3.1. La Caisse des œuvres d’intérêt public (COIP)

La Caisse des œuvres d’intérêt public (COIP), qui commence à fonctionner en 1928, fait l’objet d’une Ordonnance consulaire promulguée par le Consul Wilden le 16 décembre 1927. La Caisse vit grâce aux taxes prélevées sur le Champ de Courses, connu également sous le nom de Canidrome, fondé en 1928 par Felix Bouvier, entrepreneur français, sur la rue du Roi Albert (actuellement Shanxi nan lu) ; il s’agit d’un complexe de divertissement qui comprend, en dehors des courses de lévriers sur lesquels les joueurs parient de l’argent, un restaurant, un bar, une salle de danse, et une arène pour la boxe. Du Yuesheng, qui possède des parts dans le capital du Canidrome, importe les chiens d’Angleterre sans payer de taxes douanières grâce à ses relations ; mais en 1929, le gouvernement chinois, opposé aux maisons de jeux pour des raisons morales, veut fermer ce centre de divertissement et interdit l’importation de chiens de course ; malgré la protestation du Consul français, l’interdiction est maintenue et il est décidé d’élever des chiens sur place, ce qui entraîne l’installation d’infrastructures spécifiques et des dépenses supplémentaires. 638

La COIP prélève également des taxes sur le Parc des sports ou ‘Auditorium’ qui se situe sur une partie du vaste terrain occupé par le Canidrome ; il ouvre ses portes en février 1930 et offre comme spectacles des compétitions de pelote basque sur lesquelles sont effectuées des paris ; l’Auditorium comporte cinq étages, des tribunes climatisées, et des loges privées dont une est réservée au Consul français par Félix Bouvier qui souhaite entretenir de bons rapports avec les responsables politiques de la Concession française. Les joueurs de pelote viennent du sud-ouest de la France et reçoivent un salaire élevé comme indemnité d’expatriation et pour leur niveau élevé dans la pratique de ce sport. A la demande du Consul français, les matches de pelote basque ont lieu seulement en fin de semaine, les jeudi et vendredi soir et les samedi et dimanche matinée et soir, pour éviter d’aviver les tensions avec les autorités chinoises. 639 Alors même que le gouvernement chinois a ordonné la fermeture des Champs de Courses, l’ouverture de tels établissements est ainsi justifiée par la redistribution qu’opère la COIP à des œuvres d’intérêt public, culturelles ou médicales. Ce système est favorable à la municipalité française qui peut ainsi endosser le rôle de bienfaiteur de la communauté et élargir son champ d’action à des domaines d’utilité publique.

Ces deux complexes attirent de nombreux étrangers et Chinois, rapportant ainsi beaucoup d’argent. La COIP en tire l’essentiel de ses revenus, grâce au prélèvement de 11 à 20% des recettes sur les paris mutuels des deux établissements ; 640 les recettes versées par le Parc des sports à la COIP varient peu au fil des ans et augmentent en 1937, malgré la guerre sino-japonaise, assurant ainsi le maintien de la COIP. L’ensemble des subventions et secours distribués par la Caisse des œuvres représente 45% des recettes des établissements de jeux en 1938 et 1940, années pour lesquelles nous disposons d’un rapport synthétique du contrôleur comptable, établi en fin d’année, pour la commission d’administration sur la vérification et le contrôle des comptes. L’année 1938 est le dixième exercice de la Caisse.

Caisse des œuvres, recettes et subventions (en millions de dollars)
Caisse des œuvres, recettes et subventions (en millions de dollars)

La COIP est un organisme indépendant de la municipalité française et possède son propre comité de direction dont les membres sont pourtant pour la majorité issus de l’élite dirigeante de la municipalité : les personnes qui siègent à la commission provisoire d’administration municipale appartiennent aussi à la COIP, ce qui se traduit par une politique commune. La COIP finance à 90% les projets choisis par son comité de direction et par la municipalité. Cette politique n’est guère favorable aux administrateurs du Canidrome et de l’Auditorium qui le font remarquer au Consul français : « C’est là un sacrifice dont on mesure l’étendue lorsqu’on constate qu’en dix mois environ, nous avons versé 483.765$ (dont 455.813 $ au Consulat et $ 27.952 à la Municipalité) aux parties publiques prenantes alors que nos actionnaires n’ont pas encore reçu le moindre dividende, et qu’il n’y a aucun espoir qu’ils en reçoivent pour le présent exercice, en admettant même qu’il n’y ait aucun ralentissement dans les affaires du Canidrome. » 641 En effet, l’installation de ces centres a entraîné de lourds investissements et les travaux n’ont pas été réalisés sans mal et par la suite les pressions du gouvernement chinois ont mis un frein à l’encaissement des bénéfices.

