Chapitre 4. Les infrastructures hospitalières dans la Concession française

A l’inverse, parce que la pierre symbolise le legs à la postérité et dure pendant des siècles, que l’inauguration des bâtiments se fait en grande pompe, avec exposition de plaques commémoratives où restent inscrits à jamais les noms des généreux donateurs, la construction d’hôpitaux suscite plus d’enthousiasme et peut plus facilement être menée à terme que les actions philanthropiques de nature moins voyante.

Après la signature du traité de Nanjing en 1842, la création des hôpitaux par les Occidentaux est indissociable de l’arrivée des missionnaires qui s’installent au cœur de la population pour mieux sauver les âmes après avoir soigné les corps ; si le prosélytisme est une part importante de leur motivation, il faut reconnaître que leur idéalisme et leur dévouement ont fait merveille. A Shanghai, le premier hôpital occidental est le ‘London Mission Hospital’ (le Renjiyiguan) fondé en 1846 par le docteur Lockhart, missionnaire protestant ; situé près de la ville chinoise, il déménage ensuite vers la rue de Shandong où il prend le nom de ‘Shantung Road Hospital’. Réservé aux Chinois, il est progressivement agrandi ; c’est le plus ancien hôpital de style occidental de Shanghai et il offre à la population chinoise une nouvelle forme de médecine ; selon il reçoit cinquante mille patients en 1863 et suscite l’enthousiasme de la population car il est le seul à se consacrer entièrement à la clientèle chinoise et les soins y sont gratuits. Bien que les rapports de l’hôpital enregistrent le décès de la moitié environ des patients, 749 le commentaire de Macpherson est très élogieux : « this singular institution which, regardless of its officers’ religious motives, had succoured and saved hundreds of thousands more of the Chinese than Western military forces might ever have injured, came of age, enduring in what increasingly appeared to be a durable foreign community.” 750 La donation la plus élevée a été effectuée en 1926 par Henry Lester, un millionnaire anglais ; à partir de cette date, l’hôpital prend le nom de Lester Hospital et se modernise : il forme des étudiants à la médecine et mène des recherches scientifiques sous la supervision du Henry Lester Research Institute. Institution philanthropique au départ, le Lester Hospital évolue vers un centre médical qui engage des recherches scientifiques.

Une autre institution protestante importante est le ‘St Luke’s Hospital’ (Tongren yiyuan) fondé par l’American Episcopal Church ; là aussi, d’une petite structure médicale à vocation caritative, le St Luke’s se transforme en un hôpital moderne. Les Chinois lui donnent le nom de Hongkou Hospital, la partie nord de la Concession internationale où il est situé ; la majorité des résidents chinois qui le fréquentent sont des ouvriers attirés par la gratuité des soins qui s’appuie sur les donations d’hommes d’affaires de la ville. Les missionnaires jouent à plein leur rôle d’éducateurs en assurant une formation médicale pour le personnel au sein de l’hôpital, qui sert ensuite de base d’enseignement aux étudiants de la St John’s University : au départ ouvert pour prêcher la foi religieuse et offrir une assistance médicale à la population locale, l’hôpital devient un lieu d’enseignement et de recherche.

Les Catholiques s’engagent aussi activement dans le travail médical. L’hôpital Sainte-Marie (Guanci yiyuan), le plus grand et le plus connu, est fondé en 1907 par les Jésuites. Contrairement à l’évolution en France, qui, après la première guerre mondiale, enregistre une baisse d’influence des institutions religieuses dans l’assistance médicale, la prise en charge des soins aux Français de Shanghai n’est rendue possible que grâce au travail des Jésuites et des Sœurs de la Charité ; le Conseil d’administration municipal, faute de moyens financiers et de volonté politique, ne parvient pas à développer seul une politique médicale et sanitaire, et les conseillers préfèrent se reposer sur l’hôpital et s’appuyer sur les initiatives médicales prises par le Shanghai Municipal Council et le Service des douanes maritimes géré par les Anglais. Grâce à l’hôpital Sainte-Marie, le CAM français parvient à dépasser les ambiguïtés d’un discours qui prône la priorité de l’hygiène publique mais s’accompagne dans la réalité d’un service médical et sanitaire déficient. La première guerre mondiale laisse d’ailleurs la municipalité sans médecins français, ce qui l’oblige à faire appel au service médical du SMC pour assurer, entre autres, les soins des agents de la police française et des employés municipaux. Les années 30 constituent un tournant : la politique de préservation et d’affirmation de l’identité française à Shanghai se traduit par une volonté d’améliorer la pratique de la médecine française dans la ville et de moderniser les infrastructures de l’hôpital Sainte Marie pour acquérir une plus grande autonomie à l’égard du SMC et de ses infrastructures hospitalières.

