4.3.1. La création et le fonctionnement de l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe

La Confraternité orthodoxe russe qui gère l’hôpital est une association fondée en 1923 par le docteur Kasakoff ; son président honoraire est Mgr Jean, évêque orthodoxe russe à Shanghai et le docteur Kasakoff est le président permanent, interlocuteur de l’administration française. Cette organisation crée en 1923 un dispensaire situé au 235 avenue Foch (actuellement Yan-an lu) au centre de la Concession française, remplacé en 1926 par un véritable hôpital au 439 avenue Foch dont l’avantage est d’offrir aux réfugiés russes un service médical encadré par un personnel russe. En 1929, en raison du nombre croissant d’enfants qui ne peuvent suivre une scolarité, la Confrérie fonde aussi une école pour les enfants russes et, diversifiant ses actions philanthropiques, crée en 1932 un asile pour les femmes russes âgées, palliant ainsi le manque de places au sein de l’hôpital Orthodoxe Russe. En 1940, un asile pour familles russes era également ouvert au sein de la Concession internationale. 799

La Confrérie fonctionne grâce à des subventions du SMC, de la COIP, des dons d’organisations internationales comme la Croix-Rouge et d’associations privées, et aux bénéfices réalisés lors de soirées et de bals. 800 Dans les années 20, les fonds accordés à l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe proviennent principalement du SMC mais cette tendance s’inverse à partir de 1930, lorsque l’administration française décide de s’investir dans ce secteur et met en œuvre une politique d’assistance médicale en faveur de la population russe. En 1937, les sommes allouées à la Confraternité orthodoxe russe par le SMC s’élèvent à 24.352 $, celles provenant de la Caisse des œuvres sont de 43.726,84 $. En 1938, les subventions accordées par le SMC sont de 29.724 $, pour 48.900 $ de la Caisse des œuvres ; de 1935 à 1939, les sommes sont octroyées dans cette proportion, tout en augmentant au fil des années.

Dans les premières années, les Russes sont soignés au sein du dispensaire médical de la Confraternité orthodoxe russe : d’octobre 1923 à avril 1925, plus de 20.000 malades sont reçus en consultation de jour, avec une moyenne journalière de 46 patients. La Croix-Rouge Internationale américaine offre un soutien aux réfugiés russes en réservant vingt-cinq lits au ‘General Hospital’ : six cent quatre-vingt quinze malades bénéficient de cette aide en 1924 mais en 1925, elle met un terme à cet engagement, ce qui réduit les chances d’hospitalisation pour les malades russes ; comme l’explique le docteur Kasakoff : « The number of Russians in Shanghai is twice as much as of the British and the rate of disease among Russians is incomparably above those among British people. In the meantime, the number of hospital treatments of the British during 1924 was 1.400 cases, those of Russians was 695. » 801 Le ‘General Hospital’ continue à soigner des malades russes grâce aux sommes désormais versées à l’hôpital par la ‘Russian Benevolent Society’ et sur un fond d’assistance accordé aux malades indigents ; 802 le nombre de lits d’hôpitaux est cependant insuffisant pour répondre à la forte demande de médicalisation au sein de la population russe, qui enregistre un taux de mortalité élevé. De plus, le dispensaire ne peut constituer une pharmacie suffisante en raison du prix élevé des médicaments importés d’Europe. 803

Le docteur Kasakoff, afin d’obtenir des subventions du SMC, met en valeur auprès des autorités étrangères la situation dramatique que vit la population russe. Le rapport du docteur Jordan, ‘Commissioner of Public Health’, relatif à la requête du docteur Kasakoff et adressé au secrétaire du SMC, souligne les différentes aides apportées par le SMC en faveur de la médicalisation des Russes, malheureusement omises par le docteur Kasakoff dans son rapport afin, sans doute, d’obtenir plus facilement gain de cause : les Russes bénéficient d’un traitement gratuit au ‘Municipal Isolation’ pour les patients atteints de maladies contagieuses, au ‘Tuberculosis Hospital’, au ‘Municipal V.D. Clinic’ pour les maladies vénériennes, et au ‘Municipal Mental Ward’ pour la prise en charge des maladies mentales. Le SMC décide malgré tout d’augmenter les subventions, afin de créer un hôpital russe au 439 avenue Foch, qui commence à fonctionner le 12 février 1926 avec dix lits, ce qui reste malgré tout insuffisant par rapport aux besoins de la population russe. 804 A partir de juin 1926, le SMC suspend temporairement ses subventions au prétexte que depuis 1925 il sollicite en vain la contribution de la municipalité française, de nombreux malades soignés dans ses hôpitaux venant de la Concession française. Le SMC souhaite également le concours de la Croix-Rouge, des responsables du ‘General Hospital’ et de l’hôpital Sainte Marie. Il faut attendre la création de la COIP en 1927 pour que la municipalité française verse des subventions à l’hôpital russe, ce à partir de 1930 : elle octroie une subvention pour l’achat de films radiographiques, le traitement des malades tuberculeux, des malades généraux, des malades mentaux, des drogués, et exonère l’hôpital russe de l’impôt locatif. Pendant la guerre sino-japonaise et l’occupation japonaise, les subventions vont couvrir le recrutement d’infirmières pour traiter, dans un nouveau pavillon créé à l’initiative de l’administration française, les malades atteints de choléra et les soldats chinois envoyés là faute de place à l’hôpital Sainte Marie ; pour compenser la hausse des prix, une subvention est aussi octroyée. 805

