4.3.2. La fondation de l’Hôpital des Émigrés Russes

En 1936, la Confraternité orthodoxe russe sollicite un prêt auprès de la COIP pour construire un nouvel hôpital, mais les conditions imposées en retour apparaissent à son directeur trop sévères et inattendues : une nouvelle association doit être fondée, qui se substituera à la Confrérie Orthodoxe dans la direction et la gestion de l’hôpital ; elle doit être composée de souscripteurs versant un montant fixé entre 500 et 1.000 $, qui participent au capital de base pour un total de 50.000 $ ; les souscripteurs, dans le meilleur des cas, sont des médecins russes de Shanghai ou des organisations russes et l’association doit s’enregistrer auprès de la Cour chinoise ; alors seulement l’association pourra demander un prêt pour la construction du nouvel hôpital, qui serait réalisée sous la direction d’architectes français et l’hôpital serait placé sous le contrôle de la municipalité française. En échange de l’aide apportée, l’association, admet au conseil de direction de l’hôpital un représentant de la COIP et un représentant de la municipalité, ainsi que le directeur des services d’hygiène et d’assistance. Les bénéfices de l’hôpital serviront à l’amortissement des dettes et, après apurement, les bénéfices seront répartis entre les différents souscripteurs et sous forme de prime en faveur des médecins exerçant à l’hôpital, au prorata du nombre de malades soignés. 810

Dans ce projet, l’objectif de la municipalité française est d’établir un contrôle plus étroit sur l’hôpital et de dégager des bénéfices qui pourraient couvrir les frais d’hospitalisation ; il fonctionnerait ainsi au nom de la municipalité française, et le caractère d’hôpital public municipal serait mis en avant pour atténuer le caractère religieux et national lié à la Confraternité orthodoxe russe. Le but est bien entendu de retirer de l’action municipale en faveur de la communauté russe de Shanghai un bénéfice moral. On souhaite en outre une plus grande rentabilité de l’hôpital, confronté à de graves difficultés financières qui le rendent dépendant de la municipalité française et peuvent entraîner sa fermeture brutale. Concernant l’éviction de l’association, le directeur du COIP justifie cette décision auprès du directeur de la Confraternité orthodoxe russe : « Je conçois très bien que c’est pour elle un sacrifice que de se dessaisir d’une partie de l’autorité qu’elle a sur l’hôpital. C’est pour cette raison que je mets son président au courant des principes qui doivent régir une intervention de la Caisse des œuvres : à lui et au comité qu’il préside de décider s’ils veulent au prix de ce sacrifice obtenir l’agrandissement de l’hôpital. » 811 Pour le docteur Kasakoff, cette exigence est moralement insupportable : depuis quatorze ans, il se sacrifie pour que l’hôpital fonctionne et accueille les indigents sans objectifs commerciaux mais avec des priorités humanitaires, le but étant de répondre aux besoins criants de la communauté russe, les moyens financiers de l’hôpital et l’état de misère des réfugiés russes ne lui permettant guère d’espérer une gestion orientée vers la rentabilité de l’hôpital. Aussi est-il profondément blessé de l’attitude de la municipalité française qui nie l’importance morale de la Confraternité au sein de la communauté russe et son long et difficile engagement à l’égard des Russes de Shanghai. En outre, écarter la Confraternité de la direction de l’hôpital favoriserait les convoitises et les velléités de contrôle de certaines personnalités russes dont les motivations sont uniquement politiques.

Le docteur Kasakoff n’est pas opposé au contrôle de la municipalité française sur la gestion de l’hôpital, qui pourrait être assuré par un comité directeur composé de représentants français : « Tout contrôle de la part de la Caisse et du Service sanitaire nous acceptons et considérons comme très désirables. Avec le meilleur vouloir je ne peux trouver une seule raison pour la formation d’une nouvelle société. Au contraire, je prévois que cela apporterait des résultats indésirables. De ce point de vue aucun sacrifice de notre part ne peut être justifié. Nous sommes toujours prêts à sacrifier nos intérêts personnels et l’avons fait maintes fois pendant les quatorze ans de notre travail, mais il faudrait des raisons extraordinaires pour que nous sacrifiions nos idées. Une de ces raisons pourrait être la certitude complète que notre travail de secours aux malades serait mieux et plus largement accompli par une autre organisation. Mais nous sommes bien loin d’avoir une pareille certitude. » 812

