3.4.3. Critiques soulevées par les Œuvres françaises d’assistance aux familles russes

Les critiques internes viennent du directeur des services d’hygiène et d’assistance publique qui relève des problèmes de gestion et des inégalités dans la distribution des fonds octroyés : selon lui, seulement une minorité de la communauté russe bénéficie des aides de la municipalité française, les 2/5 des subventions étant versées à la section en charge des familles russes et à celle qui s’occupe de la crèche franco-russe. Aussi préconise-t-il des changements au sein de l’organisation des Œuvres françaises d’assistance aux familles russes et une réduction des dépenses.

En premier lieu, le budget de la crèche doit être revu à la baisse ; en 1936, la crèche reçoit soixante enfants pour treize employés ; les dépenses liées à la nourriture doivent être réduites car le coût annuel de ce secteur est trop élevé par rapport à d’autres institutions ; le salaire des infirmières passe de 100 $ par mois à 75 $ (la nourriture et le logement sont en outre pris en charge par la municipalité), le docteur Rabaute se basant sur le salaire des infirmières russes de l’hôpital Sainte Marie, de 70 $ par mois sans logement ; quant au salaire de l’institutrice russe, il passe de 75 $ à 60 $, les surveillants russes du service d’hygiène recevant 70 $ par mois. Une des raisons qui favorisent le recrutement des Russes est qu’ils acceptent des salaires moins élevés des municipalités étrangères de Shanghai : à compétence égale, ils ne sont pas considérés sur un pied d’égalité avec d’autres employés européens.

Le docteur Rabaute préconise aussi la réduction des dépenses dans l’entretien et les achats effectués par la crèche, les parents devront désormais s’occuper du lavage des vêtements de leurs enfants, tâche qui revenait auparavant à la crèche ; il souhaite en outre une responsabilité accrue des parents qui se reposent trop sur cette structure, établissant alors comme nouveau règlement la nécessité d’une entière collaboration des parents avec l’administration de la crèche et l’observation stricte des règlements intérieurs sous peine de voir leurs enfants renvoyés : les parents doivent désormais signer une formule de garantie qui dégage la crèche de toute responsabilité. Certains enfants de familles particulièrement pauvres peuvent être acceptés gratuitement, pour les autres, le prix est de 5 $ par mois en externe, et de 20 $ par mois pour les pensionnaires.

En outre, la distribution des médicaments par le personnel de la crèche qui se base sur l’expérience sans consultation préalable d’un médecin est dangereuse ; aussi, à partir de 1936, leur délivrance ne doit s’effectuer qu’après l’accord d’un médecin. Par ailleurs les dépenses liées à la distribution des médicaments ont augmenté ; or, pour le docteur Rabaute « les médicaments doivent se borner aux médicaments les plus usuels, les moins coûteux », aussi réduit-il le budget pharmaceutique qui passe de 800 $ en 1935 à 300 $ en 1936. 715

Les enfants boursiers de l’école Rémi reçoivent également des produits alimentaires des Sœurs de la Charité au centre de distribution alimentaire, rue Dubail (Chongqing nan lu) et leurs familles peuvent bénéficier des différents services des Œuvres françaises d’assistance aux familles russes, comme l’assistance médicale. Le docteur Rabaute refuse en 1936 l’octroi d’une somme de 3.000$ qui permettrait d’accorder un second repas aux boursiers de l’école Rémi toujours pour des raisons d’économie. Il souhaite revenir sur ce qu’il considère comme un laissez-aller des années précédentes. 716

En second lieu, le docteur Rabaute rappelle sa responsabilité dans la direction du service et précise au personnel de l’Œuvre qu’il entérinera désormais chaque décision, telle l’hospitalisation des enfants de la crèche ou celle des familles russes contrairement aux habitudes antérieures où le personnel décidait d’hospitaliser certaines personnes de leur propre chef ; les décisions d’envoyer des malades à l’hôpital Sainte Marie ou au Dispensaire municipal doivent désormais recevoir son aval, tout autre fonctionnement pouvant faire surgir des problèmes éventuels qui risqueraient « de porter atteinte au renom du service médical gratuit que je dirige » ; La « dualité de direction » pourrait « me gêner considérablement dans le maniement des lits trop peu nombreux dont je puis disposer » et « je demande que le traitement comme l’hospitalisation des malades indigents de l’œuvre française d’assistance aux familles russes soit sous mon autorité et uniquement sous la mienne. » 717

Contrôlée par la municipalité française et la COIP, les Œuvres françaises d’assistance aux familles russes est l’institution qui reçoit les subventions les plus élevées en faveur des Russes. Elle est favorisée pour son caractère français et, de ce fait, valorise l’image de l’action sociale de la France à l’égard des réfugiés russes ; elle présente également des garanties d’apolitisme, une des craintes des responsables français dans l’aide apportée aux associations créées par les Russes. Les responsables politiques français veulent d’une part savoir de quelle manière sont utilisés les fonds octroyés, et également connaître la situation des réfugiés russes qui résident dans la Concession française par le biais de cette institution ; pour ce faire, les personnes doivent être enregistrées et fournir sur leur situation familiale et professionnelle des renseignements qui peuvent être vérifiés par la police ; or, le docteur Rabaute constate une trop grande autonomie de la part du personnel russe de OFAFR.