En juin 1930, l’hôpital déménage une première fois dans des locaux mieux équipés et plus spacieux, au 63-65 route du Père Robert (actuellement Ruijin’er lu) où le nombre de lits passe de dix à trente, avec une séparation entre les hommes et les femmes ; l’hôpital reste pourtant dépendant des subventions versées par les municipalités étrangères. Le nombre de malades soignés est presque dix fois plus faible qu’à Sainte Marie : l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe est un petit établissement comparable par la taille au pavillon d’isolement de Sainte Marie en ce qui concerne la taille ; la durée des séjours y est par contre beaucoup plus élevée qu’à Sainte Marie : en 1935 et 1936 elle y dépasse trente jours, situation certainement due à l’hospitalisation de personnes âgées par manque de structures spécialisées pour les accueillir. L’hôpital doit également soigner les malades mentaux qui nécessitent de longues hospitalisations.

Hôpital de la Confraternité orthodoxe russe, nombre de malades et durée des séjours
Hôpital de la Confraternité orthodoxe russe, nombre de malades et durée des séjours

Le coût par journée de malade est faible. Il est trois fois inférieur à celui du pavillon d’isolement de l’hôpital Sainte Marie pour la même période. Il est tout aussi largement subventionné par la municipalité française et le SMC.

Hôpital de la Confraternité orthodoxe russe, coût par journée de malade
Hôpital de la Confraternité orthodoxe russe, coût par journée de malade

C’est grâce au soutien financier du SMC qu’est aménagée en juillet 1930 une section pour malades mentaux au sein de l’hôpital Orthodoxe Russe, pour pallier le manque de places dans le ‘Mental Ward’, structure hospitalière financée par le SMC, et éviter le retour dans la rue de nouveaux cas de malades mentaux russes.

En 1937, avec l’aide du directeur des services administratifs français qui réussit à trouver un emplacement approprié à un prix raisonnable, la Confraternité loue une maison plus grande au 230 rue Say-Zoong (actuellement Changshou lu) dans la Concession française : l’immeuble comporte 24 chambres, 65 lits, une salle d’opération et divers locaux pour le traitement des maladies générales, 806 une section de chirurgie et de gynécologie. Bien que les patients soient répartis selon trois classes, la grande majorité d’entre eux sont reçus gratuitement grâce aux subventions de la COIP. Le 3 janvier 1937 est inaugurée une annexe à l’hôpital, située route Maresca (Wuyuan lu) : les deux bâtiments de cette annexe constituent des sections spécialisées pour soigner les tuberculeux, les drogués et les malades mentaux.

L’hôpital ne possède qu’une salle d’opération vétuste où les conditions de travail sont très difficiles pour les chirurgiens. En 1937, le docteur Palud sollicite la mobilisation de fonds pour l’achat d’équipements nécessaires à la modernisation du service de chirurgie, demande agréée par la Caisse des œuvres qui achète le matériel restant sa propriété selon le contrat ; le nombre d’opérations peut alors quadrupler. En outre, un laboratoire est installé pour y assurer des diagnostics rapides et simples ; pour les analyses moins urgentes, la municipalité les prend en charge au Laboratoire municipal. A partir du début de l’année 1937, la présence d’un chirurgien français, le docteur Martin, facilite la coopération entre l’administration française et le directeur de l’hôpital.

En 1937, la Caisse des œuvres assure en grande partie le fonctionnement de l’hôpital. 807

Hôpital de la Confraternité orthodoxe russe, lits pris en charge par la Caisse des œuvres
trente lits dans la section de maladies générales
seize lits pour les adultes
et douze lits pour les enfants
dans la section traitant de la tuberculose
(ce nombre de lits constitue l’ensemble des disponibilités offertes aux tuberculeux dans la CF. Son financement est entièrement pris en charge par la COIP)
douze lits dans la section traitant les maladies mentales
Somme de 1200 $ par an frais de radiographies
Somme forfaitaire de 2500 $ opérations chirurgicales
(le nombre de radiographies réalisées gratuitement est de 480 sur un total de 869 radios, soit 55% pris en charge par la COIP)

Ce qui représentent un total de 43.726,84 $ pour les soixante six lits dont dispose le service d’assistance publique à l’hôpital de la Confraternité Orthodoxe en 1937. 808 Les lits gratuits financés par la Caisse des œuvres représentent 54,71% de l’ensemble des lits 809 et le docteur Rabaute sélectionne les malades russes indigents qui y sont envoyés. L’hôpital est en outre secondé par des spécialistes qui acceptent sans contrepartie financière d’apporter leur assistance aux malades indigents de l’hôpital ; tel est le cas des Blumenfeld, un couple de chirurgiens, qui opèrent gratuitement les malades indigents.

