3.3.5. L’International Relief Committee et l’Armée du Salut

L’International Relief Committee a organisé en mars 1939, avec le concours de l’Armée du Salut, des camps de mendiants dont le plus important est le camp Siéyès ; ils logent les Chinois réfugiés dans la ville, ceux ayant perdu leur travail à cause de la guerre et les mendiants professionnels. Avant la guerre, la municipalité chinoise s’appuyait sur les associations de charité créées par les marchands chinois, pour installer des camps où loger les Chinois victimes de catastrophes naturelles. Le bureau des Affaires sociales avait ouvert également un centre d’assistance où étaient placés les mendiants, les femmes et les enfants trouvés dans la rue ; les capacités d’accueil étant limitées, le BAS faisait appel aux associations de charité qui, chaque hiver, procurent abri et soupe populaire. En 1931, face à une vague de chômage dans les filatures de soie, ces associations sollicitent une aide financière du BAS qui, malgré les velléités de contrôle de la municipalité chinoise sur les marchands dominant l’action philanthropique à Shanghai, finit par collaborer avec les associations de charité pour une plus grande efficacité : sans leur aide, la municipalité chinoise n’aurait pu mener sa politique sociale, 679 ses ressources financières étant insuffisantes malgré l’augmentation régulière des revenus fiscaux et la possibilité d’effectuer plusieurs emprunts ; avec le conflit japonais, la situation s’aggrave et devient critique à partir de 1940 et la municipalité chinoise, sous le contrôle des Japonais, ne participe plus aux projets d’assistance publique menés par les municipalités étrangères, tel celui de l’hôpital psychiatrique, le ‘Mercy Hospital’, ce qui soulève les critiques des deux administrations étrangères.

Les mendiants recueillis dans les camps de l’Armée du Salut y sont logés, nourris, vêtus et soignés. L’administration française a contribué au maintien du camp Siéyès, d’avril 1939 à avril 1940 en versant une somme de 67.417,90 $ ; dans les premiers mois, une partie des sommes est employée au rapatriement progressif des mendiants réfugiés vers leur village d’origine mais, quelques mois plus tard, cette évacuation est interrompue à cause de l’occupation du pays par l’armée japonaise. L’Armée du Salut assure aux mendiants l’enseignement d’un métier et, en 1939, le service de police constate une baisse du nombre des mendiants sur la Concession française suite à la création de ce camp. Cependant, en mars 1940, le directeur de la police française remarque un accroissement du nombre des mendiants depuis le début de l’année : on en compte trois mille, qui, selon le chef de la police, sont retournés à leur activité de mendicité malgré la formation professionnelle dispensée par l’Armée du Salut. Il serait illusoire, toutefois, de croire que quelques mois de formation dans des conditions précaires, particulièrement aggravées par la crise économique et la hausse du coût de la vie, permettent un changement de situation.

En mars 1940, le brigadier Morris, responsable des camps de mendiants à l’Armée du Salut, annonce la fermeture du centre qu’il dirige, situé sur la route Ghisi et sollicite la création d’un camp central financé par les trois administrations. Le directeur de la police française transmet sa demande au Consul qui n’y donne pas suite ; sollicité de son côté, le SMC offre son soutien. Le 1er janvier 1941, l’Armée du Salut ouvre sur la Concession internationale un camp de mendiants, le ‘Beggars’Home’, qui se situe au croisement des rues Hart et Singapour (Changde lu et Yuyao lu) et peut recevoir environ mille cinq cents personnes ; on y place les mendiants-réfugiés des villages voisins, pour la plupart affaiblis et malades afin de les nourrir, les soigner et les rapatrier dans leur village ; les mendiants rassemblés en guilde et pratiquant la mendicité comme un métier y sont refusés ; 680 l’Armée du Salut collabore avec les services de police pour connaître les personnes enregistrées comme mendiants professionnels.

Le SMC verse à l’Armée du Salut une somme de 100.000 $ pour l’entretien de ce camp ; celle-ci obtient également une subvention du Rotary Club qui souhaite maintenir l’ordre public au sein des concessions. Un rapport de la police française sur les motivations du club précise que « le président du Rotary Club suggère de débarrasser les concessions des mendiants qui s’y trouvent en ouvrant un vaste camp hors des limites de la ville. Cette organisation nécessiterait la collaboration des trois administrations » 681 mais le projet d’un camp financé par les trois administrations n’a pas encore vu le jour un an après la demande du brigadier Morris. Tandis que pour l’Armée du Salut l’objectif est humanitaire et social, le Rotary Club veut préserver le prestige, la bonne image et l’ordre public sur les concessions.

