Chapitre 3. L’assistance publique au sein de la Concession française

La tendance générale en Europe à la fin du XIXème siècle est l’évolution vers une plus grande implication de l’État dans les questions sociales. D’une politique d’assistance publique qui prend uniquement en compte les plus démunis, les États occidentaux évoluent vers la mise en œuvre d’une politique sociale qui prend en compte l’ensemble de la population pour assurer son bien-être. L’émergence de l’État providence a pour objet de protéger l’individu et d’établir un système de justice sociale. 623

Des études récentes ont montré deux images de l’action sociale durant la IIIème République. La première observe les lacunes de la politique sociale française ; 624 la seconde, sans cacher ces insuffisances, tempère cette idée avec une analyse sur l’action en faveur des femmes et des enfants, pour un meilleur confort dans la maternité et la natalité. 625 La politique sociale à la fin du XIXème siècle est en fait un mélange de tradition et d’innovation. Bien que profondément marqués par les idées révolutionnaires de 1789, les responsables politiques de la IIIème République sont partagés entre une hostilité libérale à l’égard du pouvoir et un républicanisme centralisateur. Selon les tenants du libéralisme, vouloir éradiquer la pauvreté et les pauvres, phénomène inhérent à la vie, altèrerait l’ordre social, tandis que le respect de la propriété privée et des libertés individuelles, bases de la démocratie, s’oppose à l’intervention systématique du gouvernement. 626 En revanche, selon l’idéologie jacobine, l’État, en tant que seul représentant de la volonté générale, est l’unique acteur social possible en France, ce qui signifie, pour de nombreux républicains et plus particulièrement les membres du Parti Radical, que l’État a un rôle central à jouer dans la société. 627 La prédominance du libéralisme commence à diminuer durant les années 1880 et 1890 à travers un processus qu’un chercheur a appelé ‘l’invention du social.’ 628 Inquiets de voir la France devancée par d’autres nations européennes comme l’Allemagne et l’Angleterre avec Florence Nightingale, les théories libérales commencent à être remises en cause notamment en matière sociale et l’après guerre marque un tournant dans la politique sociale de la France. La législation qui se met en place est autant le fait des préoccupations natalistes que des concepts français de citoyenneté et d’État : l’accès aux soins est élargi par les Lois sur les Assurances Sociales de 1928 et 1930. La création de la Sécurité Sociale en 1945, qui généralise la couverture sociale à l’ensemble des salariés, marque pour Didier Fassin « l’aboutissement de cette idée d’une régulation par l’État des rapports sociaux pour en minimiser les effets sur les corps. » « L’universalisation de la couverture sociale sous la tutelle de l’État (…) définit ainsi une nouvelle mission de l’État moderne : la réduction des injustices et la protection des pauvres. » 629 C’est à cette époque que ce modèle d’État social a connu sa maturité ; il est remis en cause à l’heure actuelle en raison de « la dissolution du contrat social » caractérisée par l’augmentation du chômage et la précarisation de l’emploi et l’on observe que « même lorsque ce contrat existait, la protection sociale n’a guère permis la réduction des inégalités devant la maladie et la mort. » 630

A Shanghai existe déjà une solide tradition d’assistance publique créée par les institutions religieuses ; l’administration française, à son tour, va prendre en charge la gestion de la pauvreté. C’est à cette tradition de charité chrétienne et au principe de solidarité sociale mis en oeuvre par l’État que la municipalité française de Shanghai se rattache dans sa politique sociale et sanitaire. S’impliquer dans ces questions apparaît pour les responsables politiques français comme la marque de la modernité et le symbole d’un État de droit qui assure la répartition équitable des richesses. La politique sociale de la municipalité française s’inspire aussi du travail de propagande effectué par le ‘Service des œuvres françaises à l’étranger’ institué le 15 janvier 1920 ; placé sous la direction du ministère des Affaires étrangères, ce service a pour objectif d’étendre l’influence de la France et son action civilisatrice dans le monde. Emile Naggiar, qui y occupe le poste de directeur d’octobre 1924 à novembre 1925 avant d’être nommé consul à Shanghai (1926-1928), en exprime les principes en prônant la mise en œuvre d’une action éducative, sociale ainsi qu’une mission d’information auprès de la population chinoise.

