3.4. Les associations de charité russes et l’assistance de la municipalité française à la communauté russe de Shanghai

3.4.1. Situation des ressortissants russes de Shanghai

La perte de prestige provoquée par l’arrivée en vagues successives de réfugiés russes incite la municipalité française à les aider, craignant de voir remettre en cause la position de force et de domination des Occidentaux par le spectacle lamentable d‘Européens, des ‘blancs’ dans l’esprit des Chinois, présentant l’image de la misère et du désordre. L’augmentation constante de ces réfugiés, leur pauvreté qui pousse certains aux vols et à la mendicité, éveillent l’inquiétude des responsables français ; ce sont alors des impératifs d’ordre et de sécurité publique qui motivent leur politique d’assistance publique.

Les Russes trouvent parmi certaines personnalités françaises des affinités avec leur culture et un intérêt pour leur cause, comme Charles Grosbois, en charge du Comité d’Instruction Publique au sein de la COIP, qui met en œuvre des programmes pour assurer l’éducation des jeunes russes. Le docteur Rabaute est également chaleureusement remercié par le docteur Kasakoff, directeur de la Confrérie Orthodoxe Russe : « Si le docteur Rabaute grâce à son dévouement et ses connaissances, a su organiser idéalement le service sanitaire de la concession, ses attentions envers les malades russes indigents le placent dans les rangs de mes meilleurs et sincères amis. » 688 Selon le NCDN, les liens entre les communautés russe et française sont plus forts qu’entre les Russes et les Anglais qui ont un comportement distant et maintiennent des barrières vis-à-vis des personnes ou groupes extérieurs ; malgré la fréquentation des écoles internationales et du Y.M.C.A par les jeunes Russes, les liens avec les Anglais n’en ont pas été renforcés. 689 Au contraire, avance le journaliste, les Français sont cosmopolites et possèdent une large connaissance des civilisations du monde 690 et, de ce fait, ne craignent pas de se lier d’amitié avec les Russes, ce qui se traduit par la mise en oeuvre de programmes d’assistance sociale et de soutien dans le domaine éducatif et culturel. Certains Français sont allés jusqu’à apprendre le russe, comme Charles Grosbois. 691 Selon le chercheur Wang Zhicheng, cette affinité entre les deux communautés explique aussi le fait que de nombreux Russes préfèrent s’installer au sein de la Concession française et vivre sous le régime municipal français moins contraignant que celui du SMC et qui leur est plus favorable. 692

Au niveau politique, des conflits de personnes s’engagent parmi ceux qui souhaitent représenter les réfugiés russes de Shanghai. Le 31 mai 1924, le gouvernement chinois reconnaît le nouveau gouvernement soviétique en établissant des relations diplomatiques, 693 et remet de ce fait les Légations et Consulats russes de Chine aux représentants soviétiques. L’absence de représentation politique pour les Russes qui ne reconnaissent pas le gouvernement soviétique amène V. Grosse, a été le Consul russe à Shanghai pendant quatorze ans, à créer, le 15 juin 1924, l’Association des Russes de Shanghai, regroupant les Russes opposés au gouvernement soviétique et qui désirent obtenir des passeports, certificats de naissance et autres papiers administratifs. 694 La même année, toutes les associations créées par les réfugiés russes de Shanghai décident de s’unir et d’établir un comité directeur formé de six membres dont V. Grosse est élu président ; Ivanoff qui, avant la reconnaissance de l’Union soviétique par le gouvernement chinois, siégeait à la Cour mixte, où il était secondé par un magistrat chinois pour gérer les affaires impliquant des ressortissants russes, est désigné comme vice-président. V. Grosse insiste sur le caractère non-politique de son action, le but de l’association répondant à des impératifs d’ordre social. Les autorités des concessions reconnaissent V. Grosse comme le représentant des réfugiés russes et lui demandent de prendre en charge le Bureau du service volontaire qui établit des rapports annuels sur la situation des Russes de Shanghai qui, en mai 1925, présente, selon ses termes, ‘un aspect glauque’ : sur les quatre mille huit cent quatre vingt-sept Russes enregistrés, sept cents vivent dans la misère la plus complète. 695

En juin 1926, devant les tensions qui agitent les dirigeants des associations russes de Shanghai, V. Grosse rompt avec cette organisation pour créer le Comité des émigrés russes dont Ch. E. Metzler est le vice-président ; ce dernier travaillait à la mission impériale de Russie de Beijing avant de venir à Shanghai en 1917 pour occuper, sous la direction de V. Grosse, le poste de vice-consul au Consulat de Russie. 696 La tâche principale du Comité est avant tout administrative : il a pour fonction d’enregistrer la population russe, de délivrer passeports, certificats et lettres de recommandation ; les dossiers sont examinés minutieusement afin de ne pas nuire à la réputation du Comité. 697 Afin d’obtenir des financements, Grosse met en avant la progression des délits commis par les Russes ayant pour cause la pauvreté de cette communauté ; il incite donc les autorités à pratiquer fermement l’expulsion des personnes qui provoquent de graves troubles.