Après la rébellion des Taiping (1851-1864), l’action philanthropique chinoise s’institutionnalise pour renverser la tendance à la détérioration des principes moraux. 751 En 1867, est fondée dans la zone chinoise la principale institution charitable à Shanghai, le Puyutang, grâce aux fonds des guildes de thé et soie chinoises ; il accueille régulièrement trois cents pauvres, et accorde des aides financières à plusieurs centaines de familles. 752 De riches compradores de Shanghai soutiennent les efforts des missionnaires, comme Li Qiuping qui offre un terrain pour la construction de l’hôpital St Luke’s et aide à trouver des fonds pour la construction des différents pavillons, dont une salle d’opération. 753 D’autres aident les Jésuites à établir des hôpitaux catholiques à Shanghai. Suivant l’exemple des missionnaires, l’homme d’affaires catholique Lu Baihong va édifier dans la municipalité chinoise l’hôpital Saint Joseph, encadré par les Sœurs de la Charité. 754 Dans son travail sur les racines de la philanthropie chinoise, Zu Youyu remarque l’évolution des modèles d’aide sociale vers des formes inspirées par les Occidentaux, et une institutionnalisation des efforts avec une politique de réformes à la fin de la dynastie des Qing ; 755 durant cette période, devant les nombreuses épreuves et privations dues à l’augmentation rapide de la population, aux désastres naturels et aux crises politiques, les pouvoirs chinois ne peuvent plus masquer l’urgence des besoins. 756

La popularité des hôpitaux gérés par les missionnaires montre que les Shanghaiens s’adaptent à la médecine et aux hôpitaux occidentaux pour des raisons pratiques, notamment la gratuité des soins ; en outre, les hôpitaux des missionnaires n’apparaissent pas comme totalement ‘étrangers’ : ils s’intègrent au réseau chinois d’action sociale et caritative car ils présentent des similarités avec les maisons de charité financées par les notables chinois animés de principes confucéens et conscients de leur rôle social auprès de la communauté. 757 Avec le temps, les hôpitaux ouverts par les religieux se transforment et diversifient leur fonction, centrée au départ sur le travail caritatif : ils ouvrent des écoles médicales pour former des médecins chinois à la médecine occidentale, établissent des laboratoires où les médecins effectuent des recherches scientifiques. Dans les années 30, l’hôpital continue de soigner les pauvres mais il s’agrandit : dans un environnement moderne et confortable, un corps de médecins propose un diagnostic et un traitement aux patients qui ont les moyens de payer. L’hôpital est aussi un lieu d’étude pour les étudiants de médecine qui se familiarisent avec les techniques médicales les plus récentes.

Ce chapitre étudie exclusivement les établissements de soins situés sur la Concession française financés par la municipalité.

Notes
749.

Kerrie L. MacPherson, A Wilderness of Marshes: The Origins of Public Health in Shanghai, 1843-1893 , Oxford University Press, 1987, p 169.

750.

Kerrie L. MacPherson, A Wilderness of Marshes , p 167.

751.

Susan Mann, Widows in the Kinship, Class and Community Structures of Qing Dynasty China, Journal of Asian Studies, 46, 1, February 1987, p 51.

752.

John Fairbank, The Missionary Enterprise in China and America , New-York, Rainbow Bridge Book Company, 1974, p 184.

753.

Hao Yen-ping, The Comprador in Nineteenth Century China: Bridge between East and West , Cambridge, Harvard Universtiy Press, 1907, p 183.

754.

Wellington K.K Chan, Merchants, Mandarins and Modern Enterprise in Late Ch’ing China , Cambridge, Harvard University Press, 1977, p 15.

755.

Tsu, The Spirit of Chinese Philanthropy , p 43.

756.

Carol Benedict, Policing the Sick : Plague and the Origins of State Medicine in Late Imperial China, Late Imperial China, 14, 2, décembre 1993, p 63.

757.

Florence Bretelle-Establet, ‘La Santé en Chine du Sud à la fin de l’Empire et au début de la République’, doctorat de chinois, université Paris VII-Denis Diderot, décembre 1999, p 221.