L’hôpital ressemble à un service d’urgence et se présente comme un refuge où soulager leurs souffrances physiques et morales, et attire les personnes en marge de la société, celles qui n’ont pas d’autres lieux où se rendre. Les indigents étrangers de la Concession française, en grande majorité russe, sont envoyés à l’hôpital de la Confraternité Russe par la police française car ses agents sont mal reçus à l’hôpital Sainte Marie du fait qu’ils y adressent les alcooliques trouvés dans la rue, les tentatives de suicides, les accidentés, les blessés lors de rixes, la police se déchargeant ainsi d’un problème qu’elle ne sait pas gérer. L’hôpital, malgré ses manques multiples (personnels, lits, médicaments, etc), doit jouer plusieurs rôles : gérer les accidentés, les malades généraux, les malades chroniques, les tuberculeux, les personnes souffrant de troubles psychologiques, les alcooliques, les drogués ; certains des malades chroniques sont des personnes âgées, sans famille ni logement, faute d’institution spécialisée en gériatrie. Par ailleurs, les familles invitées à accueillir chez elles leurs malades incurables sont dans l’impossibilité de le faire car elles vivent souvent dans une seule chambre ; être confronté à la mort est très pénible et si les membres de la famille travaillent, personne ne peut veiller sur le malade.

Le cas des malades mentaux est aussi très délicat, car ces malades demandent une attention et des compétences particulières de la part du personnel ; or seul un médecin, le docteur Tarle, est psychiatre, et le nombre de malades dépasse la capacité d’accueil de sa section psychiatrique. De plus, les malades tuberculeux, trop nombreux, sont également admis à la section des malades généraux, malgré les risques de contagion. Les alcooliques arrivent, pour leur part, dans un piteux état, sales, avec des vêtements en lambeaux, ils collectionnent diverses maladies mais aucune section n’est spécialisée pour les accueillir. Enfin, l’hôpital ne possède pas de service en pédiatrie ; les enfants se mêlent aux adultes, ce qui suscitent les plaintes de ces derniers en raison de leurs pleurs et de leurs cris.

Notes
799.

AMS, U38 1 143, Rapport du service de police française sur la Confrérie Orthodoxe Russe, le 18 janvier 1940.

800.

AMS, U38 1 143, Rapport du service de police française sur la Confrérie Orthodoxe Russe, le 18 janvier 1940.

801.

AMS, U1 16 835, Rapport du docteur Kasakoff à l’Union des associations russes de Shanghai et transmis par son directeur, M.Ivanov au SMC le 16 septembre 1925, « La population russe à Shanghai est deux fois plus élevée que la population anglaise et la moyenne de malades parmi les Russes est incomparablement plus élevée que celle parmi les Anglais. Le nombre d’Anglais en traitement à l’hôpital a été durant 1924 de 1400 malades, celui des Russes a été de 695. »

802.

AMS, U1 16 835, Rapport du docteur Kasakoff à l’Union des associations russes de Shanghai et transmis par son directeur, M.Ivanov au SMC le 16 septembre 1925.

803.

AMS, U1 16 835, Rapport du docteur Kasakoff à l’Union des associations russes de Shanghai et transmis par son directeur, M.Ivanov au SMC le 16 septembre 1925.

804.

AMS, U1 16 835, Lettre du docteur Kasakoff du 21 juin 1926 au secrétaire du SMC.

805.

AMS, U38 5 1171, Compte-rendu de gestion de l’hôpital Orthodoxe Russe, de 1935 à 1939.

806.

AMS, U38 5 1531, Observation du docteur Rabaute sur l’ouverture de l’hôpital 230 route Say Zoong, le 23 novembre 1936.

807.

AMS, U38 1 130, Rapport du docteur Rabaute du 22 avril 1936 et Rapport du service d’hygiène et d’assistance publique relatif à l’hôpital Orthodoxe Russe pour l’année 1937.

808.

AMS, U38 5 1095, Rapport du service d’hygiène et d’assistance publique relatif à l’hôpital Orthodoxe Russe pour l’année 1937.

809.

AMS, U38 5 1095, Rapport du service d’hygiène et d’assistance publique relatif à l’hôpital Orthodoxe Russe pour l’année 1937.