Dans la Concession internationale, deux sociétés anglaises ont ouvert en 1926 des établissements de courses de chiens avec pari-mutuel, et disposent à leur convenance du produit des jeux : le premier porte le nom de ‘Luna Park’ et le second, le ‘Stadium’. Cependant, à plusieurs reprises, les autorités chinoises demandent au SMC la fermeture des champs de courses de chiens. A la fin de l’année 1930, le SMC est sollicité par plusieurs sociétés qui, elles aussi, souhaitent ouvrir des établissements pratiquant le pari mutuel. Face à la pression du gouvernement chinois, le Consul anglais, J.F. Brenan, décide de supprimer ces établissements pour éviter que l’image des Anglais en soit ternie, en les présentant comme exploitant la passion du jeu des Chinois ; le 31 mars 1931, le SMC ordonne la fermeture des deux champs de course de chiens, ce qui amène les responsables du ‘Luna Park’ à se réunir le 4 avril afin d’agir contre les mesures prises par le Conseil, mais la réunion est interrompue par la police. 642 Dans ce contexte, la politique de compromission de la municipalité française envers la Bande verte et Du Yuesheng, actionnaire au sein du Canidrome, inquiète de nombreux responsables politiques étrangers qui regrettent que les municipalités étrangères n’adoptent pas une politique commune face au gouvernement chinois. En effet, la municipalité française décide d’autoriser le fonctionnement des établissements de pari mutuel, au prétexte que les champs de courses de chevaux (un dans la Concession internationale et deux dans la partie chinoise) continuent de fonctionner et qu’étant souveraine au sein de la Concession française, elle peut décider seule de ses règlements. En ce qui concerne la critique liée à l’exploitation de la passion du jeu des Chinois, la municipalité incite les sociétés situées sur la Concession française à fonder un club dont seuls les membres seraient admis et où la cotisation serait assez élevée pour écarter les Chinois sans grandes ressources, ce qui éviterait l’accusation de les acculer à la misère. Le ministre plénipotentiaire français à Beijing, Wilden, approuve le maintien des sociétés de jeux par « le fait que sur notre concession, grâce à des prélèvements considérables, des sommes assez importantes pour bâtir un hôpital et une école chinoise, faciliteraient dans une certaine mesure cette attitude. » 643

Paradoxalement, c’est la campagne des autorités et des journaux chinois ainsi que celle des journaux anglais contre les paris mutuels qui permet à la municipalité française de justifier les taxes élevées qu’elle prélève pour la COIP. Selon l’Ambassadeur Wilden, « le fait qu’une partie considérable des recettes effectuées va aux œuvres d’intérêt public, ce qui n’était pas le cas sur la Concession internationale, prive d’ailleurs les protestataires d’un des principaux arguments dont ils pouvaient user. » 644 Si la campagne reprend durant l’année 1931, la municipalité française met en avant le droit d’extraterritorialité pour autoriser l’ouverture des établissements français : « Le maintien ou la fermeture du Canidrome ne sont plus alors, pour notre Consul général, que des questions d’opportunité. » 645 La seule crainte évoquée, et qui pourrait amener à la fermeture des établissements, est l’agitation du public qui se serait mobilisé contre le maintien des paris mutuels. En 1934, l’association des contribuables chinois de la Concession française proteste, par exemple, contre les autorités françaises qui persistent à autoriser le fonctionnement du Canidrome et de l’Auditorium, malgré les demandes réitérées de fermeture des autorités chinoises ; cette association remet en cause la bonne foi des autorités françaises qui n’ont jamais présenté officiellement la répartition des aides octroyées par la COIP. 646 Les établissements français sont maintenus et la COIP demeurera jusqu’en 1944, malgré les difficultés financières rencontrées en 1937 au moment de la guerre sino-japonaise, qui auraient pu remettre en cause son fonctionnement.

La commission d’administration de la COIP est composée du Consul général de France, du Directeur général des services municipaux, du Directeur des services d’hygiène et d’assistance publique, du Médecin municipal, du Principal du collège municipal français, du Directeur des services de police et de sûreté, de quatre membres de la commission provisoire d’administration municipale, de trois membres de la chambre de commerce française de Chine, de trois au moins et six au plus résidents de la Concession française, désignés par le Consul. Les décisions de la commission sont prises à la majorité des voix. En 1933, la commission d’administration de la COIP est ainsi composée respectivement selon les positions énoncées précédemment, de Verdier, Rabaute, Velliot, Grosbois, Fabre. Les personnes désignées par la commission provisoire d’administration municipale sont J. Donne, négociant, Président de la Chambre de Commerce française, J. Sauvayre, négociant, et Lu Baihong, industriel et membre de la municipalité française. Les personnes choisies par la Chambre de Commerce française sont Beuchot, négociant, H. Mazot, Directeur de la Banque d’Indochine, également membre de la municipalité française, et H. Dupuy, négociant, qui, comme son collègue, participe à la commission provisoire d’administration municipale. Le Consul désigne H. Bar, Directeur de la Banque franco-chinoise, membre de la municipalité, F. Bouvier, administrateur-délégué de l’Union Mobilière et directeur des établissements de jeux, M. Darre, expert-comptable, L. Lion, négociant, membre de la municipalité. Autant dire que le pouvoir politique au sein de la concession est entre les mains d’un nombre restreint de personnes qui siègent à la fois à la commission provisoire d’administration municipale et à la commission de la COIP. 647