La gestion de cette Œuvre pose le problème du traitement de la pauvreté : dans quelles limites et de quelle manière doit on prendre en charge la pauvreté ? quel montant peut-on octroyer par personne, comment répartir l’aide financière ? quels critères poser pour déterminer les personnes qui ont besoin d’une aide? Car la politique sociale laisse souvent se développer l’idée que les pouvoirs publics entretiennent une communauté d’assistés qui s’en remettent à l’aide sociale sans faire d’efforts. La solution choisie par le docteur Rabaute mettre un terme à cette opinion est de réduire les dépenses car trop de gaspillages ont marqué l’œuvre sous couvert de largesses. Son jugement se base sur le nombre de personnes secourues, trop faible par rapport à l’ensemble de la population russe, son objectif étant d’étendre, avec un budget similaire, l’aide sociale au plus grand nombre. Dans le système en vigueur, l’action sociale favorise certaines familles qui peuvent bénéficier de nombreux avantages, scolarisation, nourriture, médicalisation, au détriment d’autres inconnues des services ou rejetées faute de moyens et de places. Le docteur Rabaute est par ailleurs soucieux du regard des Occidentaux sur le Service d’Assistance Publique qu’il dirige, car la communauté étrangère considère que cet argent provient des recettes municipales et donc de leur propre contribution financière par l’intermédiaire des impôts ; les administrés pourraient notamment remettre en cause l’utilité et la légitimité d’une aide sociale en faveur de la communauté russe au détriment d’autres projets. Toutefois, ce n’est pas grâce aux finances municipales que fonctionne la COIP puisque ses ressources proviennent du prélèvement de taxes sur le Canidrome et le Hai alai ; le docteur Rabaute craint pourtant les critiques de la communauté étrangère liées à l’emploi de cet argent car il estime que les réfugiés doivent susciter la compassion et non éveiller des doutes quant à leur réel état de pauvreté ; aussi s’agit-il pour le directeur des services d’Assistance publique de les aider « sans les faire vivre confortablement aux frais de l’administration. » ; il reproche le désinvestissement des individus qui deviennent exigeants quant à l’aide reçue : « Nous ne pouvons pas, remarque-t-il, nous charger de ce qui incombe quelquefois aux parents qui, trop secourus, prennent l’habitude d’oublier leurs devoirs et se font facilement à l’idée d’un droit. » 718 Le docteur Rabaute considère qu’il est nécessaire d’agir face à la pauvreté, les pouvoirs publics possédant les moyens d’action, mais que cette aide doit être mesurée, planifiée, contrôlée : l’assistance publique « doit faire moins plutôt que de favoriser quelques privilégiés. » 719 La politique est toujours, il est vrai, d’en faire moins plutôt que plus, de limiter au maximum l’action sociale en faveur des Russes, la priorité restant de préserver l’ordre public et, dans ce cadre, la création en 1935 d’un hôpital psychiatrique écarte de la ville les problèmes liés à l’alcoolisme et à la maladie mentale, sources de désordre public et de peurs sociales.

Les critiques viennent aussi de la communauté russe dont le journal, Zaria, se fait l’écho : deux cents familles environ bénéficieraient à tort de la charité religieuse et des aides de la municipalité française, qui permet en 1936 à sept cents familles de vivre ; cette aide serait suffisante pour aider les ‘vrais’ indigents russes de la Concession française, or certains Russes la reçoivent au détriment de plus nécessiteux. 720 Le journal incrimine les réfugiés russes qui bénéficient du secours alimentaire des Sœurs durant de longues années alors que leur situation s’est améliorée ; Sœur Anne-Marie, informée par le journal, invoque le principe de la charité chrétienne qui s’adresse à toute personne dans le besoin, interdisant de se détourner de celui qui tend la main et de renvoyer des personnes qui se présentent. Dans ce contexte, l’auteur de l’article en appelle à la responsabilité du groupe et au regard social, pour éviter les injustices et faire en sorte que l’aide soit apportée en priorité à ceux qui en ont le plus besoin. L’administration française, pour sa part, a un souci d’efficacité ; elle souhaite que ce soient les plus déshérités qui bénéficient des mesures municipales puisqu’il s’agit de personnes à risque qui, sans prise en charge, pourraient tomber dans la mendicité et de ce fait ternir l’image de la Concession française ou provoquer des troubles devant être gérés ensuite par la police, peu compétente dans ces affaires d’ordre social.

Notes
715.

AMS, U38 5 1162, Rapport du docteur Rabaute à l’attention du Consul et du directeur général des services municipaux, le 24 février 1936, p5.

716.

AMS, U38 5 1162, Rapport du docteur Rabaute, le 24 février 1936, p4.

717.

AMS, U38 5 1162, Rapport du docteur Rabaute, le 24 février 1936, p6.

718.

AMS, U38 5 1162, Rapport du docteur Rabaute sur l’assistance publique à l’égard des Russes, janvier 1938.

719.

AMS, U38 5 1162, Op.cit., Rapport du docteur Rabaute, janvier 1938.

720.

AMS, U38 5 1161, Article du 28 mars 1936 du journal russe Zaria.