Le 2 octobre 1941, se tient au SMC une conférence où sont représentées les trois administrations dans le but de résoudre le problème posé par les mendiants. 682 Bien qu’une coopération soit envisagée durant la conférence, « il est convenu que les besoins de la Concession internationale et la Concession française sont des plus urgents. » 683  : une des raisons invoquées est la difficulté à trouver un site où construire un camp assez grand pour recevoir les mendiants des trois parties de la ville. On décide alors de laisser la gestion du problème à chaque concession, les administrations étrangères, argue le SMC dans son rapport, ayant la possibilité de recueillir rapidement des fonds. Pourtant, dans une lettre adressée au président du Rotary Club, le consul français ne semble guère pressé de participer au projet en raison de la diminution constante des vagabonds dans la Concession française : il préfèrerait une évacuation des mendiants vers leurs villages d’origine et le règlement d’autres questions, comme le financement par les trois municipalités du Mercy Hospital. 684 Le SMC finit par trouver un emplacement pour le centre de mendiants sur les routes extérieures de la Concession internationale. Le site, une fois aménagé, pourra recevoir, selon le rapport, trois mille personnes dans des maisons de briques munies d’eau courante. Le conseil anglo-saxon souhaiterait que la municipalité chinoise soit plus active dans la gestion des mendiants qui représentent un danger pour la sécurité et l’hygiène publique ; ce sont des raisons d’ordre sanitaire qui sont mises en avant pour justifier l’intervention de la municipalité anglo-saxonne, qui porte également un jugement moral sur les mendiants : « les pauvres dans la rue sont une nuisance. Le commissaire de la santé publique considère qu’ils sont une menace à la santé publique et qu’ils sont de façon indéniable des criminels potentiels. » 685

Les mendiants professionnels sont à distinguer des pauvres acculés à la mendicité par la guerre. Il s’agit d’aider ces derniers en les plaçant dans des camps et en les assistant le temps que la stabilité revienne dans le pays. La situation est particulièrement difficile en 1941, suite à l’inflation, à la pénurie de produits alimentaires, de charbon, d’essence, à l’occupation de la Concession internationale par les Japonais et à l’internement des Américains et des Anglais dans des camps. En 1939, le docteur Malval peut encore écrire sur la vie à Shanghai qu’elle « est d’une si insolente opulence (sans rien ôter aux coutumières misères sous-jacentes) qu’on ne peut se défendre d’être inquiet sur la durée de tout cela. Il faut peu de chose pour freiner le trafic maritime, paralyser le grand port. La frénésie présente témoigne sans doute de cette évidente crainte. » 686 En 1941, par contre, la guerre et son lot de privations sont, cette fois, bien réels : « Toutes les firmes sont fermées, spoliées, ruinées, les banques gelées, les bateaux saisis. Jadis métropole du bruit, de la lumière, du mouvement rapide, Shanghai est sombre, silencieuse, paralysée. » 687 La municipalité chinoise avait lancé des programmes pour aider les mendiants et les pauvres, mais la guerre sino-japonaise de 1937 met fin à ses efforts. Le consul français souhaite régler d’autres problèmes, tandis que la municipalité anglo-saxonne est pressée de trouver une solution. Une fois encore, des divergences apparaissent entre les deux municipalités étrangères, ce qui freine la réalisation des projets d’action sociale.

Notes
679.

Christian Henriot, Shanghai 1927-1937 , pp 257-261.

680.

AMS, U38 2 (3), Rapport de police sur le ‘Salvation Army Beggar Camp’, le 5 décembre 1941.

681.

AMS, U38 1 189, Rapport de police sur les camps de mendiants du 24 juillet 1941.

682.

AMS, U38 2 (3), Rapport du SMC le 18 novembre 1941, sont présents : G.W. Boissevain, Consul général des Pays-Bas représente le Rotary Club, H.W. Ling représente l’administration du Plus Grand Shanghai, E.Creston représente la municipalité française, G.H. Walker représente l’Armée du Salut et W.H. Widowson représente le SMC.

683.

AMS, U38 2 (3) 130, Rapport du SMC le 18 novembre 1941 sur la Conférence : le problème des mendiants à Shanghai. “I was agreed that the needs of the Settlement and French Concession are most urgent.”

684.

AMS, U38 5 1144, Lettre du Consul général de France, de Margerie, au président du ‘Rotary Club’ le 2 septembre 1941.

685.

AMS, U38 2 (3) 130, Rapport du SMC le 18 novembre 1941 sur la Conférence : le problème des mendiants à Shanghai. “Destitutes on the streets are distressing and a nuisance. The Commissioner of Public Health considers that they are a menace to public health and they are undoubtedly potential criminals.

686.

MAE, Mémoires du docteur Malval, Tome II, p 92.

687.

MAE, Mémoires du docteur Malval, Tome II, p 131.