La répartition des subventions comporte trois volets : les œuvres d’instruction publique, les œuvres d’assistance médicale et les œuvres d’intérêt public et de bienfaisance. Un comité gère chacune de ces sections. Les subventions comprennent les allocations annuelles et les secours extraordinaires respectivement distribués aux établissements scolaires et aux établissements hospitaliers, ainsi que les œuvres diverses, catégorie la plus importante au regard des sommes octroyées, où l’on trouve aussi bien le Journal de Shanghai dans la section ‘Œuvres françaises’ que, dans la section ‘Œuvres de bienfaisance’, l’Association ‘Refuge pour femmes russes’.

Caisse des œuvres, recettes et répartition des subventions (en millions de dollars)
Caisse des œuvres, recettes et répartition des subventions (en millions de dollars)

Suite au conflit sino-japonais de 1932, la Caisse des œuvres décide de créer une caisse de secours pour éviter de se trouver dans l’impossibilité de poursuivre le financement des œuvres subventionnées ; une partie de l’argent prélevé est placée sur un compte en banque pour être utilisée en cas de déficit budgétaire.

Comme on l’a vu, ce sont souvent les mêmes personnes qui gèrent les différents comités de la COIP et dirigent les services municipaux : c’est ainsi le docteur Rabaute, directeur des services d’hygiène et d’assistance publique, qui propose les orientations à suivre pour le Comité des établissements hospitaliers et le Comité des œuvres d’intérêt public chargé des œuvres de bienfaisance ; il agit en tant qu’expert auprès des autres membres de la commission d’administration qui, ensuite, votent le budget et les sommes octroyées aux différents comités.

L’objectif est d’aider les plus démunis plutôt que de mettre en place une politique de santé qui implique le droit pour les individus à l’accès aux soins, à l’assurance maladie, c’est-à-dire le droit d’être soigné lorsqu’on est malade, et de contribuer ainsi à l’émergence d’un mode de vie moins pathogène. Une vraie politique de santé publique doit s’accompagner de mesures en faveur d’une meilleure alimentation, de conditions de travail moins dures, de congés payés ; ce n’est pas le cas des actions de la COIP qui ne prend aucune mesure pour améliorer les conditions de travail et de vie des Chinois dont la majorité souffre de malnutrition et d’insécurité due à la précarité et à l’insalubrité des logements. Malgré la surpopulation des appartements et les loyers élevés, aucune réglementation n’est mise en vigueur pour protéger les locataires ; selon Nicholas Clifford, au milieu des années 1920 la plupart des maisons occupées par les Chinois dans la Concession internationale manquent d’installations sanitaires ou d’un raccord à l’égout le plus proche, les résidences de moyen standing ne possèdent pas de chauffage, les salles de bains n’ont pas de douche et les cuisines sont petites et inadaptées ; 648 selon Hanchao Lu, seulement 2,1% des familles à Shanghai possèdent le gaz ; 649 la situation dans la Concession française présente les mêmes caractéristiques, les améliorations des infrastructures urbaines et sanitaires engagées par les conseillers municipaux français s’inspirant, le plus souvent, des mesures prises par le SMC. Le souci des autorités françaises est de limiter les désordres sociaux et de garantir un état sanitaire correct au sein de la concession, mais souhaite y parvenir en transformant le comportement des Chinois, en changeant leurs habitudes notamment en ce qui concerne l’environnement, c’est-à-dire mettre les ordures ménagères dans des poubelles installées à cet effet par la municipalité et non les jeter à même le sol, le service de vidange de la municipalité se chargeant, ensuite, de leur incinération ; il s’agit aussi de ne pas cracher pour limiter les risques de contagion et, par mesure de prévention, la population chinoise doit, sur ordre municipal, se faire vacciner par les équipes mobiles et au Dispensaire municipal.

