4.2.1. Les malades soignés à l’hôpital Sainte Marie

Les règlements administratifs qui stipulent la gratuité des soins médicaux au personnel municipal sont mis en vigueur en 1917. Les employés français et indochinois en bénéficient avec leurs familles, contrairement aux familles des employés chinois et russes, soignés dans le cadre de leur travail. Les agents de la police et les employés chinois et indochinois sont dans un premier temps reçus à l’infirmerie et envoyés à Sainte Marie si une hospitalisation s’avère nécessaire.

Au départ, selon les règlements, la gratuité des soins se limite, aux maladies inhérentes au climat de Shanghai, telles que la dysenterie, les fièvres, le paludisme, les infections gastro-intestinales et les accidents de travail. Progressivement, aucune distinction n’est plus établie sur l’origine de la maladie et l’ensemble des maladies est couvert par ce système. En 1936, la municipalité tente, sans grand résultat, de revenir sur cet état de fait pour réduire son budget médical ; l’augmentation du nombre des employés municipaux, plus particulièrement des agents de la police, a accru les dépenses liées aux soins médicaux, aussi des économies s’imposent-elles. Un comité est formé, réunissant les médecins de la municipalité -le docteur Rabaute, le docteur Raynal, directeur du laboratoire municipal- et le docteur Santelli, médecin à la Firme Fresson, pour dresser la liste des maladies dites inhérentes au climat de Shanghai : le traitement des maladies des voies respiratoires, de l’intestin, du foie, des fièvres paludéennes, de la variole, de la fièvre typhoïde, et du choléra incombe à l’administration municipale ; le directeur administratif décide que les maladies vénériennes, le traitement de la ménopause, le cancer, les plaies, les maladies nerveuses sont à la charge du patient ; 766 dans le cas des maladies vénériennes, les médecins protestent car ils considèrent que la priorité du souci d’hygiène sociale exige leur prise en charge par la municipalité. Malgré cette mesure, la municipalité ne parvient pas à réduire ses dépenses de façon significative en raison de l’augmentation des effectifs policiers, de la prise en charge des militaires du Corps Expéditionnaire Français stationné à Shanghai et des coûts plus élevés de prestations comme les examens radiologiques ; la guerre sino-japonaise de 1937 entraîne par ailleurs une hausse du prix des médicaments et des produits pharmaceutiques comme les pansements.

Les patients hospitalisés à l’hôpital Sainte Marie en 1ère et 2ème classe sont Européens, Tonkinois ou Annamites, Chinois ou Indiens, (ces derniers, en petit nombre, n’apparaissent pas dans le graphique ci-dessous). Les malades européens, en dehors des patients russes, sont exclusivement soignés en 1ère et 2ème classe où ils sont majoritaires.

Hôpital Sainte Marie, nombre de malades, services de 1
Hôpital Sainte Marie, nombre de malades, services de 1ère et 2ème classes

Les malades de 3ème et 4ème classe sont en majorité des Chinois. Les premiers documents de 1932 et 1933 font état de classes de soins pour les malades chinois alors que les Européens, Tonkinois et Indiens sont ‘hors-classe’. Un document de 1936 indique que les 3ème et 4ème classe correspondent à des malades soignés gratuitement ou ‘demi-payants’ : en 1935 est ouvert le pavillon Saint Vincent qui accueille les indigents chinois hommes, les employés municipaux chinois et d’autres patients chinois qui paient un prix modique pour couvrir les frais d’hospitalisation. Par ailleurs, alors que le sexe des malades des 1ère et 2ème classe n’est jamais spécifié, ce critère est utilisé systématiquement pour les malades de 3ème et 4ème classe, à l’exception des cholériques répertoriés séparément en 1938. Comme nous l’avons déjà relevé, l’hôpital manque de lits réservés aux femmes et accueille un nombre plus important d’hommes, priorité dont la raison n’est pas donnée. Les patientes envoyées par la municipalité française au pavillon de soixante-dix lits des femmes indigentes chinoises sont reçues gratuitement. 767 Cette situation ne change qu’en 1940 avec la création du pavillon Sainte Louise.

