3.5. Conclusion

Basée sur les codes moraux du confucianisme, l’histoire de l’aide sociale en Chine s’étend sur des siècles durant lesquels les notables, respectueux des rites et soucieux d’élévation spirituelle, renforçaient la puissante structure clanique de la société sur des bases philanthropiques : on secourt les plus démunis, on vient en aide aux personnes âgées dont la longue expérience représente la sagesse. Les marchands, du fait de leur implication sociale, de l’étendue de leurs relations et de leur fortune, ont à cœur de participer aux activités caritatives ; ils en retirent une légitimation, leur position sociale s’élevant à hauteur de leurs responsabilités. Bien qu’il n’ait pas une grande part à l’action philanthropique, son éclat rejaillit aussi sur l’État impérial, ce qui garantit la paix politique, la stabilité étant gage que le mandat du ciel est placé sur le bon dirigeant. 745 Toutefois, l’activité caritative est valorisée comme preuve d’une conscience morale élevée, non comme nécessité de réformer l’ordre établi ; la pauvreté est considérée comme une punition plutôt qu’une injustice et de ce fait les personnes assistées n’ont pas à être éduquées pour une meilleure intégration dans la société ; les individus pris en charge, comme les veuves vouées à la chasteté, sont stigmatisées par la communauté, marquées à vie par un devoir de reconnaissance et de régénération morale. Quant aux aveugles, estropiés, et en général tous ceux qui souffrent d’un handicap, ils se regroupent en gangs et deviennent presque traditionnellement mendiants, conteurs ou prostitués, car ils sont par définition exclus de l’ordre social. 746

La charité chrétienne ouvre l’action philanthropique sur une autre dimension, celle de la rédemption universelle. La rhétorique de la souffrance rédemptrice est inscrite dans la tradition judéo-chrétienne et anime le travail des missionnaires qui considèrent que la souffrance constituée en offrande permet de sauver l’âme humaine. Les Orientaux, de leur côté, considèrent que la souffrance est inhérente à la vie et ne peut être offerte dans un but de salut, car chacun est à l’origine de ses difficultés et doit vivre cette expérience pour s’en libérer. Impressionnés par l’œuvre de Saint Vincent de Paul en France, les religieux ne se contentent pas de prêcher, mais mettent en pratique la parole du Christ, et l’attitude des prêtres jésuites à cet égard est significative : en 1699, le frère Bernard Rhodes ouvre un dispensaire pour les pauvres, et après 1719 le frère Etienne Rousset fait de même. 747 Si le prosélytisme est patent, au moins la volonté de convertir le maximum d’âmes s’appuie-t-elle sur une action honorable ; on désigne comme le seul vrai Dieu celui qui a le souci du bien et du bonheur de chaque homme, aussi bien dans cette vie que dans l’autre. Ce courant de pensée vient se greffer sur les organisations traditionnelles telles que les associations régionales financées par les marchands chinois, et montre sont efficacité à un moment de l’histoire où l’empire n’a plus les moyens financiers ni politiques d’assumer ses responsabilités envers le peuple. Le rôle de première importance de l’homme d’affaires catholique Lu Baihong révèle de nouvelles motivations dans le devoir de compassion : d’une part, la valorisation du bonheur individuel, d’autre part l’importance de l’effort personnel dans la rédemption, la notion d’accession au salut par la dévotion aux autres et la pratique des bonnes actions, qui rejoint le principe bouddhiste de l’accumulation des mérites. La participation des Chinois à l’action des missionnaires va les amener progressivement à jeter un regard critique sur leur société, jusqu’à désirer la réformer ; cette attitude répond au désir des Occidentaux qui n’ont de cesse de modifier le comportement des Chinois, jugé dangereux pour la santé et contraire à des mœurs civilisées.

Parmi les aspects négatifs de cette implication des religieux dans la transformation de la société chinoise, la sévérité excessive et les contraintes disciplinaires observées chez plusieurs religieuses chargées des soins aux démunis et de l’aide aux réfugiés, s’expliquent par de nombreux facteurs : les difficultés quotidiennes, la misère croissante impossible à résorber peuvent générer chez elles une amertume qui, jointe à la conscience de leur rôle prépondérant et de leur pouvoir sur les malades, leur fait reprendre à leur compte une rhétorique valorisant la force et le rendement, et oublier les vertus plus féminines de compassion. Avec l’aide aux réfugiés russes perçus comme marginalisés, n’appartenant ni à la bonne société occidentale ni à la communauté chinoise, les limites de l’assistanat vont être mises en évidence.

