4.3. L’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe

Les réfugiés russes sont arrivés par vagues à Shanghai, d’abord suite à la révolution bolchevique de Russie et à la guerre civile qui entraîne la fuite des Russes blancs, ensuite après l’occupation japonaise des villes chinoises du nord qui provoque de nombreux départ vers Shanghai, enfin à cause de la persécution des juifs autrichiens et allemands durant la seconde guerre mondiale. La communauté juive la plus ancienne de la ville, formée par les Sephardi arrivés au XIXème siècle et représentée par d’illustres hommes d’affaires comme la famille Sassoon, se distingue des juifs Ashkenazi fuyant la Russie qui n’ont rien pu emporter et sont dans une extrême précarité. D’autre part, pour des raisons religieuses et culturelles, les Russes juifs et la communauté des Russes blancs maintiennent une identité séparée. D’autres citoyens des pays sous tutelle de la Russie trouvent refuge à Shanghai après 1917 : Ukrainiens, Polonais, Tchèques, Lithuaniens et Biélorusses. Au milieu des années 30, la totalité des groupes de réfugiés représente 30.000 personnes, parmi lesquels on compte plus de 6.000 juifs, et ce nombre atteint 18.000 avec l’arrivée des juifs d’Europe pendant la seconde guerre mondiale.

Les réfugiés russes blancs s’installent plutôt dans la Concession française tandis que les juifs réfugiés de Russie et d’Europe se retrouvent dans la Concession internationale. Pendant la guerre, l’avocat français Julien Barraud 796 relève l’enjeu que représentent les Russes, et la nécessité de s’assurer leur soutien face aux velléités de contrôle des Japonais au sein de la Concession ; il craint qu’en raison du nombre peu élevé des Français en comparaison de la population chinoise, les autorités chinoises ne remettent en cause le traité signé avec la France et veuillent reprendre le contrôle de la municipalité ; en effet, le nombre de Français ne justifie plus une administration exclusivement française sous les ordres du consul de France. Aussi, selon l’avocat, l’administration aurait le plus grand intérêt à augmenter le nombre de ressortissants français (non fonctionnaires) soumis à la juridiction consulaire française, ce qui pourrait être réalisé en accordant la nationalité française aux Russes : « les Japonais exigent des Russes qu’ils s’enregistrent auprès des autorités sino-japonaises. Sous l’influence de M. Metzler, beaucoup se sont soumis à cet enregistrement qui les place à l’arbitraire des autorités sino-japonaises. Il y a donc lieu, à la fois pour des raisons d’humanité et d’utilité de faire passer d’urgence sous la juridiction française, en droit ou en fait, le plus grand nombre possible des résidents locaux apatrides, parmi ceux qui sont qualifiés pour mériter cette faveur. » 797 Mais les autorités françaises ne sont pas dans une logique d’opposition aux autorités japonaises ; en juin 1940, le nouveau gouvernement français de Vichy remet le contrôle policier de Xujiahui au gouvernement chinois de collaboration, et autorise les agents de ce gouvernement à agir au sein de la Concession française contre les terroristes qui agissent au nom du gouvernement nationaliste installé à Chongqing. Metzler tente de convaincre les autorités et le consul français de ne pas se compromettre avec les Japonais, mais il est assassiné 798 et, face aux pressions japonaises, les autorités françaises ne prennent pas position en faveur des Russes et laissent passer l’occasion de leur assurer une protection en les plaçant sous l’influence française, comme l’a suggéré l’avocat J. Barraud..

L’imbrication du politique et de la santé est illustré par le cas de l’Hôpital Orthodoxe Russe que souhaitent contrôler ceux qui, après la mort de Metzler, s’arrogent le pouvoir au sein de la communauté russe, eux-mêmes sous le contrôle des Japonais. Soigner est un aspect essentiel pour le bien-être d’une communauté, surtout si celle-ci est en état de dépendance et n’a pas les moyens financiers de choisir son hôpital et son médecin. Gérer l’assistance médicale des Russes est donc une forme de contrôle puisqu’en contrepartie de l’aide apportée, on leur demande leur soumission politique ; il s’agit également d’écarter toute organisation apparaissant comme concurrente : on exige donc que les différentes organisations, qu’elles soient russes ou créées par les Juifs de Shanghai, soient centralisées et enregistrées auprès des autorités sino-japonaises, ce qui permet d’assurer une emprise totale sur la communauté russe.

Notes
796.

Julien Barraud, Avocat à Shanghai de 1912 à 1946, Professeur à l’Aurore de 1935 à 1936. Il fait parti du Conseil d’administration du Canidrome et travaille pour la municipalité française. Il décède à Shanghai.

797.

MAE, Sous-Série Asie, Série Chine, n°825, Note remise à l’administration par l’avocat J.Barraud, le 21 février 1939.

798.

Frederic E. Wakeman, The Shanghai Badlands: Wartime Terrorism and Urban Crime, 1937-1941 , New-York, Cambridge University Press, p 189.