Face au refus catégorique du docteur Kasakoff, la municipalité française accepte de prêter 150.000 $ à la Confraternité orthodoxe russe qui conserve la direction de l’hôpital et laisse son projet en suspens. Un comité général est conjointement créé, selon les désirs des responsables français : il est formé d’un membre du Comité national qui représente la communauté russe de Shanghai, d’un membre de la Confraternité orthodoxe russe, et de deux représentants des autorités françaises ; un conseil médical lui est adjoint. 813 Le docteur Kasakoff maintient ainsi l’hôpital sous la direction de la Confraternité orthodoxe russe en offrant aux Russes de Shanghai une médicalisation. L’année 1940 marque cependant un tournant dans l’avenir de l’hôpital, car il fait l’objet des convoitises d’un certain Ivanoff qui a pour ambition de devenir le représentant de la communauté russe de Shanghai. A côté de cette menace pèse sur l’hôpital la fin du bail fixée au 1er janvier 1941 par la société japonaise ‘Mitsubishi Sojo Kaisha’, propriétaire de l’immeuble sis 230 route Say Zoong, où se trouve sa section principale. C’est dans ce contexte que la Confraternité orthodoxe russe et le docteur Kasakoff sont évincés de la direction de l’hôpital qui passe aux mains d’Ivanoff, président du Comité des émigrés russes, et de la Société de Secours Médical aux Emigrés Russes de Shanghai, fondée le 26 novembre 1940 pour en assurer la gestion, sous la direction du docteur Solareff ; l’hôpital prend alors le nom de ‘Russian Emigrant’s Hospital.’ 814

L’objectif avancé par Ivanoff dans la création de la Société de Secours Médical est d’améliorer l’assistance médicale à l’égard de la communauté russe en réorganisant l’hôpital. La Société est composée de représentants des associations créées par la communauté russe, de personnes possédant une instruction médicale (sans considération de nationalité ou de religion), personnes désignées par le Comité des émigrés russes ou la Société elle-même ; en font également partie des représentants de la municipalité française et de la COIP. Les fonds de la société proviennent des recettes de l’hôpital, de subventions des municipalités étrangères, de dons privés et d’aides apportés par des œuvres de bienfaisance, de sommes versées à la société par les émigrés russes, de subventions du Comité des émigrés russes. 815 Ivanoff, en raison de ses relations avec les autorités japonaises, parvient par ailleurs à obtenir de la société Mitsubishi un délai de six mois.

Tout en acceptant ce changement de direction, le docteur Palud évoque le risque de collusion à contracter contrôlée par le Comité des émigrés russes, lui-même sous le contrôle des Japonais et politiquement actif. 816 Une coopération efficace s’était établie entre le docteur Rabaute, son successeur le docteur Palud, et le docteur Kasakoff ; au nom de l’administration, le docteur Palud présente au docteur Kasakoff le respect et la reconnaissance que lui porte la municipalité française pour l’œuvre qu’il a accomplie. Inquiet de cette éviction, il insiste d’ailleurs pour maintenir le docteur Kasakoff à la tête de l’hôpital arguant de la qualité de son travail, mais ses suggestions ne sont pas prises en compte par la municipalité ; sachant que le consul lui-même n’est guère enthousiaste face à la prise de pouvoir d’Ivanoff, il reste sobre dans son compte-rendu : « le docteur Kasakoff est ‘invité’ par le Comité des émigrés russes à céder l’exploitation de l’hôpital à une nouvelle société. » 817 Cette formule neutre ne laisse pas paraître les conflits entre le docteur Kasakoff et Ivanoff, mais un rapport de police rapporte la campagne que le Comité des émigrés russes a lancée contre le docteur Kasakoff ; 818 de plus, le Comité et quinze médecins russes convoquent le docteur Kasakoff à une réunion où ils critiquent son travail, ce qui donne lieu à une séance agitée ; Ivanoff reproche en particulier au docteur d’employer à l’hôpital des médecins juifs (le docteur Blumenfeldt) et étrangers (le docteur Etienne Martin) au lieu de médecins russes. Or, le premier, chirurgien renommé, soigne gratuitement les indigents russes et le salaire du second, engagé pour ses compétences, est pris en charge par la municipalité française ; de plus, chacun attire à l’hôpital sa clientèle privée, principale source de bénéfices pour l’établissement, justifie Kasakoff. La campagne soulevée pour discréditer le docteur et la Confrérie Orthodoxe Russe, ainsi qu’un article paru dans un journal de Harbin qui accuse le docteur Martin d’être juif, poussent le docteur Kasakoff à jeter l’éponge et remettre l’hôpital au Comité, qui s’appuie alors sur l’antisémitisme régnant parmi la communauté russe pour discréditer les médecins qui travaillent avec lui. 819