A la mort de V. Grosse, en octobre 1931, se forme le Comité national russe, un groupe d’opposition, sous la direction de N.Y. Fomin, ancien capitaine de la marine russe. Ch. E. Metzler, qui prend la direction du Comité des émigrés russes, souhaite contrecarrer les velléités de pouvoir du nouveau groupe ; une rivalité intense s’engage ainsi entre les anciens diplomates de carrière de la Russie impériale et ceux qui ont servi dans les armées russes. En janvier 1932, le Comité national russe décide de fonder le Conseil des organisations publiques russes unies de Shanghai, SORO, pour évincer le Comité des émigrés russes en se faisant enregistrer auprès des autorités chinoises, et revendiquer ainsi sa légitimité à représenter la communauté russe, le Comité n’étant pas reconnu officiellement par le gouvernement chinois. Pour sa part, Ch. E. Metzler cherche la reconnaissance des municipalités étrangères de Shanghai qui préfèrent toutefois ne pas choisir entre les deux organisations en compétition. Ces tensions divisent la communauté des réfugiés russes de Shanghai et la situation s’aggrave lorsque de nouveaux réfugiés arrivent en provenance de Harbin après la création de l’État de Mandchoukuo en 1931 par les Japonais ; à cette époque les Russes représentent la deuxième communauté étrangère de Shanghai après les Japonais, avec quinze mille sept cent soixante-huit personnes. En février 1932, l’attaque de Shanghai par les Japonais provoque la destruction de la zone de Zhabei où ils s’étaient installés avec leurs magasins et commerces ; les difficultés économiques aggravent leur situation et offre un terrain idéal aux groupes politiques et aux actions extrémistes comme l’antisémitisme, le ralliement au nazisme et les attentats anti-communistes à Shanghai. La majorité des Russes se sentent particulièrement vulnérables et préfèrent rester en dehors de tout mouvement politique, la survie au quotidien monopolisant déjà la totalité de leurs ressources en temps et énergie.

Pour conserver la primauté sur le SORO, Ch. E. Metzler décide de se faire enregistrer auprès des autorités chinoises en janvier 1935 ; pour ce faire, il réunit, comme le SORO, plusieurs organisations russes dont l’association prend le nom de Comité Général des Associations des Emigrés Russes ; Metzler parvient aussi à désigner comme président honoraire du nouveau comité l’évêque russe Ioann, afin que le comité gagne en prestige. Face à l’existence de deux organisations russes aux attributions et fonctions identiques, le gouvernement de Nanjing préfère ne pas trancher et reconnaît comme une autre organisation officielle le Comité dirigé par Metzler.

A partir de novembre 1937, la guerre sino-japonaise s’intensifie et l’occupation de la municipalité chinoise par les Japonais marque un tournant dans l’histoire de la ville, les trois municipalités devant désormais composer avec les pressions et menaces de ce nouvel occupant. En 1937 est fondée à Pudong la municipalité chinoise de collaboration placée sous la direction du maire Fu Xiao-an. En raison du nombre élevé de Russes à Shanghai, les Japonais souhaitent établir leur contrôle sur cette communauté et exercent des pressions sur les représentants des réfugiés russes. 698 Metzler, qui représente la majorité des réfugiés russes de Shanghai, devient donc une cible pour les Japonais qui tentent de le manipuler et de le contrôler. En août 1938, les Japonais créent le Conseil des Affaires des Emigrés Russes sous la direction du capitaine K. Kuroki, un militaire japonais 699 et, en juin 1939, imposent au gouvernement chinois d’obliger par décret toutes les organisations russes à s’enregistrer auprès du Comité des émigrés russes dirigé par Metzler. Cette situation inquiète la communauté russe qui n’est pas dupe des manœuvres japonaises et craint qu’après cet enregistrement les associations soient forcées d’agir selon leurs directives affaiblissant leur position à l’égard des autorités étrangères des concessions. 700 En effet, les autorités françaises mettent en garde les Russes, les prévenant que toute activité politique se traduirait par des expulsions ; le 24 juin 1939, Metzler informe le journal russe ‘Zaria’ que soixante dix organisations russes se sont enregistrées auprès du comité, ce qui représente environ vingt cinq mille réfugiés.