Quant à l’œuvre des municipalités, aussi bien à travers les associations caritatives que les conseils municipaux, elle révèle l’importance des enjeux politiques. L’engagement social est lié au contexte international et aux valeurs universelles réaffirmées par la Société Des Nations pour le maintien de la paix dans le monde que constituent les droits de l’homme, l’obligation d’aide humanitaire et médicale envers les pays pauvres. Pour autant, l’unique bienfait de cette organisation qui n’apporte ni solution concrète ni soutien financier 748 , est de porter la question sur la scène internationale, contraignant les nations occidentales à leur devoir de solidarité sous peine de faillir aux responsabilités incombant à des peuples civilisés. L’État fonctionne selon des principes théoriques qui suivent une logique de grandeur nationale, de sécurité publique et de rentabilité économique ; les principes de justice et de solidarité, bien que valorisés dans les textes, ne sont pas appliqués par des mesures concrètes car le regard sur l’autre, amenant à la compassion et au secours, risquerait d’affaiblir l’État. Ce sont les associations fondées par des laïcs ou des religieux qui répondent à ce sentiment commun d’amour du prochain et au désir d’aider l’autre dans sa souffrance ; animées d’un fort potentiel humaniste, les associations privées enregistrent de meilleurs résultats car elles prennent en compte les données du malheur.

Paradoxalement dans ce contexte de misère, l’opulence des concessions étrangères et leur frénésie de divertissements se trouvent justifiées dans les taxes sur les paris et les jeux, et l’organisation de soirées de bienfaisance qui servent à la redistribution des richesses ; c’est un cas intéressant où la bonne conscience est compatible avec le bon fonctionnement de la société de consommation. Par ailleurs, l’image des Occidentaux est fortement valorisée par rapport à l’inertie des pouvoirs chinois, ce qui leur assure un crédit non négligeable, que ce soit sur le plan des conversions au christianisme, ou de la mainmise sur les territoires occupés dont ils assurent la modernisation. C’est à ce niveau qu’apparaît le plus nettement l’importance du choix humain dans la fonction publique : la personnalité de chefs de service compétents et profondément dévoués fait la différence dans la réussite ou l’échec d’une mission et dans la confiance qui pourra être accordée ultérieurement. C’est malheureusement à titre d’exceptions qu’on peut citer les docteurs Rabaute, Palud, et Malval dont la contribution a été décisive pour rendre positive l’image de la municipalité française, quand beaucoup de leurs compatriotes, comme la plupart des Occidentaux, révèlent leur racisme et leur indifférence au sort des Chinois, limitant l’aide humanitaire à la lutte contre les épidémies, par souci égoïste de sécurité sanitaire plus que pour soulager leurs souffrances ; les Russes, dans la mesure où leur nation s’inscrit dans une longue tradition d’admiration pour la France et vient de se mettre à son école en réalisant sa révolution, sont traités avec moins de mépris que les Chinois. Mais derrière toutes ces actions se profile la rivalité séculaire avec l’empire britannique, puissance maritime et coloniale prenant le pas sur la France : ce qui importe avant tout pour la république, après les humiliations subies en Europe, c’est d’imposer au monde, avec l’usage de la langue française généralisé dans la diplomatie, une idée de grandeur nationale, et de maintenir ainsi sa sphère d’influence.

Si le fonctionnement de l’assistance publique se heurte à tant d’obstacles, au point de s’avérer souvent inefficace, c’est sans doute à cause de difficultés inhérentes au tempérament humain : dans ce domaine, non seulement on ne peut entreprendre que ponctuellement, dans l’urgence et avec des résultats à court terme, ce qui est contraire au désir de l’homme de laisser une empreinte durable pour les générations futures, mais les actions ne font que pallier les carences d’une gestion défectueuse, d’un manque de prévoyance, voire de la négligence et de sordides calculs d’intérêts personnels qui ont instauré l’injustice dans la société ; il est indubitable que la prise de conscience de cet état de fait peut décourager les meilleures volontés.

Notes
745.

Angela Ki Che Leung, To Chasten the Society: The Development of Widow Homes in the Ch’ing, 1773-1911’, Taipei, Institute of Modern History, Academia Sinica, 1992.

Pierre-Etienne Will and R.Bin Wong, Nourish the People: The State Civilian Granary System in China, 1650-1850, Ann Arbor, Center for Chinese Studies, University of Michigan, 1991; Mary Backus Rankin, Managed by the People: Officials, Gentry, and the Foshan Charitable Granary, 1795-1845, Late Imperial China, 15, 2, décembre 1994, pp 1-52; William T.Rowe, Hankow : Conflict and Community in a Chinese City, 1796-1895, Volume II, p 92; Angela Ki Che Leung, Organized medicine in Ming-Ching China State and Private medical institutions in the Lower yangzi region, Late Imperial China, 8, 1, 1987, pp 234-266; Frederic Wakeman, The Civil Society and Public Sphere Debate, Modern China, 19, 2, avril 1993; Philip C.C.Huang, Public Sphere/ Civil Society in China?: The Theard Realm between State and Society, Modern China, 19, 2, avril 1993.

746.

Denise A. Austin, Going the Second Mile : The Philanthropy of Chinese Business Christians, Master degree dissertation, University of Queensland, Australia, pp 10-12.

747.

Denise A. Austin, Going the Second Mile, p 21.

748.

Marcia Reynders Ristaino, Port of Last Resort, the Diaspora Communities of Shanghai, California, Stanford University Press, 2001, p 95.