La municipalité accepte de traiter avec la nouvelle Société mais elle exige que le service hospitalier des indigents, qu’elle finance, soit placé sous son contrôle ; elle y maintient le docteur Martin, chirurgien français qui travaillait auparavant avec le docteur Kasakoff, et pose comme condition que le nouveau comité de l’hôpital le nomme chef des services chirurgicaux, mettant ses détracteurs dans l’embarras ; le comité ne peut guère refuser l’aide de la municipalité et doit se plier aux exigences du médecin ; aussi peut-on se demander pourquoi la municipalité française, qui finance en grande partie l’hôpital, n’exerce pas une pression plus importantee pour maintenir à sa tête le docteur Kasakoff : c’est sans doute qu’elle ne souhaite pas froisser les autorités japonaises qui dirigent en arrière plan le Comité russe ou, comme trop souvent, que, par manque d’intérêt pour des questions qui ne la touchent pas directement, elle laisse faire sans réaliser la gravité de ses choix.

La municipalité sent la nécessité de ne pas interrompre la médicalisation des Russes et veut surtout éviter au maximum les rapports avec le Comité fondé par Ivanoff, connaissant sa vision politicienne que souligne le docteur Palud: » Enfin, on ne commettra pas d’indiscrétion en laissant entendre que le Comité des Emigrés russes n’est, politiquement pas très libre, et que sa sujétion à une ‘certaine nation’ ne peut dans l’avenir s’accentuer. Il ne serait peut-être pas malhabile de ne pas dépendre absolument de ce Comité. » 820 Le service politique de la police a relevé certains articles dont un du ‘Chinese American Daily News’, parution interdite sur la Concession car elle soutient Chang Kai-chek, soulignant la volonté de contrôle d’Ivanoff sur la communauté russe de Shanghai : « Après l’assassinat de M.Metzler, président du comité des émigrés russes de Shanghai, M.Ivanoff lui a succédé. Ce dernier voudrait être le maître des 30.000 émigrés russes de Shanghai. (…) M.Ivanoff a projeté en outre d’exercer un contrôle sur toutes les organisations des émigrés russes. Pour commencer il a voulu prendre possession de l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe. (…) Les émigrés russes de Shanghai n’osent protester car M.Ivanoff est appuyé par ‘certaines influences’. » 821 Quand les difficultés surviennent, la municipalité décide donc d’envoyer les patients russes qui ont une maladie courante à l’Institut Sino-Belge du Radium (hôpital d’une cinquantaine de lits financé par la municipalité et dirigé par des Sœurs Franciscaines) où il y a des infirmières russes. Les enfants russes tuberculeux sont confiés au comité des Dames de la Fleur Blanche qui gère la ‘Maison de Convalescence pour Tuberculeux russes’. N’ayant pu maintenir la Confraternité orthodoxe russe à la tête de l’hôpital, la municipalité y finance toutefois un minimum de lits par nécessité et pour donner sa chance à la nouvelle direction. Le docteur Palud souligne que le Comité des émigrés russes prélève désormais une taxe ‘volontaire’ sur la communauté russe, servant à financer les actions sociales en faveur des indigents russes. Aussi espère-t-il que le Comité prendra ses responsabilités et s’engagera dans le redressement financier de l’hôpital sans s’en remettre entièrement à la municipalité. 822