L’idée nouvelle, qui voit le jour en 1927 631 au sein de la municipalité française de Shanghai, est celle de la responsabilité de la puissance publique dans l’action sociale. Celle-ci a pour devoir d’assurer la redistribution des richesses en faveur des plus démunis. La municipalité française de Shanghai s’engage concrètement dans la voie de l’assistance publique à partir de 1930, en créant des programmes d’aide sociale qu’elle contrôle directement et en subventionnant les œuvres philanthropiques fondées par les Jésuites, les Sœurs de la Charité, par Lu Baihong, homme d’affaires chinois catholique, et par les associations caritatives russes. Les hôpitaux, dans ce contexte, sont à la fois le lieu de la médicalisation et de la pratique clinicienne et celui de l’assistance aux pauvres où les miséreux, les incurables, les malades mentaux et les personnes âgées y sont accueillis faute d’institutions spécialisées. 632

Pour les responsables français, l’objectif est d’atténuer les risques de désordres sociaux et de garantir ainsi la stabilité sociale. L’image de prestige et de grandeur morale liée aux actions philanthropiques est également un aspect important des motivations de la municipalité, tandis que des raisons d’ordre sanitaire justifient les mesures sociales qui permettent d’éduquer et de soigner les populations et de favoriser ainsi des modes de vie moins pathogènes qui, s’ils n’étaient pas modifiés, affecteraient l’ensemble de la population. L’objectif est de créer un univers plus sain, ce qui suppose la prise de conscience individuelle dans le comportement et la responsabilité de chacun à l’égard des autres : il s’agit de se maintenir en bonne santé pour le bien-être de la communauté.

Pour les médecins fonctionnaires en charge du service d’assistance publique, l’aide aux pauvres n’est davantage motivée par des raisons de santé publique ainsi qu’humanitaires que de charité chrétienne, comme pour les catholiques français et chinois. Le docteur Rabaute, directeur de ce service de 1930 à 1938, souligne la difficulté de l’action sociale, ce qui l’amène, en 1936, à un point de vue très mitigé quand à son fonctionnement, certaines œuvres étant privilégiées au détriment d’autres ; il s’inquiète d’éventuels effets pervers de l’assistance publique : « il y a lieu de se demander si avec les meilleures intentions du monde, on n’est pas tombé dans l’écueil qui consiste à faire de ce qu’on donne à l’assisté quelque chose de trop enviable qui limitera son effort et encouragera son imprévoyance. » L’assistance publique doit, pour lui, être « étudiée, discriminée et canalisée vers un rendement plus grand et plus rationnel. »  Les inquiétudes soulevées par le docteur Rabaute représentent un des leitmotiv repris par les opposants au système d’assistance aux pauvres qui les présentent comme des imposteurs profitant de l’argent public. Les doutes demeurent sur la réalité de la condition de pauvre et sur les raisons justifiées ou non de cet état, ce qui amène à établir la notion de vrai et de faux pauvre, les seconds abusant de la confiance de ceux qui les aident. Le rapport est donc difficile entre celui qui apporte son soutient et celui qui le reçoit, à qui il appartient de justifier de sa misère et de la mettre en valeur pour susciter le secours, ce qui a pour effet d’accroître le doute sur la réalité de la misère de celui qu’on assiste.

La municipalité reconnaît le principe de l’aide sociale et veut en profiter pour améliorer son image ; dans sa politique d’assistance publique, la priorité est donnée aux œuvres dites de ‘propagande’ qui reçoivent les fonds les plus élevés et à l’assistance médicale, qui l’emporte sur tous les autres domaines : subvention aux œuvres privées de bienfaisance, assistance sociale telle l’aide aux prostituées, aux mendiants, aux enfants délinquants, formation de jeunes adultes. Le nombre des bénéficiaires est ainsi limité et les services municipaux d’assistance publique sont privilégiés au détriment des associations caritatives russes ou chinoises. Pour la population russe, la municipalité met en place un bureau de surveillance qui oblige les personnes assistées à fournir des informations sur leur lieu de résidence, leur situation personnelle et familiale, et exige de la part des postulants deux ans de résidence dans la Concession française. La COIP, Caisse des oeuvres d’intérêt public, qui subventionne l’action sociale de la municipalité, octroie le financement le plus élevé aux œuvres dites ‘d’intérêt public’ comme le Journal de Shanghai, le Cercle français, et la Radiophonie dont les subventions représentent la même somme que le budget consacré aux établissements hospitaliers qui inclut également toutes les œuvres de bienfaisance ; les nombreuses associations caritatives de la concession e voient leur subvention diminuée d’autant.