Au début de juillet 1940, les Japonais annoncent leur désir de réorganiser le Comité des émigrés russes mais se heurtent au refus du président Metzler ; les autorités civiles japonaises ont déjà été déçues par l’attitude de Metzler qui s’est montré incapable, selon elles, d’unir la communauté russe durant les élections du SMC en avril 1940 pour assurer l’élection de conseillers japonais ; Metzler, qui persiste dans son refus de coopérer, est assassiné le 2 août 1940 près de sa résidence ; pour couper court aux rumeurs qui les présentent comme responsables de la mort de Metzler, les autorités japonaises annoncent l’arrestation de deux coupables Coréens. 701 Elles cherchent ensuite le candidat de leur choix au sein des représentants de la communauté russe et désignent l’avocat N.A. Ivanov, auparavant juge à la Cour mixte. Ivanov cherche à savoir auprès du SMP (Shanghai Municipal Police) qui a organisé l’assassinat de Metzler et craint que la décision vienne des Japonais mais il semble avoir surmonté ses scrupules car, en janvier 1941, il est présenté par la presse comme le président du Comité des émigrés russes. En juillet 1941, il se rend à Nanjing avec Kuroki pour être présenté à Wang Jingwei, chef du gouvernement chinois de collaboration ; ainsi le contrôle des Japonais s’étend progressivement sur la communauté russe. Le 11 août 1941, le nouveau maire de la ville du Grand Shanghai, Chen Gongbo, promulgue un statut relatif au nouveau comité dirigé par Ivanov : ses président et vice-président sont désormais désignés par le maire et le comité est divisé en cinq départements, enregistrement, finances, écoles, éducation et culture, et un secrétariat ; toutes les associations caritatives russes sont en outre unifiées au sein d’un comité central russe dont le président choisi est le capitaine russe N.I. Fomine. 702

Assassiné le 9 septembre 1941, Ivanov aura été un président éphémère, remplacé par le colonel N.K. Sepeinikov désigné par le maire Chen Gongbo ; les Japonais créent sous la même direction ‘le Comité de Tous les Emigrés Russes de Shanghai’ qui inclut les Ukrainiens et les Russes juifs auparavant enregistrés dans la communauté des Ashkenazi de Shanghai préférant rester autonome par rapport au Comité des émigrés russes, soit entre six et huit mille personnes. 703 . En novembre 1941, au moment de l’enregistrement, le troisième Reich établit des lois qui enlèvent leur nationalité aux Juifs vivant à l’étranger ; les juifs de Shanghai deviennent donc apatrides, ce qui les place en position de faiblesse et sous l’emprise des Japonais. 704 Le 8 décembre 1941, les forces militaires japonaises entrent dans la Concession internationale et intiment aux trente mille réfugiés russes l’ordre de se conformer aux règlements édictés par l’occupant ; ainsi, le 16 décembre, le journal russe Zaria informe les réfugiés de l’obligation d’acquérir immédiatement des certificats d’identité délivrés par les autorités japonaises et de se tenir prêt à présenter à tout moment. 705

A l’égard des réfugiés russes, l’attitude de la municipalité française a oscillé entre le rejet et le soutien, la période de la guerre marquant un désinvestissement et un manque de clairvoyance sur la situation ; elle a certes organisé des structures spécifiques pour leur venir en aide, mais son action est entachée par des hésitations et des incohérences lourdes de conséquences.

Notes
688.

AMS, U38 5 1119, Article du journal russe Zaria du 1er juin 1934, Communication du Conseil d’administration de la Confrérie Orthodoxe Russe, docteur Kasakof.

689.

BMS, NCDN, Article du 19 août 1939, “It is especially regrettable that friendship between English and Russian youth is not actively nurtured. If one discounts the fact that they study together in schools and have common recreation in the Foreign YMCA. In effect, these two colonies are living quite separate lives.”

690.

Op.cit., “There are, for instance, vastly more ties among adults as well as youth, between the Russian and French colonies. This can perhaps be explained by the fact that the local French colony has always had men of highly developed cosmopolitanism and breadth of view on world culture, who have given the Russian colony its due and have sought friendship and relationship with its members.”

691.

Op.cit., “Known French personalities are so popular in the Russian colony that in conversation with them and among themselves Russians call them in the Russian manner. For instance, when Russians speak of Carl Carcovitch, everyone knows that the allusion is to M.Charles Grobois, who has done so much for Russian youth and Russian culture who has fully mastered the Russian language and always speaks it with his Russian friends.”

692.

Wang, Zhicheng, Shanghai E qiao shi , (Histoire de la Communauté russe de Shanghai),Shanghai, Sanlian shudian, 1993.

693.

Wang, Zhicheng, Shanghai E qiao shi , (Histoire de la Communauté russe de Shanghai),Shanghai, Sanlian shudian, 1993.

694.

NCDN, Article du 1 er juillet 1924 et du 25 juillet 1924.

695.

AMS, U1 3 3002, Rapport du 10 août 1925 de V.Grosse, contrôleur du service volontaire.

696.

Marcia R. Ristaino, Port of Last Resort, The Diaspora Communities of Shanghai , California, Stanford University Press, 2001, p 196.

697.

Wang, Zhicheng, Shanghai E qiao shi , (Histoire de la Communauté russe de Shanghai),Shanghai, Sanlian shudian, 1993.

698.

Marcia R. Ristaino, Port of Last Resort , p 94.

699.

Marcia R. Ristaino, Port of Last Resort , p 163.

700.

NCDN, article du 14 juin 1939: “Deadline set for registration of White Russian Group. Japan seeks control over colony here.”

701.

Shanghai Times, Article du 5 août 1940.

702.

Marcia R. Ristaino, Port of Last Resort , p 170.

703.

Marcia R.Ristaino, op.cit., p 171.

704.

Marcia R.Ristaino, op.cit., p 190.

705.

Marcia R.Ristaino, op.cit, p 171.