A partir de janvier 1941, la répartition des lits pour les émigrés russes financés par la municipalité française reflète les nouvelles dispositions municipales 823  :

Émigrés russes, lits financés par la municipalité française à partir de janvier 1941
Malades généraux Institut Sino-Belge du Radium Hôpital des émigrés russes
Médecine 10 lits 5 lits
Chirurgie 10 lits 5 lits
     
Tuberculeux Maison de convalescence
‘La Fleur Blanche’
Hôpital des émigrés russes
Enfants 12 lits  
Adultes   16 lits

La baisse d’activité dans le secteur des ‘payants’ entraîne des difficultés financières, ce qui confirme les prévisions du docteur Rabaute sur la mauvaise gestion du Comité des émigrés russes. La situation de l’hôpital russe est critique et la direction, qui n’a pas constitué de réserve ne peut faire face à l’inflation causée par la guerre ; d’ailleurs, en aôut 1941, le docteur Solareff, directeur de l’hôpital, sollicite de l’administration française une subvention supplémentaire de 5.000 $, qu’elle lui accorde. 824 En outre, le Comité doit restituer dans l’année l’immeuble de la route Say Zoong à la société Mitsubishi propriétaire des lieux et, à partir de mai 1941, l’hôpital russe va fonctionner uniquement avec les deux immeubles situés 260 et 262 route Maresca (Wuyuan lu).

En avril 1942, le docteur N. Moltchanoff, nouveau directeur de l’hôpital russe, sollicite de l’administration l’octroi d’une subvention mensuelle en pointant une dette de 7.000 $ pesant sur les finances de l’hôpital, creusée par l’accumulation de créances irrécouvrables pour un montant de 2.000 $, l’arrêt des dons de la part de diverses organisations et un déficit d’exploitation de 3.500 $ lié au prix exorbitant des médicaments et aux dépenses trop élevées à cause de l’inflation. Pour le docteur Palud, « c’est à ce Comité qui prélève des taxes dans la population russe, que le devoir incombe de secourir l’hôpital » 825  ; il veut prouver au docteur Moltchanoff que l’hôpital peut fonctionner sans recourir uniquement au soutien de la municipalité, et l’octroi d’une subvention mensuelle supplémentaire est donc refusé. 826 Il invite toutefois le consul à accorder un secours exceptionnel de 3.500 $ pour éviter la fermeture de l’hôpital. La direction de l’hôpital change souvent, et il est difficile de savoir qui en est chargé, ce qui n’est pas favorable à une bonne gestion : pendant l’année 1942 deux noms apparaissent, celui du docteur Olgivie, remplacé par le docteur Smirnoff, tous deux désignés par le Comité des émigrés russes, nominations qui laissent supposer la mainmise des Japonais.

En 1942 est signée une convention, renouvelée en 1943, entre le consul français représentant de la municipalité française et la direction de l’hôpital russe ; elle confirme la poursuite de l’aide aux indigents selon les conditions établies en 1941 lors du changement de direction : la municipalité finance dix lits dans la section des malades généraux et seize pour adultes dans la section des tuberculeux ; le service de radiographie reçoit 1.000 $ par trimestre et les examens de laboratoire sont effectués gratuitement à l’Institut Pasteur. 827 La municipalité s’appuie en parallèle sur l’Institut Sino-Belge du Radium et sur la Maison Blanche où elle réserve respectivement vingt et douze lits, mesures progressives pour se libérer de ses liens avec le Comité des émigrés russes.