L’action médicale, en retrait au niveau financier par rapport à ces œuvres culturelles françaises, suscite malgré tout, à partir de 1930, l’intérêt du Consul et des conseillers municipaux. C’est que les responsables français, en modernisant l’hôpital Sainte Marie, en profitent pour contrôler l’aide médicale apportée à la population chinoise et russe, ce qui ne pourrait se faire si la municipalité s’en remettait aux organisations caritatives privées. Ils valorisent leur action en la diffusant largement dans le public et mettent l’accent sur la nécessité de porter toute entreprise au crédit du consul représentant la France, car l’œuvre laissée aux mains d’organisations privées qui pourraient être politisées ternirait l’image de la France agissant contrairement à ses principes. Si la municipalité soutient les hôpitaux créés par l’homme d’affaires catholique Lu Baihong, c’est que ce dernier est un interlocuteur privilégié en raison de ses liens avec les Jésuites et les Sœurs de la Charité, de son action caritative qui découle de sa foi religieuse, et de sa réussite dans les affaires, qui lui permet de financer de nombreuses œuvres philanthropiques. La municipalité ne faisant pas confiance aux autres structures, comme celles gérées par les associations régionales chinoises, elle leur octroie peu d’aides mais soutient certaines structures chinoises comme l’œuvre de bienfaisance de l’Association Régionale de Ningbo, qui prend à sa charge un problème aussi important que l’incinération des cadavres de Chinois trouvés dans la rue.

Cette attention portée à la médicalisation, qui vient au second rang des contributions octroyées par la municipalité, révèle les peurs face à la maladie et aux épidémies mais peut également être perçue comme le reflet d’une faille du système politique : l’idée se développe en Occident, que les hôpitaux relèvent de la responsabilité de l’État. Or, l’action de la municipalité est limitée à certaines catégories de personnes : seuls les employés municipaux bénéficient de la gratuité des soins ou d’un tarif préférentiel, les Chinois résidents, payant pourtant les impôts et les taxes municipales ne sont pas pris en compte par ce système d’aide sociale ; ainsi, selon le docteur Rabaute, les asiles pour personnes âgées n’intéressent pas la municipalité, la population occidentale de Shanghai ne comprenant pas cette tranche d’âge, or ces maisons de retraite sont « non seulement utiles, mais absolument nécessaires.» 633

La guerre bouleverse les conditions économiques et sociales à Shanghai, provoquant une récession économique qui entraîne un chômage important ; elle s’accompagne également de pénuries et d’une hausse des prix, comme celle du prix du charbon et des médicaments qui ont doublé. De ce fait, davantage de personnes font appel à l’assistance de la municipalité et les budgets consacrés à ce secteur doivent être augmentés. Durant cette période, le docteur Rabaute propose d’accroître le nombre de lits financé par la COIP ce qui permet d’accueillir davantage de malades indigents. 634 Le budget consacré à l’assistance médicale pour les malades dits généraux (c’est-à-dire les maladies courantes et non contagieuses) est augmenté de 30%. Une section de gériatrie est créée pour accueillir les personnes âgées qui occupent sur une longue période les lits d’hôpitaux réservés aux indigents alors qu’ils ont besoin d’infrastructures adaptées. A partir de 1939, douze lits sont assurés au sein de l’hôpital Sainte Marie pour des malades chroniques étrangers qui ainsi n’occuperont pas ceux réservés aux indigents. Selon le docteur Rabaute, si un tel service n’a pas été envisagé auparavant c’est que « il ne faut jamais faire trop complet sans quoi on risque d’attirer tous les indigents, ou soi-disant tels, épars dans toutes les villes de Chine. En second lieu, c’est que les conditions qui existent maintenant proviennent pour une très grande part du fait des hostilités qui ont tout bouleversé. Pas de travail, vie plus chère, misère plus grande d’où malades plus nombreux et assistés de toutes catégories, plus nombreux aussi. » 635 La crainte est toujours présente d’attirer les réfugiés russes qui résident dans les autres villes de Chine, comme Harbin, Beijing, Tianjin ou Qingdao ; s’ils arrivent à Shanghai, c’est pour des raisons politiques et économiques comme à partir de 1932 lorsque les Japonais contrôlent Harbin : en 1935, le rachat de la ‘China Eastern Railway Company’ par les Japonais enlève leurs moyens de subsistance aux Russes qui travaillaient dans cette entreprise, ce qui les pousse à se rendre à Shanghai. Enfin, l’antisémitisme grandissant contraint les Russes juifs à quitter Harbin. 636

