, modèles et pratiques , Paris, Belin, 2001, p 352.

613.

AMS, U38 5 1276-1, Rapport de l’inspecteur en chef des services d’hygiène sur l’évacuation des cadavres pour l’année 1940.

614.

AMS, U38 1 148 (1), (2), (3), Rapport de la municipalité française sur l’association de bienfaisance chinoise de la Guilde de Ningbo, subventions annuelles, de 1922 à 1943.

615.

AMS, U38 1 148 (3), Association de Bienfaisance chinoise de la Guilde de Ningbo.

616.

AMS, U38 1 148 (1), Rapport du chef inspecteur d'hygiène sur l’association de bienfaisance de la guilde de Ningbo, 1941.

617.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai , Paris, Edition Fayard, 2000, p 330.

618.

AMS, U38 1 148 (1), Lettre du docteur Palud au directeur des services municipaux, le 3 septembre 1942.

619.

MAE, Article du docteur Edith Mankiewicz, p 12.

620.

Archives privées de Louis Malval, Article de J. Malval et Y. Palud, Le sort des cadavres dans la Concession française de Shanghai, Revue d’Hygiène, Tome 61, n°1, janvier 1939, p 44.