En juin 1942, elle reçoit un rapport de l’Inspecteur en chef du Service d’hygiène et d’assistance publique indiquant que l’hôpital russe a refusé l’accueil d’une fillette âgée de deux ans atteinte de tuberculose, amenée en urgence par des policiers du poste Pétain sous une pluie battante ; malgré les demandes réitérées des agents, l’enfant n’a pas été admise et elle est morte lors des pourparlers engagés avec le personnel de l’hôpital qui a exigé l’enlèvement du corps et son transport à la morgue municipale de la route Delastre (Taiyuan lu) en pleine nuit et en dépit de la pluie ; afin de trouver une solution, c’est au poste de police que le corps a été apporté et le matin, la direction de l’hôpital accepte de le récupérer et de le conserver dans sa propre morgue. De tels faits ne s’étaient pas produits avec l’ancienne direction, ce qui provoque l’inquiétude de l’Inspecteur en chef. 828 La dégradation de la qualité du personnel et des soins offerts aux patients russes pousse la municipalité, en février 1943, à installer 199 route Père Robert (Ruijin’er lu) l’hôpital Marcel Baudez, pour hospitaliser les réfugiés russes. D’autres faits, comme des demandes fréquentes et imprévues de subventions de la part de la direction, justifient la création de cet hôpital : le directeur de l’hôpital russe sollicite le remboursement des frais occasionnés par le traitement des personnes amenées d’urgence à l’hôpital, au cours de l’année 1942, par les agents des services de police, ces malades russes, tous indigents, s’ajoutant aux dix malades pour lesquels la municipalité accorde une subvention à l’hôpital russe, ce qui implique que l’hôpital ne parvient pas à assurer sa mission d’urgence sans l’aide municipale. La municipalité décide donc de prendre en charge les dépenses incombant aux malades et blessés amenés par la police française, et verse une somme de 2.523 $, mais l’attitude du directeur de l’hôpital russe l’exaspère et accélère l’ouverture de l’hôpital Marcel Baudez. 829 On constate que sans cette crise au sein de l’hôpital russe, la municipalité n’aurait pas décidé la création d’une structure hospitalière réservée aux indigents étrangers qui, eu égard à la détresse physique et morale de la communauté russe, placée dans une situation de faiblesse et en proie aux velléités de contrôle des Japonais, aurait dû rapidement voir le jour.

La municipalité française privilégie les œuvres d’assistance situées dans la Concession française dans le but d’améliorer les conditions de vie au sein du territoire qu’elle gère, pour limiter les dépenses, établir une surveillance sur les œuvres subventionnées et surtout en tirer les avantages moraux en faisant connaître ses initiatives par le biais des journaux ou des soirées de bienfaisance. Elle considère que son action est déjà assez étendue à l’égard de la communauté russe car, outre le financement de l’Hôpital Orthodoxe Russe, elle emploie quelques centaines de russes dans les services municipaux d’hygiène et d’assistance et la police française et octroie à différentes associations caritatives russes de petites sommes. Cette aide reste cependant insuffisante par rapport aux besoins de la communauté : la vie des réfugiés russes relève davantage de la survie que d’une existence confortable et reconnue, les Russes n’occupant, par exemple, aucun poste de conseillers municipaux, restant marqués, aux yeux des étrangers, par leur destin de réfugiés et leur expérience généralisée de la pauvreté, faisant d’eux l’objet d’un ostracisme de la part du milieu occidental ; à chacun de trouver son chemin pour s’en sortir comme il le peut. L’administration préfère que les Russes ‘restent entre eux’ et causent le moins de problèmes possible ; aussi l’initiative prise par les représentants russes de créer un hôpital est-elle bien accueillie par les responsables français qui acceptent de leur offrir les aides nécessaires et n’aurait pas construit de structure médicale réservée aux Russes sans une dégradation brutale de sa gestion, de la qualité de son accueil et des soins dispensés, préférant financer les activités caritatives des Sœurs de la Charité qui leur sont destinées et laisser les Russes organiser leurs propres œuvres philanthropiques ; ce qui présente toutefois l’inconvénient de voir ainsi limité son contrôle sur ces associations. A son habitude, la municipalité fait la sourde oreille, pour critiquer ensuite les actions menées par les intéressés, puis, quand apparaissent les problèmes, elle ne prend aucune mesure appropriée, laissant la situation se dégrader.

Le cas des réfugiés russes montre surtout combien la pauvreté est source de maladies, de souffrances psychiques et de comportements déviants. Elle amène aussi des individus à se sacrifier pour leur famille, en travaillant jusqu’à l’épuisement sans consacrer le temps nécessaire à se soigner ; la nature des loisirs dans les concessions amène les jeunes filles russes à trouver du travail dans les différents cabarets de la ville, sans qu’aucune mesure soit prise pour limiter la prostitution des femmes russes. La solidarité a beau être une valeur sacrée prônée par la communauté et les responsables français, elle reste parcellaire et sélective.