A partir de 1938, l’action grandissante de la municipalité dans le secteur de l’assistance médicale l’amène à favoriser les organisations russes qui agissent dans ce secteur, telle la Maison de Convalescence pour Tuberculeux Russes créée par la société de la Fleur Blanche considérée comme une œuvre ‘des plus précieuses’. Le docteur Rabaute, s’il reconnaît le rôle de relais indispensable de ces associations, souhaiterait qu’elles soient centralisées pour éviter d’avoir à traiter avec de nombreux comités et pour conserver une plus grande emprise sur les associations auxquelles la municipalité octroie des aides car la prévalence d’une action politique sous couvert d’action philanthropique inquiète les autorités françaises. Le docteur Rabaute préconise dans ce sens un « plan de centralisation, de direction, et de contrôle » pour mener « une politique d’assistance médicale et sociale plus raisonnée et génératrice de meilleurs effets. » 637 mais l’instabilité liée à la guerre ne permet pas la réorganisation du système selon ces principes.

Notes
623.

Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours , Paris, le Seuil, 1990.

624.

Sanford Elwitt, The Third Republic Defended , Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1986.

François Ewald, L’État providence , Paris, Grasset, 1986.

Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale ,

Allan Mitchell, Divided Path : The German Influence on Social Reform in France after 1870 , Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1991.

Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours , Paris, Seuil, 1990, pp 139-183.

Stone, Search for Social Peace.

Timothy Smith, ‘The politics of public assistance in Lyon, France, 1815-1920’, Ph.D NewYork, Columbia University, 1994.

625.

Elinor Accampo, Rachel G.Fuchs, Mary Lynn Stewart, eds., Gender and the Politics of Social Reform in France, 1870-1914 , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1995.

Rachel G.Fuchs, Poor and Pregnant in Paris : Strategies for Survival in the Nineteenth Century , New Brunswick, Rutgers University Press, 1992.

Catherine Rollet-Echalier, La Politiqe à l’égard de la petite enfance sous la IIIème République , Paris, Presses Universitaires de France, 1990.

Sylvia Schafer, ‘Children in Moral Danger and the Politics of Parenthood in Third Republic France, 1870-1914’, Ph.D. Berkeley, University of California, 1992.

Mary Lunn Stewart, Women, Work, and the French State : Labour Protection and Social Patriarchy, 1879-1919 , Kingston, McGill/Queens University Press, 1989.

626.

Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale , pp 33-101.

627.

Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours , Paris, Seuil, 1990, pp 95-99 

628.

Jacques Donzelot, L’invention du social , Paris, Fayard, 1984.

629.

Didier Fassin, L’Espace politique de la Santé , Paris, Puf, 1996, p 116-117.

630.

Didier Fassin, L’Espace politique de la Santé , pp 117-118, Rosanvallon est cité par ce chercheur dans le cadre de son argumentation.

631.

Année de création par le Consul français de Shanghai, M.Wilden, de la Caisse des œuvres d’intérêt public qui a pour fonction de subventionner des œuvres culturelles, médicales et sociales.

632.

Comme le note Sophie Dion-Loye dans Les pauvres et le droit , p 13 : « Sur les relations entre l’hôpital et les pauvres, on peut remarquer que l’Assistance publique est toujours définie comme l’ensemble de l’administration et des établissements qui viennent au secours des malades et des nécessiteux. D’ailleurs, selon Littré, au sens figuré, le mot hôpital signifie misère et pauvreté. »

633.

AMS, U38 5 1061, Rapport du docteur Rabaute, le 30 décembre 1937.

634.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°62, Lettre du docteur Rabaute au Consul, le 2 février 1938.

635.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°62, Lettre du docteur Rabaute au Consul, le 2 février 1938.

636.

Marcia R. Ristaino, The Russian diaspora community in Shanghai, pp 192-208 in Robert Bickers, Christian Henriot, New frontiers , Manchester University Press, 2000.

637.

Op.cit.