La politique française à Shanghai reste centrée sur l’hygiène publique et le contrôle des comportements à risque, et n’amène pas à la reconnaissance d’un droit social qui permettrait l’amélioration des conditions de vie des classes les plus exploitées mais fait apparaître le devoir de santé comme l’expression de valeurs non plus sanitaires mais existentielles et morales. Cette politique se radicalise durant la guerre jusqu’à devenir une obsession : la priorité est donnée à l’hygiène publique au détriment de l’aide humanitaire à l’égard des réfugiés chinois secourus uniquement par les associations chinoises qui s’organisent rapidement et gèrent les camps de réfugiés dans les concessions.

Après la rétrocession de la Concession française en juillet 1943, la COIP continue à fonctionner ; pour éviter que ses biens soient réquisitionnés par le gouvernement chinois, elle est assimilée à une œuvre créée par le consulat français de Shanghai, et les propriétés de la COIP au sein de l’hôpital Sainte Marie sont transférées à la Mission des Jésuites tandis que l’Institut Pasteur de Shanghai est cédé à la maison mère ; l’Alliance française, désignée en tant que ‘Société française’, regroupe par ailleurs sous son nom toutes les œuvres de diffusion culturelle française de Shanghai. 650 Mais les fonds de la COIP s’amenuisent comme une peau de chagrin, amenant à l’essoufflement de l’œuvre française à Shanghai. En 1944, le Journal de Shanghai, la Radiophonie, et l’Institut Pasteur fonctionnent uniquement grâce aux aides de la COIP dont le montant représente la moitié des subventions de l’année ; l’année suivante, la COIP s’arrêtant de fonctionner, le directeur de l’Institut Pasteur doit faire appel au ministère des Affaires Etrangères pour obtenir des fonds. L’arrivée des communistes à Shanghai met un point final à l’action du gouvernement français en faveur de l’Institut Pasteur et de l’université l’Aurore.

Notes
638.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°61, Lettre des administrateurs du Champ de courses français au Consul général de France, le 18 septembre 1929.

639.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°61, Lettre du directeur du Parc des sports, Auditorium au Consul français de Shanghai, le 31 janvier 1930.

640.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°61, Ordonnance consulaire du 26 avril 1929.

641.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°61, Lettre des administrateurs du Champ de courses français au Consul général de France, le 18 septembre 1929.

642.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, dossier n°817, Note sur les courses de chiens à Shanghai, le 16 avril 1931 de Koechlin, Consul français à Shanghai au MAE.

643.

MAE, Série Asie, Sous-série Chine, dossier n°817, Lettre de Wilden, Ministre plénipotentiaire de la République française en Chine à A.Briand, MAE, Paris, le 22 juin 1931.

644.

Op.cit.

645.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°61, Lettre des administrateurs du Champ de courses français au Consul général de France, le 18 septembre 1929.

646.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°61, Lettre de l’association des contribuables chinois de la Concession française, le 14 mai 1934 au Consul général de France.

647.

Les années suivantes les personnes qui siègent à la commission d’administration de la COIP sont dans l’ensemble les mêmes. Les représentants des différents bureaux municipaux siègent chaque année, comme M. Verdier, L.Fabre, J.Rabaute, Velliot, Ch.Grosbois. En 1938, siègent également L.Chevretton, directeur de la Banque de l’Indochine, le Révérend Père Moulis, procureur de la Mission des Lazaristes, R.Courthial, directeur de la CFTE, Miollis, Agent de la Compagnie des messageries maritimes, C.L.de Goth, avocat, J.Barraud, avocat, et à nouveau, J.Sauvayre, F.Bouvier, H.Bar, J.Donne. Le fils de Lu Baihong, qui a repris la direction des affaires et des œuvres philanthropiques de son père assassiné en décembre 1937, le remplace à la commission. Ainsi, les interlocuteurs privilégiés de la municipalité française, lorsqu’il s’agit des actions caritatives et des infrastructures hospitalières, appartiennent au milieu catholique. Les membres de la municipalité française sont, pour leur part, des personnes qui occupent des positions élevées et influentes dans la Concession française.

648.

Nicholas Clifford, Spoilt Children of Empire : Westerners in Shanghai and the Chinese Revolution of the 1920s , Hanovre, Middlebury College Press, 1991, p 64.

649.

Hanchao Lu, Away From Nanjing Road : Small Stores and Neighborhood Life in Modern Shanghai, Journal of Asian Studies 54, n°1, February 1995: “For the majority of Shanghai people, a gas supply was something related to the elite and therefore associated with luxury.”

650.

A .D.N., Fonds Pékin, Série A, n°256, Rapport concernant l’avenir de la COIP, Réunion du 18 et 20 janvier 1943 avec Cattand, Consul-adjoint, Beauroy, Vice-Consul, Jaspar, directeur de la COIP, Chapard, Conseiller juridique.