Hôpital Sainte Marie, nombre de malades, services de 3
Hôpital Sainte Marie, nombre de malades, services de 3ème et 4ème classes

Au fil des ans, le nombre de malades augmente. Entre 1931 et 1941 il double presque avec l’afflux de malades de 3ème et 4ème classe, alors que ceux de 1ère et 2ème classe diminuent. C’est le reflet de la politique sociale de la municipalité. L’année 1938 est marquée par une épidémie de choléra qui affecte essentiellement la population chinoise touchée plus que toute autre communauté par l’arrivée des réfugiés qui s’installent en grand nombre soit dans la rue, soit dans les maisons où la promiscuité devient dangereuse, soit dans les camps, tandis que les étrangers parviennent à se protéger en demeurant chez eux à l’écart de la population chinoise. 768

Hôpital Sainte Marie, nombre total de malades
Hôpital Sainte Marie, nombre total de malades

La fréquentation de l’hôpital Sainte Marie peut aussi être estimée à partir du nombre de journées comptabilisées : la durée de séjour moyen est systématiquement plus élevée de vingt jours ou plus pour les malades de 3ème et 4ème classe, contre deux semaines pour les malades de 1ère et 2ème classe.

Hôpital Sainte Marie, journées de malades et durée moyenne des séjours
Hôpital Sainte Marie, journées de malades et durée moyenne des séjours
Nationalité des malades européens en 31-32
Nationalité des malades européens en 31-32

Le graphique ci-contre montre la répartition par nationalité des malades européens soignés à l’hôpital Sainte Marie entre 1931 et 1932. Le nom d’Hôpital Français dont on l’affecte parfois est justifié par la large majorité de patients français. Le deuxième groupe en importance est celui des Russes qui résident en grand nombre dans la Concession française et bénéficient à partir de 1931 de l’assistance médicale.

A travers la médicalisation des employés de la municipalité, on peut constater une discrimination raciale en faveur des employés européens qui reçoivent des salaires plus élevés et sont placés en 1er et 2ème classes à l’hôpital ; les employés russes, indochinois et chinois, placés en 3ème et 4ième classe, sont traités différemment, les Chinois étant les moins considérés : à partir de 1935, ils reçoivent toujours un salaire inférieur aux employés d’autres nationalités et sont systématiquement soignés dans le pavillon des indigents.

Notes
766.

AMS, U38 1 106 (1), Séance du comité spécial de santé des 30 septembre, 8 et 22 octobre 1936 ;

U38 1 106 (2), Lettre du directeur des services municipaux au Consul, le 11 août 1936, Séance du CAM le 28 septembre 1936, Lettre du directeur des services municipaux du 5 octobre 1936.

767.

AMS, U38 1 130, Rapport du docteur Rabaute du 22 avril 1936.

768.

Jean Rigal évoque également cette possibilité de se protéger des épidémies. Il montre une continuité dans l’histoire et évoque la notion d’inégalité des hommes face à la maladie: « Lors des pestes des XV et XVI siècles en Europe, les officiers, les notables, tous les cadres fortunés s’échappaient de leur ville et abandonnaient leur poste, s’isolant dans leurs campagnes et se protégeant de tout contact extérieur, car ils en avaient les moyens. (…) L’analogie avec des situations contemporaines devient évidente : le choléra atteint rarement le touriste bien nourri, qui a en permanence accès à l’eau potable désinfectée et au savon et qui séjourne dans un hôtel aseptisé. En quinze ans de travail au milieu des épidémies de choléra dans le monde entier, MSF n’a signalé qu’un seul cas parmi ses volontaires expatriés, alors qu’elle en a traité des dizaines de milliers. Face à certains microbes, mieux vaut être riche, sain et bien nourri ! Cela est vrai sinon pour tous les germes responsables des épidémies, du moins pour celui du choléra. Le vibrion cholérique n’affecte pas de la même façon les bidonvilles de Lima et les quartiers résidentiels de la capitale du Pérou : on s’en doute, mais il ne semble pas dépassé de le répéter parfois.» Article de Jean Rigal, Epidémies et réactions internationales, p 169-170, dans Rony Brauman, Utopies sanitaires , Paris, Editions le Pommier-Fayard, 2000.