Les Concessions offrent aux réfugiés russes le cadre rassurant d’un territoire protégé par les privilèges de l’exterritorialité au sein duquel se concentre la force politique, économique et financière de la ville. Mais cet espace sécurisant s’effrite avec la guerre et l’occupation japonaise, lorsque la municipalité française, placée sous l’autorité du gouvernement de Vichy, se compromet avec les Japonais et ne soutient pas les Russes fragilisés qui subissent de leur part une pression croissante sur leur vie et sur le Comité qui les représente et les défend. Les actions sociales de la municipalité, qui offraient un secours réel à la communauté russe, perdent de leur force durant la guerre lorsque son attention se concentre sur la défense et le maintien de la sécurité interne de la Concession française, ce qui passe par la collaboration avec les Japonais. 830

Notes
810.

AMS, U38 5 119, Lettre du directeur de la COIP au docteur Kasakoff, le 15 juillet 1936.

811.

AMS, U38 5 119, Lettre du directeur de la COIP au docteur Kasakoff, le 15 juillet 1936.

812.

A.MS., U38 5 119, Réponse du docteur Kasakoff au directeur de la COIP, le 15 et 20 juillet 1936.

813.

AMS, U1 16 834, Article du China Press, le 20 novembre 1936.

814.

AMS, U38 5 1110, Lettre du directeur de l’hôpital de la Confraternité Orthodoxe au docteur Palud, le 2 novembre 1940, U38 5 1169, Lettre de Ivanoff au docteur Kasakoff, le 2 décembre 1940, U1 16 834, Article du China Press le 3 janvier 1940.

815.

AMS, U38 5 1110, Projet de statut de la société relative à l’assistance médicale aux émigrés russes, décembre 1940,et rapport des services de police du 5 décembre 1940.

816.

AMS, U38 5 1110, Projet de statut de la société relative à l’assistance médicale aux émigrés russes, décembre 1940,et rapport des services de police du 5 décembre 1940.

817.

AMS, U38 5 1110, Note du docteur Palud sur l’établissement d’un hôpital russe au service administratif français, le 2 novembre 1940.

818.

AMS, U38 5 1110, Rapport des services de police du 5 décembre 1940.

819.

AMS, U38 5 1110, Rapport des services de police du 5 décembre 1940.

820.

AMS, U38 5 1169, U38 1 159 (1), Rapport du docteur Palud sur l’organisation de l’assistance médicale aux indigents russes par la municipalité française, le 5 décembre 1940.

821.

AMS, U38 5 1110, Service politique de la municipalité française, le 4 janvier 1941.

822.

AMS, U38 1 159 (1), Rapport du docteur Palud, le 5 décembre 1940.

823.

AMS, U38 5 1169, U38 1 159 (1), Rapport du docteur Palud sur l’organisation de l’assistance médicale aux indigents russes par la municipalité française, le 5 décembre 1940.

824.

AMS, U38 1 159 (1), Lettre du docteur Solareff à l’administration française, le 18 août 1941.

825.

AMS, U38 1 159 (3), Lettre du docteur Palud, directeur de l’hygiène et de l’assistance publique, au Consul général, le 18 mai 1942.

826.

AMS, U38 1 159 (3), Lettre du docteur Palud, directeur de l’hygiène et de l’assistance publique, au Consul général, le 18 mai 1942.

827.

AMS, U38 1 159 (3), Convention entre la Commission provisoire d’administration municipale de la Concession française de Shanghai, représenté par Roland de Margerie, Consul général, et la Société d’assistance médicale aux Emigrés Russes, représentée par le docteur Nicolas Solareff, pour l’année 1942.

828.

AMS, U38 5 1033, Rapport de l’Inspecteur en chef d’hygiène le 8 et 11 juin 1942.

829.

AMS, U38 5 1033, Lettre du docteur Palud au directeur général des services municipaux, le 13 février 1943.

830.

Frederic E. Wakeman, The Shanghai Badlands: Wartime Terrorism and Urban Crime, 1937-1941 , New-York, Cambridge University Press, p 189.