2.4. Conclusion

Cette étude nous montre la complexité de notre rapport à la propreté et l’émergence, à la fin du XIXème siècle, d’une politique d’hygiène et de santé publique, concomitante aux découvertes de Pasteur, qui soutient le processus de colonisation : la pauvreté et l’insalubrité qui dégradent les villes chinoises servent d’arguments aux puissances occidentales pour imposer leur occupation et leur domination politique. De son côté, le gouvernement chinois, souhaite contrecarrer les pressions des puissances étrangères et choisit de se plier à leurs exigences sanitaires pour en limiter les contrôles. Ainsi la Chine espère-t-elle se hisser sur la scène internationale.

D’autre part, la stabilité politique est garante du maintien d’un état sanitaire satisfaisant car les troubles, en désorganisant profondément la société, empêchent la mise en œuvre des mesures sanitaires et l’éducation de la population. Dans un contexte de guerre, les conditions de vie se dégradent rapidement et la maladie s’installe : « on notera que, presque toujours, les épidémies creusent leur sillon à la suite des guerres. Trois mots sont récurrents dans l’histoire du Moyen Age : peste, famine et guerre. Aujourd’hui encore, une épidémie succède, en règle générale, à un important déplacement de population, conséquence d’un conflit politico-militaire. » 621 La guerre apporte avec elle son lot de misère et de dévastation humaine, illustrées par l’arrivée de milliers de réfugiés à Shanghai. Quand le désordre se généralise, seule la survie compte, et les individus n’ont d’autres soucis que se nourrir, s’habiller, se protéger de la mort.

Constamment sollicités durant cette période, les services d’hygiène français ont dû s’adapter rapidement et sont réorganisés en 1930 par les docteurs Rabaute et Palud ; un dispositif efficace est mis en place pour contrôler la situation sanitaire et la concession fait preuve d’innovation en créant, par exemple, un centre de désinfection pour les pousse-pousse. L’aide aux réfugiés et aux habitants est surtout financée par les associations régionales chinoises, aidées d’associations caritatives privées, et quelquefois de missionnaires comme le Père Jacquinot. Les services français limitent leur action au contrôle sanitaire et médical des camps et à des campagnes de vaccination, ce qui revient à dire que les seules vraies mesures prises le sont pour protéger la communauté européenne des risques d’épidémie et de la dégradation des conditions sanitaires. De leur côté, les Jésuites ont assuré une protection aux élèves chinois réfugiés dans leurs écoles : en 1942 le Collège St Ignace compte mille quatre cent soixante douze étudiants, ce qui représente un nombre trois fois plus élevé que celui des années précédentes. 622

L’incompréhension et les préjugés qui caractérisent la politique impérialiste des puissances occidentales sont largement illustrés par les discordances entre les discours et la réalité. Si les municipalités étrangères ne tarissent pas de critiques sur le manque d’implication de la municipalité chinoise, dans les faits elles restent en retrait lorsqu’il s’agit de venir en aide aux réfugiés et de financer des structures lourdes comme les hôpitaux. En outre, les mesures sanitaires et préventives mises en oeuvre dans la Concession française ne sont pas appliquées avec les mêmes modalités selon qu’elles concernent la communauté étrangère, où tout se passe systématiquement de manière moins humiliante qu’à l’égard de la population chinoise : les étrangers ne se font pas interpeller dans la rue pour se faire vacciner, comme tel est le cas pour la population chinoise qui ne se voit informée publiquement du principe de la vaccination qu’en 1938 grâce aux affiches dessinées par le docteur Malval ; en cas de maladie contagieuse, c’est à la population chinoise, considérée comme ignorante des principes de prophylaxie, qu’est imposée la désinfection des logements ; cette intrusion dans l’intimité des foyers est forcément mal vécue quand on connaît l’importance dans la culture chinoise de la séparation entre l’intérieur et l’extérieur et l’interdit attaché à l’espace privé ; à partir de 1940, tous les lilong font l’objet de ce type de programme, qu’une maladie contagieuse ait été enregistrée ou non, pour éviter les risques d’épidémie. La communauté étrangère, elle, reste épargnée sous le prétexte qu’elle est familiarisée avec les avancées de l’hygiène publique et de la bio-médecine.

En ce qui concerne l’installation de l’eau courante et d’un réseau de canalisations, cette démarche suit naturellement l’avancée du progrès; mais sa dimension symbolique dépasse largement les exigences du confort quotidien. Dans la tradition judéo-chrétienne, l’eau purifie et le baptême permet d’intégrer l’église pour faire partie de la communauté des fidèles ; outre leur travail de salubrité publique, les Occidentaux se voient investis d’une mission de salut de l’âme ; à leurs yeux, il est indéniable que leur action est d’une grande valeur et suscitera la reconnaissance des Chinois qui les percevront comme des héros. De leur côté, les Chinois voient l’aspect mercantile du système et observent qu’il bénéficie en priorité aux étrangers à qui ils doivent de surcroît acheter l’eau courante. Cette divergence de point de vue ne peut que susciter le mécontentement de plusieurs corporations directement lésées par le nouveau système : les guildes de porteurs d’eau perdent leur travail, le revenu des vidangeurs chute. En outre, la mentalité chinoise est choquée de voir présenter l’utilisation des déchets humains comme une souillure. Quand les missionnaires renchérissent en développant dans leurs prêches l’idée de purification et en les enjoignant de se laver du péché, les Chinois comprennent encore moins et se sentent humiliés. L’indignation occidentale devant l’ingratitude des « Célestes » creusera encore le malentendu et accentuera le mépris réciproque dans lequel se mureront les différentes communautés.

Notes
621.

Jean Rigal, Epidémies et réactions internationales, p 170-171, dans Rony Brauman, Utopies Sanitaires , Paris, Editions Le Pommier-Fayard, 2000.

622.

Martine Raibaud, ‘L’enseignement catholique en Chine sous la République de 1912 à 1949.’ thèse de doctorat, Paris VII, 1991, p 338.